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L’immobilier n’échappe pas à la financiarisation de l’économie, entendue comme une dynamique où la valeur des biens repose de plus en plus sur leur capacité à être transformés en actifs financiers et échangés sur les marchés. Dans ce contexte, l’immobilier devient un actif comme un autre, soumis à des logiques de rendement et de liquidité. Ce phénomène, parfois qualifié de « liquéfaction », traduit le passage d’un bien tangible et localisé à une valeur abstraite, fractionnable et circulant dans des portefeuilles d’investissement.
Cette évolution confère aux investisseurs un rôle croissant dans l’aménagement du territoire, en influençant les choix de localisation, de typologie et de temporalité des projets. Elle interroge profondément les fondements de l’aménagement urbain tel qu’il s’est historiquement construit en France, dans une logique de service public et de planification. Par ailleurs, la pression sur les valeurs immobilières accentue les difficultés d’accès au logement et modifie les équilibres économiques des opérations d’aménagement.
Les modèles traditionnels sont ainsi bousculés par l’arrivée d’acteurs financiers aux logiques globales, souvent éloignées des réalités territoriales. Dans ce contexte, une question centrale se pose : quelles régulations sont possibles et quels acteurs peuvent être mobilisés pour préserver l’intérêt général dans la production urbaine ?
La ville est devenue un terrain d’investissement privilégié. Le poids des investisseurs français et européens dans l’immobilier est important, entre les Fonds, les Sociétés civiles de placement immobilier (SCPI enregistrant 12,1 milliards € d’investissement en 2024), et les sociétés d’investissement immobilier cotées (REIT). Leur apparition s’inscrit en contradiction avec les pratiques historiques de l’aménagement lié à l’Etat Providence. Ces acteurs poursuivent avant tout des objectifs de rendement, ce qui peut entrer en tension avec les principes d’intérêt général historiquement portés par les politiques d’aménagement. Après la crise de 2008, la financiarisation s’est accélérée : les investisseurs ont recherché des valeurs refuges comme l’immobilier, d’autant plus attractives dans un contexte de taux d’intérêt historiquement bas.
Ce phénomène global interroge le rôle des acteurs publics et parapublics (collectivités, EPF, EPL, …) : comment peuvent-ils agir face à cette transformation ? Quels outils sont à leur disposition ?
Les nouveaux acteurs impliqués dans l’immobilier à la suite de la financiarisation sont les fonds d'investissement internationaux (Blackstone, Lone Star, etc.), les sociétés civiles de placement immobilier (SCPI), les foncières cotées françaises, les family offices et fonds souverains ou encore les promoteurs adossés aux marchés financiers. Leurs logiques reposent sur des objectifs de rendement annuel au-delà de 10 %, principalement sur les revenus locatifs et la valorisation à la revente à 5-7 ans..
Ces acteurs investissent plus particulièrement dans des biens rentables tels que les résidences services (étudiantes, seniors, tourisme), les bureaux prime et actifs logistiques, les commerces (retail parks, centres commerciaux), les espaces de coliving, de coworking et les data centers. Le logement résidentiel classique est de plus en plus touché, notamment dans la capitale et les grandes métropoles régionales (Lyon, Bordeaux).
Le principal mécanisme financier à l’œuvre dans ces échanges est la titrisation, c’est-à-dire la transformation d'actifs immobiliers en titres négociables. Par ailleurs, les investisseurs utilisent des montages de type LBO (Leveraged Buy-Out) pour maximiser l’effet de levier de la dette, tout en mobilisant un apport en capital limité.. Enfin, un service de transformation digitale de l’immobilier, la PropTech, permet aux investisseurs de réduire la lenteur du processus immobilier via l’utilisation de plateformes d’achat sur plans pour vendre plus facilement.
Sous l’effet conjugué de la logique de rendement, de la standardisation des produits immobiliers et de la pression sur les délais de réalisation, la qualité du bâti tend à être reléguée au second plan, entraînant une uniformisation architecturale. La qualité urbaine et paysagère est remise en question. Qui-plus-est, l’optimisation foncière parfois dictée par les impératifs de rentabilité tend à négliger les spécificités locales, qu’elles soient sociales, environnementales ou patrimoniales. De plus, les marchés immobiliers tendus – principalement dans les grandes métropoles – offrent des perspectives de rentabilité plus élevées pour les investisseurs, ce qui entraîne une concentration des opérations dans ces territoires. À l’inverse, les villes moyennes, souvent perçues comme moins dynamiques ou plus risquées, peinent à attirer ces capitaux, ce qui peut accentuer les déséquilibres territoriaux.. Enfin, la nature de ces produits immobiliers entraîne une accélération de l’artificialisation des sols. Deux exemples emblématiques en régions métropolitaines sont le quartier de Lyon Part-Dieu à Lyon ou la Pleine St-Denis en région parisienne, pour lesquels la transformation urbaine est portée par des montages complexes où la capacité des collectivités à imposer des contreparties d’intérêt général dépend fortement de leur maîtrise foncière, de leur ingénierie et de leur rapport de force avec les investisseurs.
La financiarisation de la production urbaine contribue à une inflation des prix immobiliers, tant à l’achat qu’à la location. En effet, les logiques d’investissement privilégient les actifs à forte rentabilité, ce qui peut entraîner une survalorisation des biens dans les zones les plus attractives. La concurrence entre investisseurs pour capter ces opportunités fait monter les prix, tandis que les rendements attendus sont répercutés sur les loyers. ». Cela peut avoir pour effet l’éviction progressive des classes moyennes en périphérie ainsi qu’un renforcement de la ségrégation socio-spatiale, de la précarité résidentielle et du mal-logement. En effet, l’indice des prix du logement a augmenté de 38% entre 2000 et 2025 alors que le pouvoir d’achat est globalement stable (INSEE, 2025). La valorisation foncière bénéficie majoritairement à des acteurs extérieurs au territoire, dont les décisions d’investissement sont souvent guidées par des logiques globales, parfois éloignées des besoins locaux.
L’enjeu principal pour l’aménagement réside dans l’émergence d’une gouvernance plus complexe, où l’intérêt public peine parfois à se faire entendre face à des logiques d’investissement privées. Ces dernières, souvent orientées vers des objectifs de rentabilité à court ou moyen terme, peuvent entrer en tension avec le temps long de l’urbanisme et les besoins territoriaux. La collectivité, lorsqu’elle ne dispose pas d’une maîtrise foncière suffisante ou d’outils adaptés, peut se retrouver en position de négociation défavorable, limitant sa capacité à imposer des contreparties d’intérêt général. Cette situation est accentuée par une asymétrie d’information et de moyens entre acteurs publics et investisseurs institutionnels. Par ailleurs, les décisions de production urbaine tendent à s’aligner sur les cycles financiers internationaux, ce qui peut fragiliser la cohérence des projets à l’échelle locale.
Face aux effets parfois contraires à l’intérêt général induits par la financiarisation de l’urbanisation, l’action publique dispose de plusieurs leviers pour réaffirmer son rôle régulateur et préserver les équilibres territoriaux. Premièrement, l’encadrement des loyers ou les quotas de logements sociaux permettent un premier niveau de régulation. De plus, les collectivités disposent de plusieurs leviers d’action. Parmi eux, la majoration de la taxe foncière sur les terrains constructibles non bâtis, applicable en zones tendues, permet d’inciter à la mobilisation du foncier. Elles peuvent également recourir au droit de préemption urbain, qui leur donne une priorité d’achat sur certains biens ou terrains, ou encore instaurer des permis de louer et des permis de diviser, afin de mieux encadrer l’usage des logements et lutter contre la précarité résidentielle. En complément, des outils comme les zones d’aménagement différé (ZAD) ou les orientations d’aménagement et de programmation (OAP) dans les PLU permettent de fixer des objectifs qualitatifs et sociaux à la production urbaine.
Il existe plusieurs dispositifs permettant aux acteurs publics de conserver une certaine maîtrise du foncier et de sa valorisation. Les établissements publics fonciers (EPF) interviennent en amont des opérations d’aménagement, en acquérant et en portant temporairement du foncier afin de faciliter la mise en œuvre de projets urbains. Les organismes fonciers solidaires (OFS), quant à eux, proposent un modèle où le foncier reste dans le domaine public, tandis que le bâti est cédé aux ménages sous conditions, moyennant une redevance. Ces outils permettent de constituer des réserves foncières publiques et de limiter les effets de la spéculation.
En complément, les communes peuvent mutualiser leurs moyens et élaborer des stratégies foncières intercommunales pour renforcer leur capacité d’action. Toutefois, ces démarches se heurtent souvent à une contrainte majeure : la capacité financière limitée des collectivités, qui rend difficile la concurrence avec les investisseurs privés sur les marchés fonciers.
Les entreprises publiques locales (EPL) jouent un rôle central dans la production urbaine. Portées par les collectivités et dotées de capitaux publics, elles interviennent comme opérateurs d’aménagement au service de l’intérêt général, tout en disposant d’une capacité opérationnelle proche de celle des acteurs privés. Leur structure capitalistique repose sur un actionnariat public, avec une gouvernance partagée entre élus et dirigeants, leur permettant d’agir dans une logique partenariale.
Les EPL bénéficient de plusieurs outils : garanties d’emprunt, participations d’équilibre, conventions de mandat ou de concession (CPA, mandats), qui leur assurent une certaine stabilité financière. Contrairement aux acteurs purement financiers, leur modèle repose sur des dividendes modérés et une rentabilité encadrée, compatible avec les objectifs publics.
Leur force réside dans leur vision de long terme, leur ancrage territorial et leur expertise en matière d’aménagement. Toutefois, elles doivent composer avec des moyens souvent contraints, liés aux tensions budgétaires des collectivités, et faire face à une concurrence directe avec les opérateurs privés sur les marchés immobiliers.
On peut notamment citer l’exemple des Jardins de l’Estuaire à Nantes, où l’intervention de l’EPL locale, la SAMOA, a permis de concilier objectifs publics et efficacité opérationnelle, en garantissant à la fois une offre de logements adaptée aux besoins locaux et une qualité architecturale et paysagère maîtrisée.
La financiarisation provoque des bulles spéculatives qui comportent des risques systémiques pour le modèle de l’aménagement qu’elle induit. De plus, l’urbanisation prend une forme non désirable où les centres-villes se désertifient et où des friches commerciales font leur apparition. Enfin, ce mode d’urbanisation est très consommateur de foncier et, en ce sens, est incompatible avec la sobriété foncière et la rénovation énergétique propres aux enjeux climatiques de notre époque.
Des contre-modèles émergent pour répondre aux limites de la financiarisation de la production urbaine. La finance solidaire, par exemple, cherche à orienter les investissements vers des projets porteurs de sen social et territorial. Les circuits courts d’investissement, fondés sur une relation directe entre financeurs et porteurs de projets, favorisent une réappropriation locale des enjeux immobiliers, dans une logique proche de l’économie circulaire. Par ailleurs, de nouvelles formes de participation citoyenne apparaissent, comme le crowdfunding immobilier, qui permet aux habitants de contribuer au financement de projets urbains responsables. Enfin, des pratiques d’immobilier responsable se développent, intégrant des principes de sobriété foncière, de recyclage urbain et de réemploi des matériaux, en réponse aux enjeux environnementaux et à la nécessité de produire autrement la ville. Parmi les initiatives innovantes, le projet Maison Daddy illustre une approche alternative fondée sur l’investissement solidaire. En combinant habitat inclusif et lieux de vie intergénérationnels (cafés associatifs, logements pour seniors et étudiants), Maison Daddy mobilise des financements à impact via une foncière solidaire, tout en s’ancrant dans les besoins sociaux et territoriaux. Ce modèle démontre qu’il est possible de concilier viabilité économique et utilité sociale, en réintroduisant du sens dans l’investissement immobilier.
L’investissement privé reste un levier essentiel pour soutenir le modèle économique de l’aménagement urbain. Les collectivités ont besoin de partenaires financiers pour concrétiser leurs projets, mais l’enjeu réside dans la capacité à encadrer ces investissements afin de préserver l’intérêt général. Il s’agit de trouver un équilibre entre efficacité économique et justice sociale.
Pour aller vers une production urbaine plus soutenable, il est nécessaire de renforcer les moyens et les compétences des collectivités, tout en consolidant les outils publics et parapublics existants. Une régulation efficace pourrait notamment passer par une plus grande transparence des montages financiers et par l’évaluation systématique des impacts sociaux et environnementaux des projets.