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CD'enjeux

06 juin. 2023

Modèle agricole et planification territoriale : en finir avec le cloisonnement

La semaine dernière fut riche d’enseignement pour toute personne sensible à la protection de la biodiversité grâce à la publication de deux documents majeurs. Tout d’abord, une étude dirigée par deux scientifiques du CNRS et un doctorant de l’Université de Montpellier - impliquant une large collaboration scientifique à l’échelle du continent européen - publiée le 15 Mai dans la Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) de l'Académie des Sciences américaine. Cette étude est la plus complète à ce jour concernant les populations d’oiseaux sur le continent puisqu’elle repose sur 37 années de recueil de données et 20 000 sites de suivi dans 28 pays différents. Le lendemain sortait la version française de l’Atlas des Pesticides réalisée par la fondation Heinrich Böll Stiftung et La Fabrique Ecologique. Ce dernier est constitué d’un ensemble d’articles thématiques indépendants rassemblant des faits et chiffres clés sur les substances chimiques toxiques.

Des écosystèmes lourdement impactés par les pesticides

Un lien fondamental immédiat peut être fait entre ces deux contenus, puisque l’étude dans PNAS précise que le modèle agricole intensif – explicitement la quantité d’engrais et pesticides utilisée par hectare - constitue la principale pression associée au dramatique déclin de la population d’oiseaux du continent : 800 millions depuis 1980 soit une moyenne de 20 millions d’une année à l’autre[i]. Mais les oiseaux sont loin d’être les seuls impactés par l’usage des pesticides, l’ensemble des écosystèmes étant concernés, et il convient sérieusement d’intégrer le plus rapidement possible cette thématique dans les réflexions de la planification territoriale.

La gestion de l’eau, l’alimentation, la préservation de l’environnement, l’activité économique… toutes ces thématiques font généralement consensus dans le sens où elles sont considérées comme indissociable des priorités des politiques publiques locales, nul décideur public ne souhaitant une mauvaise gestion des eaux sur son territoire, un manque de ladite ressource, des difficultés d’approvisionnement pour sa population, un cadre de vie dégradé, des écosystèmes dysfonctionnels ou du chômage. Ces sujets reviennent donc régulièrement dans les divers objectifs de planification des collectivités.  Or, tous sont directement concernés par le modèle agricole en présence et l’utilisation de pesticides. Dans un contexte où le dérèglement climatique provoque incertitude et imprévisibilité globale, et donc sur ces thématiques, il est absurde de venir ajouter des externalités négatives localement du fait d’une non application du principe d’atténuation. En effet, le dérèglement climatique ne constitue que l’une des neuf limites planétaires définies par Stefen et AL. 2015 et reconnues et adoptées par l’AEE, la Commission Européenne et les Nations Unies. La question, certes nécessaire mais insuffisante, du carbone ne doit pas monopoliser l’attention des décideurs : en omettant les autres processus biophysiques, ils risquent tout simplement la mal adaptation d’un territoire qui sera dans tous les cas déjà touché par le dérèglement climatique, et devront finalement faire face à une accumulation de phénomènes délétères. L’utilisation des pesticides affecte comme nous l’avons dit les écosystèmes dans leur ensemble, biotopes comme biocénoses[1].

Des conséquences environnementales et sanitaires désastreuses

Par exemple, alors que la question de la perturbation du cycle de l’eau apparait de plus en plus dans le débat public du fait notamment des enjeux autour de la disponibilité de la ressource, il est important de rappeler l’impact non négligeable des substances chimiques sur les cours d’eau, lacs, eaux côtières et eaux souterraines.

Ainsi, une station de surveillance allemande sur 5 détectait en 2016 de l’Altrazine, un herbicide pourtant interdit depuis 1991 alors que les études du programme LIFE APEX de l’UE alertaient, à partir de relevés effectués entre 2016 et 2018, sur la contamination de mammifères marins (dauphins à nez blanc du Nord-Est de l’Ecosse, marsouins communs de Norvège en mer de Barents, loutres d’Europe du Juntland au Danemark ou phoques gris de la mer Baltique en Allemagne) par l’hexachlorobenzène (HCB), un fongicide interdit en 1981[ii]. Ces deux exemples traduisent bien l’impact durable des pesticides sur les milieux aquatiques, même longtemps après leur utilisation.

Ainsi, en 2019, 25% des pesticides détectés dans les voies d’eau de l’Union Européenne étaient des produits déjà interdits[iii], un constat qui ne doit pas non plus occulter leur utilisation illégale. Ce diagnostic de la qualité chimique de nos eaux n’alerte pas uniquement sur l’impact temporel mais également sur l’impact spatial : les pesticides ne perturbent pas uniquement les seuls milieux où ils sont directement appliqués. En effet, ils pénètrent les eaux de surface par infiltration, s’accumulent dans les sols, provoquant des ruissellements et la contamination des eaux souterraines et sont transportés sous la forme de poussières ou particules diverses par les vents, parfois jusqu’à 1000 km (« dérive des pesticides »).[iv]

Le problème est apparu dans le débat public ses dernières années avec la révélation de la contamination de jusqu’à 1/3 des eaux du robinet des Français au métabolite du chlorothalonil, un fongicide interdit en 2020, et auparavant découvert dans les eaux suisses en 2013. Il est intéressant de noter que pour traiter méticuleusement leurs eaux suite à cette découverte, les autorités suisses ont dû augmenter de 75% la facture d’eau du consommateur[v]. Cette contamination des eaux a pour effet de rappeler qu’il s’agit bien d’une problématique sanitaire et socio-économique universelle, et non d’une problématique environnementale annexe.

Des pratiques agricoles qui doivent se transformer

En réalité, cet exemple de la contamination des eaux n’est que l’arbre cachant la forêt, les effets de la disparition des nombreux oiseaux, mammifères et insectes d’une partie conséquente écosystèmes, de la faune et de la flore des sols et la dégradation de ces derniers constituant des menaces incommensurables pour notre époque. Si nous désirons réellement subvenir aux besoins de la population française avec une eau potable et une alimentation de qualité en quantité suffisante, si nous souhaitons adapter nos territoires de manière à ce qu’ils soient préparés aux externalités du dérèglement climatique et si nous avons suffisamment d’éthique pour ne pas être la première espèce à avoir conscience d’être la cause d’une extinction massive sans que cela ne nous motive à agir, il n’y a pas d’autre alternative que d’opérer urgemment une véritable révolution de nos pratiques en matière de politiques agricoles, une révolution nécessitant une réflexion transversale à tous les niveaux de décisions et rassemblant tous les acteurs du secteur.

Cette transformation du modèle agricole français nécessite une intervention d’échelle nationale et la mise en place d’un accompagnement et de moyens concrets d’appui aux agriculteurs. Nous pouvons par exemple songer au Danemark qui a instauré en 1972 une taxation des pesticides complétée en 1982 par la mise en place d’un impôt corrélé à la toxicité des substances depuis 2013 et dont les recettes sont reversées au secteur agricole[vi]. Mais une approche contextualisée à chaque territoire est bien entendue fondamentale et en cela, les collectivités locales constituent des acteurs incontournables et leurs documents de planification des outils pertinents.

Ainsi, la commune de Lons-le-Saunier (39) traite concrètement ces problématiques depuis près d’une trentaine d’années, suite à l’identification d’un herbicide (triazine), utilisé dans la culture du maïs, dans ses eaux souterraine, menaçant de fermeture quatre de ses puits. Les élus ont d’abord défini un périmètre de protection de 220 hectares autour des puits et interdit la culture du maïs tout en indemnisant les cultivateurs du manque à gagner par le biais de la chambre d’agriculture. La municipalité a ensuite proposé des débouchés grâce à la cuisine centrale aux agriculteurs se convertissant à l’agriculture biologique. La concertation et le dialogue avec les coopératives agricoles occupe un rôle primordial, aboutissant par exemple à la substitution du maïs fourrage par des prairies de graminées et de légumineuses. En 2012, la commune élabore une DUP imposant l’agriculture biologique et la mise en herbage autour des zones de captage (8ha), alors que le classement en « Grenelle » permet de définir une zone de surveillance des pollutions à tout le bassin d’alimentation - 16 communes - et de mobiliser d’autres outils juridiques et financiers[vii]. Elle lance en parallèle une opération pour supprimer l’usage des pesticides dans l’entretien des espaces publics communaux et  est lauréate en 2017 de l’appel à projet pour élaborer son PAT (Projet Alimentaire Territorial), toujours avec cette volonté de préserver sa ressource en eau[viii]. En 2020, le PETR du Pays Lédonien dont elle est la commune centre est également lauréat de cet appel à projet et élabore actuellement « un PAT Bio » via une SCIC, structure permettant aux acteurs volontaires, qu’ils soient des producteurs, des salariés, des acteurs économiques ou des habitants d’intégrer la gouvernance aux côtés des collectivités. Ce document présente d’après le Réseau National des PAT un fort potentiel pour être défini comme un PAT environnemental c’est-à-dire un PAT systémique (prenant en compte l’ensemble des domaines d’action de l’alimentation) rassemblant différents acteurs autour de l’environnement et plaçant la transition écologique comme moteur du projet[ix].

Alors que l’ECLA (Agglomération de Lons-le-Saunier) entame en ce printemps 2023 l’élaboration de son PLUi, il sera particulièrement intéressant de voir comment la collectivité abordera cette thématique dans le cadre de ce véritable projet de territoire, d’identifier les outils mobilisés et d’étudier la complémentarité des différents documents de planification pour résoudre cette problématique que toute collectivité doit désormais prendre en main.

 

 

[1] En écologie, un biotope est un lieu de vie défini par des caractéristiques physiques et chimiques déterminées relativement uniformes. Ce milieu héberge un ensemble de formes de vie composant la biocénose : florefaunefonge (champignons), et des populations de micro-organismes.

 

[ii] Atlas des Pesticides 2023, Heinrich-Böll-Stiftung Paris & La Fabrique écologique, article « Et au milieu coulent des pesticides » de Silke Bollmohr d’après un article de Falk Hilliges, Kristina Hitzfeld, Jan Koschorreck et Alexandra Müller.

[iii] Ibid

[iv] Atlas des Pesticides 2023, Heinrich-Böll-Stiftung Paris & La Fabrique écologique, article « Autant en emporte le vent »  de Johanna Bär, Johannes Heimrath et Anna Satzger

[vi] Atlas des Pesticides 2023, Heinrich-Böll-Stiftung Paris & La Fabrique écologique, article « L’Europe, Puissance Pesticide ? » de Lisa Tostado