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c'est poincarré
Crédit ©uswatun / Adobe Stock
Notre société semble entrainée dans une course effrénée sur une voie sans issue. Les consensus scientifiques sur les causes et conséquences du dérèglement climatique et la médiatisation des aléas qui y sont liés témoignent pourtant d’une prise de conscience de la menace pesant sur la stabilité de nos existences. Par ailleurs, la mise en œuvre de politiques environnementales depuis plusieurs décennies dans un contexte d’accélération d’effets délétères ne peut qu’acter l’échec de notre modèle consumériste à se réguler.
Un changement de paradigme s’impose donc, et cela pour une raison principale évidente : la plupart des activités contribuant au dépassement des limites physiques, chimiques et écologiques – limites offrant les conditions nécessaires au bon fonctionnement du vivant - sont tout simplement légales. C’est ainsi une bifurcation juridique qu’il nous est indispensable d’entamer pour dépasser les biais d’un modèle législatif anthropocentré.
Le concept des Droits de la Nature - mis à l’honneur dans une publication de l’Agence Française de Développement[1] - se présente comme une alternative crédible forte de nombreuses mises en pratique à travers le monde. Il se structure autour de 3 piliers : reconnaitre des droits fondamentaux à la nature indépendamment des bénéfices tirés par les êtres humains, faire valoir ces droits dans les instances de gouvernance et les tribunaux et obtenir réparation en cas de violation de ces droits.
Plutôt que d’effectuer une présentation descriptive des modalités des droits de la nature - nous encourageons le lecteur à se pencher sur les divers exemples aujourd’hui disponibles et synthétisés dans la publication de l’Agence Française de Développement - nous nous intéresserons à la mobilisation de concepts clés de ce mouvement dans le cadre des politiques publiques d’aménagement du territoire. Le constat appliqué à l’aménagement territorial est en effet le même que celui pratiqué transversalement à l’échelle planétaire : les pratiques légales et habituelles des décideurs, aménageurs et acteurs du territoire contribuent au dépassement des limites géophysiques et menacent directement et indirectement les populations, la stabilité des sociétés et l’ensemble du vivant. Pendant ce temps, ces acteurs se doivent « d’éviter, réduire et compenser » (ERC) les impacts sur l’environnement dans le respect du droit environnemental en vigueur et sont encouragés à mettre en œuvre des politiques d’atténuation et d’adaptation dans le cadre d’une vision « résiliente ». Alors que le Shift Project insiste bien dans son rapport sur la résilience territoriale[2] sur la priorité que constitue l’arrêt de tout acte aggravant les problèmes, nous ne pouvons que constater le décalage entre le constat, les réponses nécessaires et celles apportées jusqu’à aujourd’hui.
La prise de conscience et la critique de l’anthropocentrisme et de son inéluctable brutalité est un élément fondamental des Droits de la Nature ( voir le concept de "l'intrusion Gaïa" théorisé par Isabelle Stengers [3]). Cette prise de conscience est une première étape vers l’établissement d’une vision bioperspectiviste permettant de restaurer un équilibre entre les intérêts des humains et les besoins fondamentaux des écosystèmes avec lesquels ils sont interdépendants. La perspective déployée sera alors intrinsèquement propice à la préservation du bon fonctionnement des biotopes, à l’habitabilité des territoires et sera in fine compatible avec l’épanouissement de l’être humain. Il s’agit d’un exercice philosophique majeur nécessitant de renoncer à « l'importance que nous nous imaginons avoir, l'illusion que nous avons quelque position privilégiée dans l'univers » comme l’évoquait l’astronome Carl Sagan dans Pale Blue Dot face à la photographie la plus éloignée de la Terre jamais prise – 40,47 UA soit six milliards de kilomètres - par la sonde Voyager 1 en 1990.
Ce renoncement fondamental permet de retrouver un sens du lieu, du temps et donc du vivant. Le bioperspectivisme fait ainsi écho au concept de biorégionalisme que la docteure en aménagement de l’espace et urbanisme Agnès Sinaï dépeint comme « une pratique tant existentielle que spatiale et politique » [4], avançant un défi territorial mais aussi cognitif pour sortir des abstractions et disposer d’une nouvelle échelle de vie. Cette notion d’échelle est fondamentale en ce qu’elle permet de reconnecter l’acte de ses conséquences et ainsi développer la conscience et saisir les rétroactions. En développant une vision bioperspectiviste, l’acteur territorial prend en effet conscience des impacts de ses choix sur les habitants, humains, non humains, présents et futurs, sur les milieux et sur les interactions constituant la matrice d’un vivant qui ne peut être vu comme figé.
L’une des illustrations les plus avant-gardistes de ce regard bioperspectiviste est la politique de la ville de Curridabat au Costa-Rica. Cette commune localisée dans la banlieue est de la capitale San José a fait adopter en 2015 une proposition visant à reconnaitre les pollinisateurs comme « habitants natifs de la ville » afin de garantir une cohabitation et un juste partage des espaces et des ressources. S’en sont suivies des élaborations de plans réglementaires et stratégiques visant la restauration du patrimoine écologique et des politiques de développement urbain devant tenir compte des besoins et du mode de vie de ces nouveaux « citoyens non-humains » que sont les abeilles, les papillons, les colibris et certaines espèces végétales. Les innovations emblématiques de la ville ont ainsi constitué en l’élaboration de biocorridors permettant le déplacement apaisé des pollinisateurs et en la réintroduction d’espèces végétales endémiques
Pour le maire porteur du projet, l’enjeu est avant tout idéologique : il s’agit de mobiliser le point de vue d’un être vivant non humain pour enrichir les discussions en réunions et ainsi repenser la demande pour faire la ville. La personnification est un exercice assez commun dans le cadre de la construction de projets en planification territoriale française (phases PAS des SCoT ou PADD des PLUi). Il s’agit de la méthode dite des « personas », portraits fictifs d’habitants types permettant de se mettre à la place d’un usager pour prendre en compte ses comportements, habitudes et besoins. L’innovation pour les acteurs de la planification française serait donc d’intégrer à cet exercice de nouveaux personas – aux côtés du commerçant, de l’enfant ou de la personne âgée rencontrés traditionnellement - non humains : l’abeille, la goutte d’eau de pluie, la rivière, l’arbre endémique, le hérisson, la fleur, le sol etc…
Cette approche permet à la vision vertueuse d’essaimer dans l’ensemble des politiques publiques. A Curridabat, ce projet transversal porte le nom de « ville douce » et se traduit, outre cette approche relative aux polinisateurs, à une gestion de l’eau selon son cycle naturel (concept de ville éponge), au développement de l’agriculture biologique, à la réutilisation des déchets organiques ou encore à un recours privilégié aux énergies renouvelables. A nouveau, la démarche fait écho à la pensée biorégionale, telle qu’évoquée par le poète Gary Snyder à travers l’idée du « Conseil de village de tous les êtres » : « Imaginez un village qui considérerait ses arbres et ses oiseaux […] et les animaux sauvages des hauts pâturages comme des membres de la communauté »
Par ailleurs, en accordant la citoyenneté de fait aux pollinisateurs, les autorités de cette commune du Costa-Rica ont souhaité jouer sur une attribution symbolique de droits à des acteurs créateurs de valeurs en permanence sans condition ex ante. La citoyenneté est ici perçue comme liée à une activité et non une condition passive.
L’approche du territoire par les Droits de la Nature est en réalité une manière de repenser notre modèle de société sous le prisme d’une humilité aujourd’hui disparue et d’une véritable transversalité indissociable d’une politique territoriale vertueuse, durable, sobre, résiliente et surtout soucieuse de ne pas galvauder ces termes.
Notes
[1] Sous la direction de Farid Lamera en partenariat avec Marine Calmet et Sarah Hayes, https://www.afd.fr/fr/ressources/droits-de-la-nature
[2] Climat, Crises : Comment transformer nos territoires ? Octobre 2022, The Shift Project
[3] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2009
[4] Agnès Sinai, Réhabiter le monde, anthropocène seuil, 2023