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Les politiques ciblant les quartiers défavorisés visent à améliorer les conditions de vie de leurs résidents, mais les labels qu'elles imposent ont aussi des contreparties négatives, comme la stigmatisation territoriale.
Depuis la mise en œuvre du Pacte de relance pour la ville en 1996, la politique de la ville repose sur le repérage et la délimitation des quartiers urbains confrontés à de très grandes difficultés sociales et économiques. Ces quartiers, qualifiés dans le milieu des années 1990 de « Zones Urbaines Sensibles » puis, depuis la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine de 2014, de « Quartiers Prioritaires », bénéficient de subventions publiques visant à améliorer les conditions de vie de leurs résidents et les opportunités socio-économiques auxquelles ils peinent souvent à accéder, notamment l’éducation. Le Programme de Réussite Educative (PRE), lancé en 2005, constitue un des leviers les plus emblématiques du volet éducatif de la politique de la ville. Il vise à prévenir le décrochage scolaire et à fournir un accompagnement global, prenant en compte les besoins éducatifs, sociaux et familiaux des jeunes des quartiers prioritaires et de leurs familles. Ce dispositif mobilise actuellement près de 62 millions d’euros de crédits du Ministère de la Ville, à destination de 85 000 jeunes qui bénéficient de parcours personnalisés sur mesure dédiés à leur réussite : santé, accompagnement scolaire et éducatif, prévention du décrochage scolaire, soutien à la parentalité, actions culturelles, sportives, de loisirs. Si la légitimité des moyens déployés pour réduire les inégalités d’accès à l’éducation est incontestable, le classement en « quartier prioritaire » opéré pour parvenir à cet objectif pose la question de la stigmatisation territoriale.
Un classement en « quartier prioritaire », bien qu’il ne modifie pas la carte scolaire, peut en effet être interprété comme un signal négatif amenant les parents à questionner la qualité des établissements scolaires des quartiers ciblés. La carte scolaire n’étant que partiellement contraignante, ce signal peut pousser les parents à éviter leur établissement de secteur, soit en déménageant, soit en optant pour un établissement privé, soit en demandant une dérogation au Directeur académique des services de l'éducation nationale pour inscrire leurs enfants dans un autre établissement public que l’établissement de secteur. Les dérogations ne sont pas automatiques, car elles dépendent des capacités d’accueil des établissements scolaires hors-secteur demandés. Si les demandes sont plus nombreuses que les places disponibles dans l’établissement requis, les dérogations sont accordées selon un ordre de priorité faisant intervenir des critères sociaux ou familiaux, la santé de l’élève ou le parcours qu’il désire suivre.
Depuis le milieu des années 1990, la mise en œuvre de la politique de la ville repose sur le repérage et la délimitation des quartiers urbains susceptibles de bénéficier des subsides publics, selon un principe de discrimination territoriale positive visant à concentrer plus de moyens financiers sur les zones les plus défavorisées. Si le périmètre des quartiers bénéficiant de la politique est resté stable au cours des premières décennies d’implémentation de la politique, la réforme « Lamy » (du nom de l’ancien Ministre délégué à la ville) a redessiné en profondeur les contours des zones ciblées en 2014. La construction du nouveau zonage a été opérée sur la base d’un carroyage très fin (200m x 200m) du territoire français, et par l’amalgame des carreaux contigus caractérisés par un revenu médian inférieur à un seuil de pauvreté prédéfini par les pouvoirs publics – seuil fixé à 60 % d’une moyenne pondérée du revenu médian national et du revenu médian de l’unité urbaine englobant chaque carreau. Les zones amalgamées disposant d’un revenu médian supérieur au seuil de pauvreté, mais qui bénéficiaient de la politique de la ville avant 2014, sont sorties du dispositif. À l’inverse, les zones situées au-dessous du seuil de pauvreté, mais qui n’étaient pas éligibles avant 2014, le sont devenues. Ainsi, à carte scolaire inchangée, les élèves des établissements scolaires situés dans les nouveaux « quartiers prioritaires » sont « entrés » dans le giron de la politique de la ville, tandis que les élèves des établissements situés dans les zones disqualifiées en sont « sortis ». La figure 1 illustre les changements de statut occasionnés par la réforme « Lamy » pour les collèges de la région parisienne.
Lecture : les quartiers prioritaires sont représentés en gris, les quartiers ciblés par la politique de la ville avant la réforme de 2014 sont en vert. Les losanges bleus indiquent les collèges qui étaient situés dans le périmètre de la politique de la ville avant 2014 mais qui en sont sortis après. Les points bleus indiquent les collèges qui n’étaient pas dans le zonage de la politique avant 2014 mais qui y sont entrés après. Les triangles noirs indiquent les collèges qui sont restés dans le zonage avant et après 2014.
Par souci de transparence, les pouvoirs publics ont aussi créé un moteur de recherche Internet permettant d’identifier le contour des quartiers de la politique de la ville, ce qui a favorisé une diffusion rapide de l’information.
La réforme « Lamy », qui a redessiné en profondeur la géographie prioritaire tout en livrant une information publique du contour des quartiers ciblés par la politique, constitue une rare opportunité de mesurer l’ampleur de la stigmatisation créée par un classement en « quartier prioritaire ». On peut en effet comparer la proportion des parents qui évitaient leur collège de secteur dans les zones entrées ou sorties de la géographie prioritaire et les zones n’ayant pas changé de statut, avant et après la réforme. La différence constitue une mesure de l’impact de la géographie prioritaire sur les choix scolaires et l’attractivité relative des quartiers labelisés. L’écart, mesuré à l’entrée en 6ème, est de l’ordre de 4 points de pourcentage en défaveur des collèges de secteur des quartiers classés « prioritaires », relativement aux quartiers défavorisés situés juste au-dessus du seuil de pauvreté (et donc non éligibles à la politique). L’évitement scolaire se produit pour toutes les catégories socio-professionnelles. Le classement en « quartier prioritaire » accroît ainsi de 3,6 points de l’évitement des familles favorisées vers l’enseignement privé (voir Figure 2). Si aucune fuite vers le privé n’est observée parmi les familles défavorisées, ces dernières se tournent vers d’autres collèges publics que le collège du secteur, qui bénéficient d’un report relatif de +4,8 points de pourcentage.
Cette stigmatisation des collèges publics des quartiers prioritaires de la politique de la ville persiste jusqu’à cinq ans après l’entrée dans le zonage de la politique de la ville. Elle n’est pas liée à une diminution du nombre de résidents des secteurs scolaires concernés par la géographie prioritaire. Les parents des quartiers concernés ne déménagent pas car ils sont très nombreux à résider dans le parc HLM, mais ils demandent davantage de dérogations permettant d’inscrire leurs enfants hors-secteur.
Lecture : La labélisation en « quartier prioritaire de la ville » a augmenté de 3,6 points de pourcentage la propension des familles issues de catégories socio-professionnelles (PCS) favorisées à inscrire leur enfant dans un collège privé. Bien qu’aucun surcroît d’évitement vers le privé ne soit observé pour les PCS défavorisées, ces dernières se sont davantage reportées sur les autres collèges publics (+4,8 points de pourcentage).
Notes : PCS favorisées : cadres, chefs d’entreprises, professions libérales, professions intellectuelles, enseignants. PCS moyennes : professions intermédiaires, employés, agriculteurs, artisans, commerçants. PCS défavorisées : ouvriers, chômeurs ou inactifs.
Sources : Base centrale scolarité 2010-2019, DEPP - Ministère de l’Éducation nationale, ADISP et calcul de Garrouste et Lafourcade (2024).
Cette stigmatisation créée par le classement en quartier « prioritaire » est d’autant plus dommageable qu’elle n’est pas réversible, puisque les collèges sortis de la politique de la ville (ceux illustrés par les diamants bleus sur la Figure 1) ne bénéficient pas pour autant d’un regain d’attractivité, traduisant l’existence d’effets de cliquet obérant à long terme la réputation des établissements scolaires publics des zones ciblées.
Les politiques zonées renforcent ainsi la ségrégation scolaire, et il est très probable qu’elles contribuent de ce fait à renforcer la ségrégation urbaine qu’elles ambitionnent justement de combattre, surtout en présence de ressources insuffisantes – ou trop saupoudrées d’un quartier à l’autre – pour engendrer suffisamment de bénéfices susceptibles de contrecarrer la stigmatisation territoriale engendrée par le périmétrage des quartiers ciblés.
Ces effets de labélisation engendrés par la géographie prioritaire s’ajoutent à ceux des politiques d’éducation prioritaire. Les réseaux « ambition réussite » (devenus réseaux d’éducation prioritaire REP+) ont aussi conduit à des effets de contournement scolaire massifs. Pour les élèves résidant à proximité d’un collège classé « ambition réussite », la probabilité de scolarisation dans l’établissement de secteur a été divisée par deux par rapport aux élèves résidant à proximité des collèges proches du seuil d’éligibilité, mais qui ne sont pas rentrés dans le dispositif (Davezies et Garrouste, 2020). Symétriquement, la probabilité de scolarisation dans le secteur privé a été multipliée par deux.
Ces stratégies d’évitement ont été portées exclusivement par les familles les moins défavorisées socialement et les mieux informées. Là encore, cela suggère que le label « éducation prioritaire » a été interprété par les familles les plus favorisées comme un signal négatif sur le collège de secteur. Si l’on tient compte du fait que les collèges de l’éducation prioritaire sont par définition plus défavorisés socialement et scolairement, mais aussi du fait que les familles relativement plus favorisées évitent ces établissements scolaires, alors l’écart de réussite au Brevet des collèges entre les élèves des collèges réseaux « ambition réussite » et les autres collèges n’est plus statistiquement détectable. Le dispositif « ambition réussite » a donc simplement annulé l’écart de performance scolaire entre les collèges ciblés par l’éducation prioritaire et les autres.
Dans un contexte où les familles n’observent qu’imparfaitement les caractéristiques des établissements scolaires, un classement en géographie ou en éducation « prioritaires » engendre un phénomène d’évitement scolaire difficilement réversible. Alors qu’une nouvelle révision de la cartographie de la politique de la ville est entrée en vigueur au 1er janvier 2024, il paraît essentiel de poser la question des effets de réputation engendrés par une telle labélisation, qui peuvent contrecarrer les bénéfices associés à ces politiques. Étant données les conséquences potentiellement négatives de cette ségrégation sur la réussite scolaire des élèves, ces résultats incitent à privilégier un ciblage direct des élèves en difficulté, plutôt que des quartiers et de leurs établissements scolaires.
Davezies, Laurent et Manon Garrouste (2020). « More Harm than Good? Sorting Effects in a Compensatory Education Program ». Journal of Human Resources 55.1, p. 240-277.
Garrouste, Manon et Miren Lafourcade (2024). « L’évitement scolaire : un effet « boomerang » de la labélisation en politique de la ville ? », Note IPP n◦110.
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La Caisse des Dépôts soutient, via l’Institut pour la recherche, les travaux de la Chaire New Deal Urbain qui a pour objectif d'apporter des outils d’aide à la décision aux acteurs de la ville pour structurer la nouvelle donne urbaine.