cicéron
c'est poincarré
Crédit © Photographee.eu / Adobe Stock
La définition de ce qu’est un tiers-lieu reste toujours aussi nébuleuse, plus de 30 ans après son apparition. Originellement défini comme un troisième lieu après le domicile et l’entreprise, il a également symbolisé l’endroit d’une troisième voie, dans une acception plus citoyenne et engagée. Si l’on y ajoute la diversité des objectifs et des filières rencontrés, du coworking à l’espace de réinsertion, du potager aux ateliers de production, du lieu festif au centre de santé, on comprend la difficulté à expliquer de manière simple et concise ces ovnis pourtant présents dans notre environnement quotidien.
Une tentative de dénominateur commun consisterait à les présenter non comme un contenu, mais comme un mode d’action dans un lieu et des modalités ad hoc, gouvernées par des principes d’ouverture, de (re)création et de diversité. Et ces tiers-lieux jouent aujourd’hui une partie cruciale pour leur avenir.
Les tiers-lieux ont bénéficié ces dernières années d’un essor important, à la faveur de programmes publics comme « Nouveaux Lieux, Nouveaux Liens »[1] et de la période pandémique, pendant laquelle ils ont su démontrer effectivement leur potentiel disruptif et leur aptitude à la résilience. Selon France Tiers-Lieux[2], on en dénombrerait 3 500 dans l’hexagone aujourd’hui, contre 1 800 en 2018.
Or, une nouvelle phase de soutien pourrait donner l’occasion à ces lieux de profiter d’une accélération et d’asseoir leur incarnation d’un modèle alternatif. Cette seconde accélération serait facilitée par le terreau fertile de l’écosystème de la filière, dont la structuration est bien avancée, entre instances nationales, réseaux régionaux, conseils spécialisés, et financeurs à impact. La sortie de nouveaux programmes d’accompagnement, en cours ou à l’étude, en constituerait le principe actif.
Après une période de développement et d’expérimentations soutenue par les aides publiques, le passage d’un modèle subventionnel à un modèle « économique » constitue sans nul doute le principal challenge à relever. Car miser sur la pérennisation de ces lieux grâce aux seuls deniers publics parait bien hasardeux, au regard de leur soumission à la saisonnalité des décisions politiques et à l’annualité de leurs budgets. C’est encore plus vrai pour les projets portés directement par les collectivités, qui renvoient à l’interrogation - ancienne - de leur légitimité à réaliser en direct des activités lucratives et à en assumer seules le risque d’exploitation associé ; la collectivité fait régulièrement le choix, hors des filières stratégiques, d’externaliser ce type d’activité, à l’instar des pépinières d’entreprises ou de la gestion de salles événementielles. Par ailleurs, l’attrait pour les communs et l’envie logique d’aller chercher les fonds citoyens est compréhensible du fait de sa compatibilité avec les valeurs de ces lieux et le coût limité qu’ils représentent. Mais est-ce que ces conditions d’accès resteront aussi favorables dans une logique de massification du nombre de projet ?
Les tiers-lieux se situent ainsi à la croisée des chemins puisqu’ils vont bénéficier de nouveaux coups de pouce qui doivent leur permettre de se mettre définitivement sur orbite. L’occasion de saisir leur chance d’affiner et de concrétiser leur modèle de développement. Au risque sinon de rester des objets incompris et parfois mal perçus.
Les tiers-lieux souffrent encore trop souvent d’un blocage face au dilemme du financement du projet. S’il est acquis que l’on cherche dans ces lieux à générer d’autres impacts que la seule rentabilité financière, la frilosité est souvent présente dès lors que l’on parle de développer les activités privées pour équilibrer les comptes. Pourquoi ne pas sortir de ce dilemme en assumant la symbiose entre activités commerciales et impacts extra-financiers ? Cela implique d’aborder la question économique différemment dans la confection des projets, et d’amener celle-ci comme - l’une - des composantes centrales de l’opération : un tiers-lieu n’est pas un projet business mais on fait du business dans un tiers-lieu.
Le projet le plus-valeureux serait certainement celui qui, tout en atteignant ses objectifs d’impact sociaux et solidaires, trouverait son équilibre en générant des recettes privées, publiques et citoyennes ; or ce qui peut passer a priori pour une lapalissade reste en réalité plutôt rare. Le simple fait de parler de « recettes » illustre l’incompréhension ab initio entre ceux qui veulent faire et ceux qui veulent financer. Lorsqu’à titre personnel on souhaite acquérir un bien, on ne se demande pas quel est son salaire brut, mais de combien on dispose après avoir payé ses factures courantes : c’est la même chose pour les financeurs, qui recherchent un équilibre de résultat autant que de chiffre d’affaires. Le passage à un modèle pérenne nécessite ainsi non seulement de procéder à une hybridation avérée des recettes - c’est déjà une des caractéristiques d’un tiers-lieu selon France Tiers-Lieux - mais également de créer les conditions d’un résultat économique positif grâce aux recettes privées.
Les tiers-lieux ont toutes les cartes en main pour convaincre : contributeurs concrets et précieux aux nécessaires transitions sociétales, terreaux d’innovation de demain, ils réinventent, innovent, expérimentent, ouvrent… Ils peuvent indifféremment intervenir dans d’innombrables filières en faisant la démonstration, certes encore trop rarement, que l’on peut générer des impacts positifs pour les entreprises, pour les citoyens, pour la planète, en créant de la valeur financière. Ils sont ainsi une possible brillante illustration de la capacité des approches collectives à créer des modèles hybrides et vertueux.
D’ailleurs, de nombreux projets réussissent déjà cet équilibre : on peut citer, et il y en a d’autres, Illusion Macadam et sa Halle artistique et culturelle Tropisme, Oasis 21 et son offre d’appui aux transitions environnementales et citoyennes, ou encore l’Hermitage et son site rural et nature « inspirant ». On ne saurait manquer l’occasion de citer également les foncières solidaires Bellevilles et Villages Vivants, qui bien que n’étant pas des tiers-lieux œuvrent à leur développement, et mettent en pratique les mêmes principes de mixité des recettes, de recherche d’impact, dans l’équilibre de gestion. Une recette miracle ? ils n’ont pas souhaité la donner, mais au-delà des spécificités de tel ou tel projet, une envie inconditionnelle et une capacité à instiller une rigueur économique dans les projets d’initiatives locales ou solidaires.
Bien sûr, les pouvoirs publics, les institutionnels et les réseaux d’appui auront aussi leur rôle à jouer dans cette transition, en accompagnant, en faisant preuve d’adaptabilité dans les outils d’analyse, et également de patience dans les ressources confiées aux projets.
Amis tiers-lieudistes, l’exigence du changement de modèle n’est pas une mince affaire, mais achevez la fusion entre pérennité et intégrité et vous nous projetterez à coup sûr dans le modèle - tant attendu - de demain !