Les impasses du paysage comme « tableau »

Le débat public sur l’aménagement du territoire en vue de la transition écologique a pris ces derniers temps des tournures polémiques, entre les éoliennes qui vont « dénaturer nos paysages » et la politique du zéro artificialisation nette qualifiée de « ruralicide ».

Il est vrai que l’urgence des enjeux environnementaux conduit trop souvent les techniciens à considérer que les affects, la concertation voire le débat démocratique constituent des freins aux transformations qu’ils jugent légitimes. Cette posture surplombante, voire méprisante, nourrit des contestations, ainsi légitimées, certaines d’entre elles se mobilisant « au nom du paysage », dont le mythe fondateur est "la France éternelle", figée dans un âge d'or fantasmé qui prend racine dans nos campagnes millénaires.

Disons-le tout net : cette vision fixiste (donc nostalgique, passéiste et défensive) du paysage n'a pas plus de sens ni d’avenir que la technocratie arrogante.

Dans sa dimension matérielle et objective, le paysage-territoire évolue tous les jours : par l'action des humains qui cultivent, élèvent, gèrent, aménagent, détruisent et construisent ; mais aussi par l'action des non-humains : celle des plantes qui naissent, poussent et meurent, transformant sans cesse les milieux, et celle des animaux, qui façonnent leurs biotopes de façon spectaculaire (comme le castor qui crée des milieux humides à grande échelle) ou discrète (tel l'écureuil qui disperse et plante les graines lourdes du chêne, du noyer ou de l'amandier en oubliant ses réserves). Même le monde minéral, dit non vivant, reconfigure le cadre terrestre, là-encore de façon modeste (l'érosion du ruisseau) ou puissante (tremblement de terre, tsunami, éruption volcanique).

Quant à la dimension immatérielle et subjective du paysage, celle des usages, perceptions et représentations par les populations qui le vivent et le façonnent, elle est tout aussi évolutive, C’est ainsi que les « affreux » pays de la montagne, de la mer, du désert ou des zones humides décrits comme tels au 18è siècle, sont devenus des espaces pittoresques ou sublimes au fil des siècles et des sensibilités culturelles.

A cette réalité mouvante et dynamique, consubstantielle au paysage, s’ajoute l’irrépressible nécessité d’adapter rapidement nos cadres et modes de vie du fait des enjeux écologiques et climatiques. Dès lors, il ne s’agit plus de réduire le paysage à un tableau passif ne pouvant que recevoir des « impacts » qu’il va falloir « éviter, réduire et compenser ». Une attitude aussi strictement défensive n’aboutira au mieux qu’à de micro-victoires au sein d’une masse de défaites déjà constatées. Il s’agit d’envisager nos paysages d’une autre manière, plus active, plus dynamique, plus offensive, plus positive, mais aussi plus globale et rassembleuse : quels paysages souhaitons-nous façonner ? Dans quel cadre et selon quels modes souhaitons-nous vivre ?

Une autre méthode : la démarche paysagère

Ce renversement de perspective (le paysage comme cause commune plutôt que comme conséquence fortuite) appelle à une tout autre méthode de l’aménagement que celle appliquée par notre ingénierie technique, quantitative et toute puissante. Il ne s’agit plus d’équiper le territoire en réduisant le paysage – coupable d’être « subjectif » – à un volet d’étude d’impact, pour le prendre en compte et le compenser. Il ne s’agit pas non plus de confondre la vaste question du paysage avec celle du paysagement, par des plantations-alibis plus ou moins décoratives aux abords des constructions, aménagements et équipements réalisés.

La nouvelle méthode d’aménagement, que l’on appelle démarche paysagère, consiste à mettre le désir de paysage au cœur de la transition écologique. Elle offre de nombreux atouts pour cela :

  • à l’échelle d’un territoire ou d’un site, elle permet de mobiliser et d’impliquer largement les citoyens car le paysage ne nécessite pas de prérequis techniques (tout le monde le vit, le perçoit, en use) ;
  • elle parle de tout à la fois, en donnant du sens et de la cohérence aux politiques publiques par un des seuls prismes de convergence possible des champs sectoriels de l’aménagement (tous les acteurs font – ou défont – le paysage) ;
  • elle s’envisage comme récit en convoquant à la fois les temps passés, présents et futurs (le paysage exprime la relation des hommes au monde sur le temps long) ;
  • elle permet d’entrer dans la complexité (complexus : ce qui est tissé ensemble) sans séparer la science et le sensible, l’objectif et le subjectif, la nature et la culture, la sociologie et l’écologie ;
  • elle est concrète, se traduisant matériellement par une transformation effective des modes de vie par le cadre de vie (et réciproquement) ;
  • enfin elle est positive, le paysage étant largement associé au beau et à l’agréable, ce qui permet d’envisager la transition non pas comme une trajectoire punitive, ni même seulement acceptable, mais comme une perspective démocratiquement choisie, dès lors, désirable.

A vrai dire, cette méthode n’est pas vraiment nouvelle : elle est pratiquée de longue date dans certains territoires, animés par le souci d’accompagner les mutations à l’œuvre de façon choisie plutôt que subie : ces derniers établissent des plans de paysage, se fédèrent sous la bannière de territoires à énergie positive (TEPOS), de parcs naturels régionaux, ou de grands sites (opérations grands sites et label Grands Sites de France).

Les démarches de paysages font la preuve de leur capacité fédératrice et facilitatrice pour la transition écologique sous toutes ses facettes : sobriété, énergies renouvelables, agricultures, risques, mobilités, renouvellement urbain, nature en ville, etc.

Une autre politique : par le paysage

Il faut désormais généraliser de façon ambitieuse les expérimentations menées à bas bruit et sans grands moyens depuis trente ans dans les territoires.

C’est la démarche de paysage en projets qui permettra de concrétiser la transition écologique dans ses déclinaisons les plus complexes et ambitieuses. Par exemple :

  • Accompagner la logique quantitative du ZAN (zéro artificialisation nette) par un renouveau d’approches urbanistiques qualitatives ;
  • Lutter contre l’érosion de la biodiversité : en favorisant, par exemple, le dialogue entre les agriculteurs et les attentes sociétales en matière de cadre de vie, de santé et de bien-être ;
  • Réduire les risques : en recomposant des territoires résilients face aux submersions, érosions, incendies et inondations.

Cette forme de territorialisation de la transition écologique constitue un troisième temps politique : non plus seulement une politique DE paysage (de protection du paysage comme au cours de la première moitié du XXe siècle ; de prise en compte du paysage, comme depuis les années 1960) ; mais une politique PAR le paysage, qui fait de ce dernier la voie d’une transition écologique réussie.

Cette nouvelle politique suppose de mettre des moyens d’agir à la disposition des territoires et de leurs élus désireux de s’approprier par le paysage les différentes dimensions de la transition écologique, c’est à dire les compétences, le cadre de travail, et les moyens financiers appropriés.

Cela passe par un renforcement significatif du nombre de paysagistes concepteurs et par la mise en place un socle commun de sensibilisation à l’approche paysagère, pour les différents intervenants - publics comme privés - dans le processus de l’aménagement : ingénierie des transports, de l’eau et de l’énergie, architectes, urbanistes, écologues, agronomes, forestiers, mais aussi élus et administrations, populations et scolaires, etc.

Cela passe également par une refondation et une dynamisation de la procédure trentenaire des « plans de paysage » comportant notamment un plan d’action convenablement financé, une « stratégie de paysage » élaborée de manière participative, enfin une garantie de pérennité par un label d’Etat ;

Cela passe enfin par une mise à niveau des financements, notamment en mobilisant les ressources concourant aux évolutions du paysage elles-mêmes (équipements publics et privés) au-delà de l’emprise des équipements, sachant qu’une prise en compte amont du contexte paysager leur aura fait, par ailleurs, réaliser de substantielles économies.

Le paysage passant du stade d’un tableau figé à celui d’une démarche dynamisante pourra ainsi devenir, non plus un frein, mais un puissant accélérateur de la transition écologique déclinant celle-ci avec une cohésion sociétale renforcée et dans un cadre démocratique renouvelé.

 

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couverture LFE sur l'approche paysagère

LFE

Cet article est tiré de la note Réussir la transition écologique par l'approche paysagère publiée par La Fabrique Ecologique en octobre 2023. Issue des travaux d’un groupe de travail pluridisciplinaire, elle expose une approche « paysagère » territoriale, transversale et de concertation, très prometteuse pour la transition écologique.

 

 

 

 

 

La Caisse des Dépôts, au travers de l’Institut pour la recherche, soutient les travaux de La Fabrique Ecologique. Fondation pluraliste de l'écologie, La Fabrique Ecologique est un Think et Do-Tank qui a pour objectif de promouvoir l'écologie et le développement durable sur la base de propositions.