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Alors que la France continue de subir une lente détérioration de ses conditions économiques et sociales, l’Observatoire des Impacts territoriaux des Crises (OITC), dont la vocation est de réaliser un suivi et une analyse en continu des impacts économiques et sociaux des mouvements de contraction et de rebond de la conjoncture dans les territoires en lien avec les enjeux de la transition, propose dans ce nouvel article de poursuivre son suivi et son analyse en portant le regard sur le premier semestre 2024. Les précédents billets sont disponibles ici.
Dans un contexte géopolitique toujours plus instable, la croissance française demeure modérée en 2024, avec une hausse de + 0,2 % au deuxième trimestre après une augmentation de + 0,3 % au trimestre précédent. En août 2024, le solde commercial du pays continue de légèrement glisser (- 0,2 milliard d’euros) et s’établit à - 6,7 milliards d’euros en raison d’une diminution des exportations (49,9 milliards d’€) plus rapide que les importations (56,6 milliards d’€) et en dépit d’une amélioration du solde énergétique (+ 0,4 milliard d’€).
Si l’inflation continue de décélérer en septembre, atteignant 1,2 % sur un an, contre 1,8 % en août, en grande partie en raison de la chute des prix de l’énergie (notamment des produits pétroliers), du ralentissement des prix des services et ceux des produits manufacturés, les prix de l’alimentation et du tabac maintiennent leur hausse, ce qui pèse sur le pouvoir d’achat des ménages. Sa progression au second trimestre (+ 0,3 %) s’est effectivement révélée plus modérée qu’au trimestre précédent (+ 0,5 %) en raison notamment de la décélération des prestations sociales après l’épisode de revalorisation des retraites et malgré la hausse des salaires (+ 0,7 %).
Si l’Insee identifie un léger redressement de la consommation des ménages au deuxième trimestre (+ 0,1 %), soutenue par une hausse de la consommation des services (+ 0,5 %) tandis que la consommation de biens est restée stable, marquée par une baisse notable de la consommation alimentaire (-1,6 %) compensée par une hausse de la consommation d’énergie (+ 3,0 %), les données produites par les acteurs spécialisés montrent que sa reprise se fait en réalité attendre. Quand l’Institut d’études de marché Kantar pointe de son côté une réduction sensible de la taille du panier moyen des ménages, l’Institut Circana, qui récupère les données de caisse transmises par les magasins, observe une réorientation des pratiques de consommation vers des produits moins onéreux et souvent moins qualitatifs (notamment pour la santé). Dans le prolongement, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) identifie même une tendance à la convergence des comportements de consommation entre les populations en difficulté, les cadres et les retraités. Autre illustration de cette panne, les immatriculations de voitures neuves ont chuté de 24,3 % entre août 2024 et août 2023, pénalisées par le coût élevé des véhicules, notamment électriques. Pris dans la tenaille de la récente poussée inflationniste des produits de consommation (notamment alimentaires) plus rapide que celle des salaires, le consommateur ne ressent pas encore la dynamique de décélération des prix mesurée par l’Insee.
Du côté des entreprises, si le nombre de défaillances d'entreprises poursuit sa hausse en 2024, marquant une sorte de retour à la normale après leur effondrement en post Covid grâce à l’appui des mesures gouvernementales (chômage partiel, PGE et reports de charge), c’est surtout leur structure qui se révèle préoccupante. Les données de la Banque de France révèlent effectivement qu’en août 2024, les défaillances de Petites entreprises, Moyennes entreprises et ETI-GE sont supérieures de respectivement 63,4 %, 52,1 % et 84,8 % à leur moyenne de long terme, indiquant qu’elles concernent beaucoup plus par le passé des entreprises de tailles significatives ! Autre motif d’inquiétude, les données de l’Insee révèlent également que le taux de marge des entreprises s’est profondément érodé en moins d’un an (passant de 33 % au 3ème trimestre 2023 à 30,8 % au 2nd trimestre 2024).
Au premier rang des secteurs impactés figure la filière Construction – Immobilier. Après une décennie de prospérité, la filière a subi de plein fouet la hausse combinée des coûts des matières premières et des taux d’intérêt. Depuis la hausse de ces derniers, initiée au 1er trimestre 2023 pour combattre l’inflation, la commercialisation de logements montre des signes inquiétants. Le nombre de ventes aux particuliers s’est effondré (baisse de la moitié au 1er trimestre 2024 au regard de la période 2015-2019) et les délais d’écoulement des stocks explosés. Ce sont les ventes à destination des acteurs institutionnels, bailleurs sociaux en tête, qui permettent au secteur de limiter la casse[1]. Les autorisations de logements ont également fortement diminué (-5,6 % en août 2024 par rapport à juillet) ainsi que les mises en chantier (- 5,5 % sur un mois) pour se situer à moins d’un tiers de leur moyenne d’avant la crise sanitaire.
Le marché a enregistré une baisse des prix. Sur un an, les prix des logements ont chuté de 4,6 % au 2nd trimestre 2024, après une baisse de 4,8 % au trimestre précédent. Cette baisse est plus marquée dans l’ancien (-5,0 %), tandis que les prix des logements neufs reculent de manière modérée (-1,3 %). Cette inversion du marché a entraîné une brutale augmentation des défaillances dans la construction et surtout le secteur de l’immobilier et a affecté l’ensemble de la chaîne de valeur, de la construction aux notaires en passant par les agents immobiliers. Nexity, Vinci immobilier et Bouygues immobilier, trois des grands opérateurs emblématiques de la filière, ont tous trois annoncé des plans sociaux en ce début d’année.
Les difficultés croissantes enregistrées par les entreprises semblent d’ores et déjà exercé un effet néfaste sur l’emploi. 20 000 emplois salariés privés ont été supprimés au 2nd trimestre 2024, soit une baisse de - 0,1 % et un nombre croissant de secteurs d’activité ont enregistré des pertes (37 secteurs sur les 88 qui composent la nomenclature retenue ici). Si l’on zoome sur les plus en difficulté, on retrouve sans surprise les secteurs de la filière Construction – Immobilier tels que Services relatifs aux bâtiments et aménagement paysager (- 2 600 emplois), Construction de bâtiments (- 2 900), Activités immobilières (- 3 900 emplois) et Travaux de construction spécialisés (- 6 700 emplois) qui ont subi de très lourdes pertes mais aussi le secteur de l’Intérim, toujours première victime des ralentissements conjoncturels (- 16 200 emplois).
Autre secteur dans la tourmente, celui de la grande distribution. Confronté à l’inflation et aux évolutions des attentes des consommateurs qui menacent notamment la pérennité du modèle de l’hyper, le secteur Commerce de détail (hors automobile et motocycles) qui regroupe notamment les secteurs Hypermarché et Supermarché a perdu presque 6 400 emplois salariés privés au 2nd trimestre 2024. Après l’effondrement du groupe Casino en début d’année (un plan de sauvetage accéléré du groupe a été validé par le tribunal de commerce de Paris en février), c’est un autre leader de la grande distribution qui est menacé : le groupe Auchan. Confronté à une chute de chiffre d’affaires et à une perte de résultat spectaculaire (1 milliard d’euros pour sa maison mère Elo qui regroupe à la fois Auchan et ses activités foncières d’après Le Monde), l’entreprise se voit aujourd’hui contrainte de réduire drastiquement ses coûts d’exploitation, ce qui devrait avoir de lourdes répercussions sur l’emploi.
Si sur un an le bilan global de l’emploi reste positif et a de quoi rassurer, la plongée de la filière Construction – Immobilier, de la grande distribution et de l’intérim apparaît encore plus profonde avec un secteur Construction de bâtiments qui a perdu plus de 8 800 emplois, Commerce de détail (hors automobile et motocycles) 12 300, Activités immobilières plus de 15 000, Travaux de construction spécialisés 18 000 et Activités liées à l’emploi (intérimaire) plus de 50 000 ! C’est bien à une véritable hémorragie que font face ces secteurs économiques majeurs.
Autre signal négatif en matière d’emploi, le ralentissement sensible des déclarations préalables à l’embauche[2]. Ces dernières diminuent continûment depuis 2 ans, particulièrement pour les contrats de plus d’un mois alors que les contrats les plus précaires progressent (si les embauches en CDI ont diminué de - 6,3 % depuis le 2nd trimestre 2022, celles en contrat de moins d’un mois ont augmenté de 3,5 % !). Ce phénomène atteste d’un ralentissement des dynamiques de recrutement par les entreprises.
Fort heureusement, tout n’est pas négatif sur le front de l’emploi. Au rayon des bonnes nouvelles, France Travail a observé au 2nd trimestre 2024 une baisse des demandeurs d’emploi (- 0,2 %) et l’Insee une diminution du taux de chômage de 0,2 point (au 2nd trimestre 2024, le taux de chômage était de 7,3 %) après une légère dégradation au 1er trimestre.
Du côté des entreprises, le climat des affaires en France semble s’améliorer légèrement en septembre et se rapproche de sa moyenne de long terme après une lente et continue érosion entamée en janvier 2023 (amélioration principalement due à un redressement dans le commerce, tant de détail que de gros).
Et l’industrie se porte plutôt mieux après des décennies de pertes d’emploi. Depuis la crise sanitaire, la filière a créé (hors énergie) plus de 46 000 emplois, portés notamment par les secteurs Fabrication d’autres matériels de transport (+ 18 600 emplois), Industries alimentaires (+ 8 600), Fabrication de produits informatiques, électroniques et optiques (+ 7 900), Industrie pharmaceutique (+ 5 700) et Industrie du cuir et de la chaussure (+ 4 000). Son bilan demeure également positif au 2nd trimestre (+ 1 300 emplois) même si un nombre croissant de secteurs industriels recommencent à perdre de l’emploi (notamment les secteurs de la fabrication, de la métallurgie et du papier et du carton, à savoir les secteurs les plus très énergivores).
Après une année 2023 marquée par « une détérioration progressive de la dynamique des créations d’emploi au fil des trimestres » dans un nombre croissant de territoires[3] (au 1er trimestre 2023, 113 Zones d’emploi[4] ont été affectées d’une baisse de leurs effectifs salariés, puis 146 au second, 99 au 3ème et 173 au dernier), la situation apparaît assez contrastée au premier semestre 2024. Si le bilan des créations d’emploi apparaît plutôt favorable au 1er trimestre, il traduit une dégradation sensible et généralisée des conditions économiques à l’échelle locale au second.
Au 1er trimestre 2024, seulement 90 Zones d’emploi ont enregistré une dégradation de leurs conditions économiques. Ces territoires se localisent préférentiellement le long de la « diagonale du vide », en Picardie, sur les franges frontalières du nord-est (ZE de Charleville Mézières, Thionville, Saint Avold, Sarreguemines et Saint Avold) et de l’est du pays (ZE de Saint-Dié des Vosges, Sélestat, Colmar et Mulhouse en Alsace et Pontarlier en Franche Comté) mais aussi dans les bastions industriels de Belfort, Montbéliard, Oyonnax ou du roannais… Les territoires corses n’ont pas non plus été épargnés avec 5 ZE en baisse (seules Bastia et Propriano sont orientées à la hausse). A contrario, les territoires de l’arc atlantique, de la côte normande et du nord (à l’exception de Béthune et Douai) ainsi que ceux des massifs pyrénéen et alpins ont conservé une certaine vigueur.
Le 2nd trimestre propose un tout autre panorama. C’est à un véritable revirement géographique que l’on assiste. De minoritaires, les ZE affectées d’un retournement de la dynamique de l’emploi deviennent largement majoritaires : 223 ZE sur 305 ont perdu de l’emploi ! Le choc s’observe partout en France même si quelques « zones de résistance » plus ou moins vastes se dessinent en Ile-de-France (Versailles-Saint-Quentin, Seine Yvelinoise, Rambouillet, Paris, Roissy et Meaux), dans l’ouest productif français (Rennes, Vitré, Laval, Nantes, Ancenis, Cholet, Angers et Sablé-sur-Sarthe), le nord de l’ex-région Rhône-Alpes (Macon, Lyon, Villefranche, Bourg-en-Bresse, Belley et Bourgoin) ou en PACA (Digne-les-Bains, Draguignan, Brignoles, Aix, Marseille ou Martigues). Les plus impactées, au nombre de 17, sont Romilly-sur-Seine sur la frange ouest de Grand Est, Romorantin et Loches en région Centre, Guingamp, Auray et Ploërmel en Bretagne, Chateaubriant et Les Sables d’Olonne en Pays de la Loire, Royan et Sarlat en Nouvelle Aquitaine, Voiron et Romans-sur-Isère en Auvergne-Rhône-Alpes, Arles et Sainte-Maxime en Paca et les 3 dernières en Martinique (Nord Atlantique, Sud-Caraïbes et Sud).
Si la tendance observée au 2nd semestre a de quoi soulever quelques motifs d’inquiétudes (c’est tout de même 180 territoires qui ont enregistré une baisse de leurs effectifs salariés depuis de début de l’année), il convient de ne pas céder à l’alarmisme. Leur situation apparaît toujours nettement plus avantageuse qu’avant le démarrage de la crise sanitaire. Depuis fin 2019, seulement 32 ZE ont été frappées par une diminution de leurs emplois salariés privés. Ces dernières se situent très majoritairement dans la partie centrale (ZE de Châteauroux, Loches, Romorantin…), bourguignonne (ZE de Auxerre, Sens, Cosne-Cours-sur-Loire, Avallon et Châtillon Montbard) et nord-est (ZE de Chaumont, Vitry-le-François - Saint Dizier, Bar-le-Duc et plus au nord de Thionville et Saint-Avold) de la « diagonale du vide » et concernent des territoires industriels emblématiques comme les ZE d’Oyonnax et de la Vallée de l’Arve en Rhône Alpes, de Belfort et de Montbéliard en Franche Comté ou de Figeac – Villefranche en Occitanie.
Carte 1. Evolution de l’emploi salarié privé au 1er semestre 2024 (4ème trimestre 2023 - 2nd trimestre 2024)
Si les dynamiques économiques territoriales semblent se détériorer au 1er semestre, notamment en raison du brutal retournement observé au 2nd trimestre, la dynamique des demandeurs d’emploi apparaît nettement plus favorable.
Au 1er trimestre, 116 ZE ont enregistré une hausse de leurs demandeurs d’emploi (DEFM ABC[5]), soit presque la moitié du nombre de ZE observé dans cette situation au dernier trimestre 2023 (231 ZE). Ces dernières se situent majoritairement le long de la « diagonale du vide », en Nouvelle-Aquitaine (ZE de Limoges, Saint-Junien, Périgueux, Angoulême, Marmande, Agen et Sarlat sur ses franges intérieures et Royan, Lesparre-Médoc, Bordeaux et Libourne plus proches du littoral), en Grand Est (seules les ZE de Reims, Châlons-en-Champagne, Epernay, Nancy et Saint-Dié des Vosges sont orientées à la baisse) et en Corse (seule Corte, au centre de l’île, a vu ses demandeurs d’emploi diminuer).
Le 2nd trimestre, totalement à rebours des dynamiques de créations d’emploi, se traduit par une amélioration quasi généralisée de la dynamique du chômage dans les zones d’emploi. Seules 9 ont subi une augmentation. Elles se localisent exclusivement dans deux zones géographiques : les Alpes (ZE du Chablais, de la Vallée de l’Arve, du Mont Blanc, de la Tarentaise, de la Maurienne et de Briançon) et la Guyane (les 3 ZE du département subissent une hausse : Ouest Guyanais, Savanes et Est-Littoral).
Cette tendance n’est cependant pas nécessairement révélatrice d’une amélioration du fonctionnement des marchés du travail locaux sur la période. La baisse généralisée du chômage dans les territoires au 2nd trimestre est un phénomène récurrent qui s’observe chaque année depuis la crise sanitaire (et même avant) en raison notamment du regain d’activité au printemps et en été de secteurs comme l’agriculteur, le tourisme et la construction qui augmentent leurs recrutements en prévision de besoins saisonniers[6]. La comparaison sur un an apparaît, pour ce motif, beaucoup plus pertinente. Et le bilan qui en ressort est nettement moins favorable.
Depuis le 2nd trimestre 2023, 185 ZE ont subi une augmentation de leurs demandeurs d’emploi, traduction d’une détérioration du fonctionnement des marchés du travail locaux dans une majorité de territoires durant l’année écoulée. Globalement, ces ZE en difficulté sont assez densément représentées dans l’ouest français, en Normandie, en Ile de France, sur les franges est du pays (notamment frontalières), en Auvergne Rhône Alpes et en Corse.
Carte 2. Evolution des demandeurs d’emploi (ABC) sur un an au 2nd trimestre 2024 (T2 2023 – T2 2024)
A l’image du paysage macro-économique national, il semble bien à la lecture de ces premiers chiffres que l’état de santé économique et sociale d’une majorité de territoires se soit dégradé au premier semestre. Les chiffres portant sur le 2nd semestre, qui seront publiés en février-mars 2025, nous apporterons un éclairage décisif pour déterminer s’ils sont réellement entrés dans un nouveau cycle économique défavorable ou si ces premières tendances n’étaient que purement conjoncturelles. Compte tenu des nombreux signaux négatifs observés et de la période d’austérité budgétaire qui s’ouvre, il y a fort à redouter que cela soit la première hypothèse qui l’emporte. C’est ce que nous tenterons d’apprécier dans notre prochain article, qui paraîtra au 1er trimestre 2025.
[1] Au 1er trimestre 2024, le nombre de ventes de logements aux particuliers s’élevait à 15 131 contre 33 541 au 1er trimestre 2018 et le nombre de ventes aux bailleurs sociaux à 11 785 contre 9 607 quatre ans plus tôt. On mesure ici le rôle clef des bailleurs dans le maintien à flot de la filière.
[2] La déclaration préalable à l’embauche (DPAE) est une formalité déclarative à l’embauche obligatoire que les entreprises doivent faire avant toute embauche.
[3] 2023 : une année sous tension progressive pour les territoires – OITC, Mai 2024.
[4] Une zone d'emploi (ZE) est un découpage géographique fabriqué par l’Insee à l'intérieur duquel la plupart des actifs résident et travaillent. Il y a 305 zone d’emploi en France (DROM compris).
[5] Les demandeurs d’emploi de catégories ABC regroupent les demandeurs d’emploi à la recherche d’un emploi, immédiatement disponibles et n’ayant pas travaillé dans le mois (A) et ceux ayant travaillé dans le mois plus ou moins 78 heures (B et C).
[6] Ce phénomène est accentué par le fait que les données communiquées par la Dares sont brutes, c’est-à-dire non corrigées des variations saisonnières.