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Un contexte particulier : l’alimentation de plus en plus clivante

Depuis une trentaine d’années, on observe une accentuation des préoccupations des Français au sujet de l’alimentation : une majorité s’inquiète de l’impact du système agro-alimentaire sur la santé ainsi que sur l’environnement ; ils s’interrogent aussi sur le bien-être des animaux desquels sont issus les produits carnés et laitiers que nous consommons[1]. Ces préoccupations renvoient à un ensemble de réalités objectives : le système alimentaire actuel est défaillant sur le plan de la santé publique puisque le phénomène de l’obésité et du surpoids ne fait que croître tandis que les maladies cardiovasculaires liées à une consommation excessive de sel, de sucre et de viande rouge ne diminuent pas[2].

En outre, le rapport entre alimentation et santé publique renvoie à la problématique sociale de l’inégalité : ce sont surtout les publics les plus modestes voire précaires qui sont touchés par ces maladies, ce qui révèle aussi des inégalités d’accès à l’alimentation[3]. Sur le plan environnemental, le système alimentaire actuel, caractérisé par du gaspillage et des pertes significatives, est un secteur très émetteur en gaz à effet de serre et très impactant pour la biodiversité. Ces deux enjeux – santé et environnement – croisent celui du bien-être animal pour interroger un fait incontournable : la place centrale de la viande dans la culture alimentaire française[4] et, plus précisément, le niveau actuel de la consommation moyenne de protéines animales en France, mis au regard de la nécessité scientifiquement avérée de la réduire d’au moins de moitié[5].

Dans le même temps, la perspective d’une réduction de la consommation de produits animaux et de viande particulièrement constitue une perspective très clivante. Pour le constater, il suffit de se remémorer les tensions suscitées par l’appel de la Cour des comptes, en mai 2023, à diminuer le nombre de vaches en France. Aujourd’hui, on peut s’inquiéter du fait que la consommation de viande ne devienne l’objet d’un « conflit culturel »[6]. On constate en effet une polarisation nourrie par de véritables logiques identitaires : certains individus paraissent se sentir attaqués dans leur identité lorsqu’est évoquée leur consommation de viande tandis que d’autres défendent haut et fort une cause qu’ils considèrent universelle.  

Face à l’importance de l’enjeu climatique et à la nécessité d’une transition alimentaire, il convient de dépasser cette polarisation : il faut l’expliquer en mettant au jour les dynamiques sociales, culturelles et économiques sous-jacentes qui donnent leur forme à nos pratiques alimentaires.

 

Faire évoluer notre vision de l’alimentation : tout ne repose pas sur l’individu  

Pour commencer, il s’agit de montrer les failles du prisme à travers lequel le changement des consommations alimentaires est aujourd’hui considéré. Celui-ci est fondé sur le postulat que l’alimentation est l’affaire de l’individu, lequel agit en fonction de choix et de préoccupations qu’il rationalise. Dans cette perspective, le décideur public doit transformer l’individu en consommateur responsable en l’informant, en l’éduquant. Pourtant, alors que beaucoup d’enquêtes montrent que les Français sont prêts à faire évoluer leur alimentation, les pratiques, les actes concrets n’évoluent qu’à la marge et la transition n’avance pas[7].

Pourquoi ? A l’aune de ce postulat, ce seraient des éléments irrationnels, liés à des biais cognitifs[8], qui l’expliqueraient en partie. Et le rôle de l’action publique serait alors, accompagné de l’acteur privé, de les réorienter et les corriger vers une attitude de consommation responsable et citoyenne[9].

Mais qui, aujourd’hui, correspond réellement à ce modèle du consommateur responsable, sensible aux informations et incitations, et désireux d’aller vers une alimentation moins carnée et davantage issue de modes agroécologiques ?

A l’heure actuelle, ce sont les individus plutôt urbains, jeunes, diplômés et disposant de revenus élevés qui portent les convictions structurant le discours de l’alimentation durable : autrement dit, les « goûts dominants » de l’alimentation durable ainsi que les convictions valorisées et visibles sont aussi ceux des « catégories aisées, dominantes »[10]. Cette lecture sociologique fait aujourd’hui défaut au récit sur la transition alimentaire, et cette absence entraîne deux conséquences, qui sont à l’origine d’une action publique relativement impuissante et, partant, de l’inertie des pratiques alimentaires. D’une part, ce récit, trop axé sur les convictions, fait l’impasse, comme on va le voir, sur les environnements alimentaires qui aujourd’hui ne sont pas adaptés à la traduction de ces convictions en actes concrets. Surtout, ce récit est aveugle au fait que beaucoup d’individus se sentent étrangers au discours de l’alimentation durable et à ses convictions. Or la transition alimentaire doit impérativement concerner tout le monde.

 

Réfléchir aux changements, par l’action publique et privée, des environnements alimentaires

Comprendre et envisager l’évolution de l’alimentation hors du prisme de l’individu et de ses choix permet de réfléchir à partir d’une tout autre notion : l’environnement alimentaire. Celui-ci désigne le milieu à la fois physique (localisation des magasins, des restaurants, types de produits, etc.), économique (prix, budget, etc.), cognitif (labels, site internet, etc.) et socio-culturel (représentations dominantes et valeurs) qui structure et influence les pratiques alimentaires des individus. Cela veut aussi dire que nos pratiques individuelles sont donc loin de n’être que l’expression de l’individualité, elles ont une dimension sociale puisqu’elles sont déterminées par des choix qui sont faits par d’autres que soi, par des dynamiques sur lesquelles nous n’avons pas de prise directe, par des valeurs dont nous héritons sans forcément en être conscient. Ainsi, si les actes ne suivent pas les préoccupations décrites précédemment, ce ne serait pas principalement le fait de biais cognitifs, mais plutôt le fait du manque d’action pour changer les environnements alimentaires.

A l’aune du prisme de l’environnement alimentaire et des pratiques, l’action publique se conçoit de façon différente[11]. Elle ne peut plus se limiter à des gestes d’éducation et d’information visant, à travers des campagnes par exemple, à modifier la vision d’un individu ; tout comme les labels et les « nudges », des dispositifs comportementaux très étroits, ne suffiront jamais à faire changer sur la durée les pratiques alimentaires de l’ensemble de la population française. 

Ces actions sont nécessaires mais largement insuffisantes si elles ne s’inscrivent pas dans un plan d’action d’ampleur visant à modifier en profondeur les environnements alimentaires. La Stratégie Nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat (SNANC) pourrait constituer ce plan dont l’ambition principale serait de faire en sorte que l’adoption de pratiques alimentaires plus vertueuses soit aisée, naturelle et au fur et à mesure évidente pour les individus. Sur l’environnement physique, un tel plan pourrait faire évoluer la grande distribution[12] et élaborer un cadre d’action pour les acteurs privés sur la reformulation à but environnemental : en gros, les industriels pourraient être incités à s’engager à réviser leurs recettes de transformation pour que celles-ci intègrent davantage de produits végétaux ; sur l’environnement économique, une réglementation du prix des plats préparés végétaux et/ou biologiques pourrait être envisagée afin d’éviter la surmarge des opérateurs.

Illustration de propositions pour les quatre dimensions de l’environnement alimentaire. Ch. Brocard et al., « Environnement, inégalités, santé : quelle stratégie pour les politiques alimentaires françaises ? », IDDRI-Etude, 2023

Réfléchir à l’effet différencié de l’action publique : à chaque groupe social sa trajectoire d’évolution

Enfin, la notion d’environnement alimentaire, en plus de mettre au centre les pratiques des individus et non plus l’individu lui-même, permet de prendre en compte une autre dimension, négligée jusqu’à maintenant : la stratification sociale. La société n’est pas la somme d’individus plus ou moins similaires ou radicalement uniques : elle se définit comme l’interaction d’une diversité de groupes sociaux renvoyant à des identités socio-économiques et culturelles.  Nos pratiques véhiculent ces identités qui à leur tour façonnent nos perceptions.

Ainsi, dans un même espace géographique, des individus issus de groupes différents ne percevront pas l’environnement alimentaire de la même manière et ne définiront pas ce qu’est une « bonne » alimentation de la même façon. Pour éviter des actions inefficaces voire contreproductives, les décideurs publics doivent donc faire en sorte d’anticiper la réception différenciée des changements à mettre en œuvre, afin que les innovations proposées aient l’apparence de la familiarité pour les individus auxquels elles sont destinées. L’IDDRI et I4CE publieront en 2024 un scénario de transition alimentaire intégrant ces logiques sociales et ces actions sur les environnements alimentaires.

 

La Caisse des Dépôts soutient les activités de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Ce centre de recherche indépendant diffuse ses travaux pour faciliter la transition vers le développement durable. Son objectif est d'identifier les conditions et de proposer des outils pour placer le développement durable au coeur des relations internationales et des politiques publiques et privées.  

 

[1] Sarah Martin et al., « Effets économiques et sociaux d’une alimentation plus durable. Volet ‘Analyse des valeurs sociales de l’alimentation’ », Expertise ADEME, 2017

[2] Rapport sur l’obésité dans la région européenne, OMS, 2022

[3] B. Badia et al., Inégalités sociales et alimentation, Fors-recherche sociale pour FranceAgriMer et Ministère de l’agriculture, de de l’agroalimentaire et de la forêt, 2014

[4] J. Melendrez-Ruiz et al., « A central place for meat, but what about pulses? Studying French consumers' representations of main dish structure, using an indirect approach », Food Research International, 2019

[5] P P.-M. Aubert et al., Vers une transition juste des systèmes alimentaires. Enjeux et leviers politiques pour la France, IDDRI-BASIC, 2021

[6] J. Carriat, « La viande, un clivage politique français », Le Monde, août 2023

[7] Respectivement près de la moitié des Français déclarent réduire leur consommation de viande et entre 1/3 et 4/4 des Français déclarent vouloir la réduire encore (Harris Interactive 2021 pour Réseau Action Climat ; Ifop 2021) tandis que les derniers bilan d’approvisionnement de FranceAgriMer obervent une stagnation des quantités moyennes de viande disponibles à la consommation (voir L. Rogissart, « Réduction de la consommation de viande : des politiques publiques bien loin des objectifs de durabilité », Etude Climat I4CE, 2023)

[8] S. Dubuisson-Quellier, E. Nouguez, « Quand les interventions publiques ciblent les comportements individuels » dans O. Borraz (dir.), La société des organisations, Paris, Presses de Sciences po, 2022

[9] M. Saujot et al., « Les décideurs publics doivent changer leurs récits sur la transition alimentaire », IDDRI – billet de blog, 2023 https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/les-decideur…

[10] F. Regnier et al., « La structure sociale des consommation » dans Sociologie de l’alimentation, Paris, La Découverte, 2009

[11] Ch. Brocard et al., « Environnement, inégalités, santé : quelle stratégie pour les politiques alimentaires françaises ? », IDDRI-Etude, 2023 https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/etude/environnement-inegalites-sante-quelle-strategie-pour-les

[12] Ch. Brocard, « Transition vers l’alimentation durable : risques et leviers pour la grande distribution » Etude IDDRI 2023  https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/etude/transition-vers-lalimentation-durable-risques-et-leviers-pour-la