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« Mobiliser le territoire par le(s) projet(s) » 3/4
La ville intelligente tend à s’imposer comme la nouvelle condition urbaine. Les espoirs placés dans un tel projet semblent pourtant ne pas tenir compte des risques qui y sont associés : certes, la ville intelligente peut devenir une « participolis » et contribuer à l’enrayement de la crise politique à l’oeuvre ; mais l’émergence d’une « datapolis »1, caractérisée par une forme de solutionnisme technologique et l’avènement d’un régime urbain de surveillance, peut paradoxalement conduire à la négation même de la notion de projet, individuel ou collectif.
Alors que le projet suppose un écart entre ce qui est initialement projeté et ce qui se réalise in fine, la ville sûre, promise par les industriels de la smart city, fonctionne davantage sur un mode programmé, à partir de scenarii préétablis : elle s’attache en effet à prédire le risque et à automatiser en réponse la suite des opérations identifiées à partir de la collecte massive de données2. Dès lors, le mode de gouvernement des villes est-il en passe de rejoindre l’ère de la « gouvernance algorithmique », qui tendrait à rendre ontologiquement impossible la poursuite d’un projet ?
La programmation de la gouvernance urbaine pourrait relever de la « quantophrénie » dont notre temps serait victime : selon Alain Supiot, celle-ci se caractérise par notre « confiance immodérée et presque monomaniaque dans l’abstraction de chiffres et de nombres, devenus le langage dominant de l’agir politique. » A l’extrême, cette reconfiguration pourrait conduire à un régime de surveillance permanente des habitants et à une privatisation totale de la ville, telle que l’imagine notamment Alain Damasio dans son dernier ouvrage, Les Furtifs 3 : au sein de villes complètement détenues par les grandes entreprises, chaque habitant fait constamment l’objet de publicités ciblées et dispose de droits d’accès aux espaces urbains différents selon son statut social.
En dépit de la sophistication des technologies de régulation urbaine, le bug survient parfois, privant soudainement les habitants de services urbains les plus basiques. En mai 2019, une panne électrique a plongé l’Argentine et l’Uruguay dans le noir plusieurs heures durant ; en juillet de la même année, une panne similaire est intervenue à Broadway, quarante-deux ans après le « black-out » de 1977. D’autres exemples, tels que des cyber-attaques intervenant sur le réseau de transport métropolitain, ou l’altération des réseaux de communication du fait de phénomènes climatiques de forte intensité, nous rappellent que la ville intelligente ne saurait être infaillible ; dans la mesure où le modèle de ville intelligente ne permet pas toujours de résoudre certains enjeux vitaux tels que l’accès au logement pour tous, celui-ci n’est pas non plus en tout point désirable. D’une part, la programmation de la ville ne suffit pas à annihiler tout risque ; d’autre part, l’automatisation généralisée de la gestion des réseaux urbains accroit la dépendance des acteurs aux technologies et augmente du même coup le risque de survenance d’une crise systémique – traduisant l’incapacité des villes intelligentes à composer avec une réalité qu’elle n’aurait pas anticipée -.
Présentés comme le nouvel horizon urbain, les projets de ville intelligente semblent aujourd’hui se concentrer sur les métropoles. De nombreux territoires périphériques, qu’ils soient ruraux, périurbains ou quartiers dits « populaires » restent exclus de cette dynamique. Cette tendance à l’exclusion s’accroit, alors même que, quel que soit leur territoire d’appartenance ou de passage, la plupart des touristes et habitants sont déjà entrés dans l’ère numérique et que l’exploitation de la donnée ou la mise en réseau des services publics offrent des opportunités considérables pour résoudre les problèmes d’accessibilité et accélérer le développement de ces zones dites périphériques.
De fait, la mise en oeuvre de stratégie ou de projets smart suppose la mobilisation d’importantes capacités d’investissement (ou « CAPEX » dans le vocabulaire des investisseurs à la recherche de modèles de services numériques rentables) et d’ingénierie, dont sont souvent dénuées les collectivités locales les plus modestes. Dans son rapport Smart city versus stupid village, la Caisse des Dépôts avait déjà mis en évidence ces enjeux : d’une part, ces territoires restent moins dotés en infrastructures (haut débit notamment) pourtant nécessaires au développement de services numériques ; d’autre part, les industriels de la smart city ciblent en priorité les marchés estimés plus rentables des grandes villes, ignorant les marchés qui n’atteindraient pas la taille critique.
Dans ce contexte, les pouvoirs publics ont érigé la résorption de la « fracture numérique » en priorité nationale. Adopté en 2013, le Plan France Très Haut Débit vise à couvrir l’intégralité du territoire en très haut débit d’ici 2022 en mobilisant les acteurs privés et publics pour un investissement total de 20 milliards d’euros ; dans le cadre des projets Action Coeur de Ville visant à revitaliser les centres villes des communes de taille moyenne, la Caisse des Dépôts a également décidé de consacrer une enveloppe spécifique pour cofinancer les études smart city que les collectivités locales pourraient engager. Un effet correcteur s’engage ainsi à l’égard d’une tendance naturelle de la smart city à se concentrer sur les seules zones métropolitaines.
Cet article est issu du texte « Mobiliser le territoire par le(s) projet(s) » cosigné par Camille Picard, directrice territoriale Seine Saint-Denis et Val d’Oise à la Banque des Territoires et Matthieu Lhommedé, élève de l’INET.