cicéron
c'est poincarré
Crédit ©Canva pro - Antonio Guillem
Assurément, 2020 restera comme l’année de la santé. Préoccupation majeure des Français, enjeu politique et social crucial, la question sanitaire est omniprésente depuis un an et le système de santé français est au centre des débats provoqués par l’épidémie de Covid-19 qui continue de sévir. Alors que les établissements de santé doivent aujourd’hui parer au plus pressé, le secteur sanitaire organise parallèlement sa transformation numérique.
« Comment consultez-vous votre médecin ? » Cette question aurait pu paraître incongrue il y a encore 18 mois et pourtant, aujourd’hui, elle ne surprend plus et semble presque logique. La crise sanitaire est passée par là et les rendez-vous en ligne et les téléconsultations sont entrés, bon gré mal gré, dans les habitudes des français et des médecins. Et, première surprise, ce ne sont ni des acteurs établis, ni un géant de l’Internet (les fameux GAFAM) qui se sont imposés sur ce nouveau marché mais bien des start-ups, françaises ou européennes.
Dans ce domaine, difficile de ne pas faire référence à l’essor incroyable de Doctolib qui a conquis le marché français en seulement quelques années et est devenu la porte d’entrée de l’AP-HP[1] notamment. Fin 2020, l’entreprise française revendiquait 96,6 millions de prises de rendez-vous via internet[2] (soit 34% du total annuel des rendez-vous) par 42,2 millions de patients de tous âges. Si les plus jeunes restent les plus nombreux en proportion (24%), on note tout de même que 10% des plus de 65 ans utilisent ces services.
Et pour les téléconsultations[3] ? Les chiffres sont moins frappants mais la tendance est clairement positive. Le ministère de la Santé a recensé en mars 2020, plus de 140 acteurs proposant un système de visioconférence dédié aux consultations en ligne. Si l’on comptait environ 320 000 actes depuis septembre 2018, les mesures de confinement du printemps 2020 et le régime dérogatoire mis en place par l’Assurance Maladie ont fait exploser la pratique.
On a ainsi pu compter jusqu’à 4,5 millions de téléconsultations pour le seul mois d’avril[4] et 19 millions sur l’ensemble de l’année, ce qui représente un peu plus de 5% des consultations des médecins libéraux. Aujourd’hui, les chiffres sont quelque peu retombés mais le virage est pris. Selon une enquête[5], 68% des Français se déclarent favorables au développement de la téléconsultation, principalement les moins de 35 ans (78%). Et si les personnes âgées sont encore parfois quelque peu réticentes, 20% des plus de 70 ans ont utilisé le numérique pour consulter un médecin durant le confinement.
Pour autant, le chemin qui a mené à cette transformation des usages n’a pas été simple. Malgré une adoption précoce de la télémédecine dans le droit français[6], il a fallu attendre la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) de 2014 pour voir émerger les premières expérimentations de télémédecine et la LFSS de 2018 pour faire entrer la téléconsultation dans le droit commun.
Cette évolution lente, peut s’expliquer principalement par deux facteurs applicables à l’ensemble du numérique en santé : l’âge moyen des praticiens (plus de 55 ans pour les médecins libéraux) et la grande centralisation du système de santé français qui repose avant tout sur un financeur pour ainsi dire unique : l’Assurance Maladie.
Souvent dépeinte comme la source de tous les maux français, cette centralisation peut néanmoins également être présentée comme un atout pour porter une politique publique. Si l’on en croit la stratégie actuelle de l’Etat, l’usage du numérique en santé va très prochainement s’accélérer…
En septembre 2018, le Président de la République a en effet présenté la stratégie « Ma santé 2022 »[7]. Vaste réforme de l’organisation du système de santé, cette stratégie vise à renforcer considérablement le poids de la e-santé dans l’organisation des soins et trouve notamment son application dans la loi du 24 juillet 2019[8].
Il faut dire que le numérique a potentiellement ici deux grandes vertus : il facilite la lutte contre les déserts médicaux et permet d’améliorer la maîtrise des dépenses de santé.
Concernant le terme de déserts médicaux, il convient d’être prudent. Tout d’abord, car il n’en existe pas de définition scientifique, ensuite parce qu’il est souvent corrélé à la présence de médecins généralistes et enfin, car d’un point de vue européen la France ne présente pas une situation plus dégradée qu’ailleurs.
Cela étant dit, une étude de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) démontre que « l’accessibilité géographique aux médecins généralistes a baissé de 3,3% entre 2015 et 2018 »[9]. Numerus Clausus, âge avancé des médecins en activité, manque d’attractivité du statut de profession libérale, cette baisse peut s’expliquer par différents facteurs. Or, pour freiner cette tendance, la télémédecine constitue une réponse simple et avantageuse, prioritairement pour faire face aux besoins des publics les plus fragiles.
Quant à la maitrise des dépenses de santé, le numérique favorise la dématérialisation, la mutualisation des compétences et des connaissances médicales, le maintien à domicile du patient et une amélioration du suivi notamment des maladies chroniques.
Enfin, le numérique présente l’avantage de pouvoir développer de nouveaux services personnalisés afin de faciliter le parcours du patient. Et c’est avec cette ambition que le programme « Ma santé 2022 » prévoit la création d’un espace numérique de santé personnel pour chaque français.
Véritable porte d’entrée unique, le portail que représente l’Espace Numérique de Santé est sans doute une des mesures les plus emblématiques de la stratégie gouvernementale. Mis à disposition dès la naissance, cet espace personnalisable doit permettre à chacun d’accéder à de multiples services proposés par la puissance publique et des acteurs privés référencés : Dossier médical partagé (DMP), Ameli, messagerie sécurisée, agenda, outils de télémédecine, portail patient des hôpitaux, applications pour le suivi des maladies chroniques, pour la prévention, objets connectés, etc.
Déclinée dans chaque région au travers des Plans régionaux de santé (PRS), la stratégie « Ma santé 2022 », propose d’autres transformations numériques plus systémiques qui doivent permettre une amélioration et une fiabilisation de l’offre de soins existante. Concrètement, il s’agit d’améliorer l’interopérabilité des systèmes d’information de santé, de sécuriser ces mêmes systèmes alors que ceux-ci sont de plus en plus la cible de cyberattaques et d’alimenter le « Health Data Hub[10] », une base de données unique d’informations anonymisées de santé.
Enfin, le secteur médico-social n’est pas totalement oublié avec des actions de modernisation de l’APA (Aide personnalisée à l’autonomie) et des établissements dédiés aux personnes fragiles. Les mesures, moins nombreuses et moins directement impactantes pour l’usager, démontrent à ce stade la difficulté de la question due notamment à l’éclatement et à la complexité d’organisation d’un système pourtant en croissance et qui doit faire face à un nombre toujours plus important de bénéficiaires. Il y a là également une question générationnelle. Il est difficile en effet de développer des services dématérialisés à l’attention de personnes pour qui le numérique constitue un obstacle. Nul doute pour autant que d’ici quelques années, la transformation numérique de la « silver economy » connaîtra un essor, prévu depuis plusieurs années mais encore non concrétisé.
La France prend aujourd’hui le virage du numérique en santé pour répondre à des enjeux forts qui sont exacerbés par la crise sanitaire depuis un an désormais. Cette transformation sans précédent a pris du temps, tant pour les décideurs politiques que pour les acteurs de santé et les citoyens et tout porte à croire qu’il ne s’agit que d’un début. Avec le développement de prochaines technologies (Intelligence Artificielle, séquençage, technologies immersives, etc.) il est aisé d’imaginer que le numérique deviendra une pièce essentielle de l’offre et de la qualité des soins futurs.
La France dispose d‘atouts non négligeables dans ce domaine. A l’instar de la « licorne » Doctolib, d’autres acteurs adressent le secteur de l’e-santé, qu’il s’agisse de solutions de téléconsultations grand public comme MédecinDirect ou Hellocare, ou des solutions plus spécialisées comme Lifen qui développe des solutions d’échanges entre professionnels de santé par exemple.
Impliquée dans ce secteur depuis plusieurs années, la Caisse des Dépôts, soutient d’ores et déjà des acteurs comme Toktokdoc ou Semeïa et prévoit de renforcer son action en mobilisant ses outils d’ingénierie et de financement dans le cadre du Plan de relance notamment.
La crise sanitaire aura mis au jour de nouvelles expériences de santé pour les patients et les professionnels, mais au-delà de cette crise, il ne fait plus aucun doute que l’innovation et le développement du secteur de l’e-santé ne fait que commencer.
FOCUS
Volet numérique de la stratégie « Ma santé 2022 »
La feuille de route du numérique en santé est articulée au travers de 5 axes stratégiques :
- renforcer la gouvernance du numérique en santé avec la création notamment d’une Délégation du Numérique en Santé (DNS) ;
- intensifier la sécurité et l’interopérabilité des systèmes d’information en santé.
Les récentes cyberattaques démontrent, s’il en était besoin, l’urgence de cette action ;
- accélérer le déploiement de services numériques socles : messageries sécurisées, DMP, e-prescription, coordination des parcours de soins ;
- déployer au niveau national des plateformes numériques de santé, autrement dit la création d’un espace numérique de santé pour chaque français d’ici 2022, une plateforme à l’attention des professionnels de santé et l’alimentation du Health Data Hub, la plateforme de centralisation des données
- et enfin, stimuler l’innovation et favoriser l’engagement des acteurs afin d’engager également le virage numérique du secteur médico-social
[1] AP-HP : Assistance Publique – Hôpitaux de Paris
[2] Source : Doctolib
[3] On parle ici de consultation réalisée à distance d'un patient par un médecin, et non de la prise du rendez-vous en ligne.
[4] Source : CNAM
[5] Baromètre : les Français et la téléconsultation, vague 2 - Harris Interactive - janvier 2020
[6] Décret n°2010-1229 du 19 octobre 2010 définissant 5 actes : téléconsultation, téléassistance, télésurveillance, téléexpertise et régulation médicale. Auxquels on peut ajouter la notion de télésoins (article L6316-2 du CSP), élargissant le cadre réglementaire aux pharmaciens et aux auxiliaires médicaux.
[7] Ma santé 2022 : un engagement collectif
[8] Loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé
[9] Source : DREES - Etudes et résultats n°1144 – Février 2020.
[10] Health Data Hub : base de données nationale des données de santé. Mise à disposition des acteurs médicaux, l’analyse de ces données permet d’améliorer la prise de décision, d’évaluer les produits utilisés (médicaments, protocoles de soins, etc.) et de faire avancer la recherche.