Temps de lecture
7min

Ces dernières années, la gestion « sobre » du foncier est devenue un enjeu majeur en matière de politiques publiques. En effet, de nombreux témoignages d’élus, d’acteurs de l’aménagement alertent sur la concurrence croissante dans l’utilisation du foncier : agriculture, infrastructures, bâti pour le logement, l’industrie, le commerce et les bureaux, espaces de nature... autant d'activités qui doivent trouver leur juste place, en respectant un certain équilibre, en veillant à préserver la qualité du sol et en s'adaptant au mieux aux impacts du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité.

Dès lors, les acteurs de l’aménagement, dans un contexte économique et budgétaire difficile, sommes tous soumis à de multiples injonctions qui peuvent sembler contradictoires : connaître, préserver, voire reconstituer des sols vivants, tout en ménageant les conditions de nos souverainetés nationales et locales (agricoles, alimentaires, énergétiques, économiques, industrielles), et en restaurant nos capacités de vivre dignement dans les territoires. Dès lors, comment trouver un chemin qui propose de conjuguer ces enjeux ?

Les évolutions dans la manière d’appréhender le foncier

Depuis quelques années, l’accès au foncier est désigné comme un des maux, responsable de la « crise du logement ».  L’augmentation de son prix et le problème de la rétention par des propriétaires parfois spéculateurs, justifient de nouvelles législations et dispositifs en faveur d’un logement abordable, par exemple la création des baux réels solidaires (BRS)…. Ces débats sont exacerbés par les dispositions de la loi Climat et Résilience[1], qui, en posant un objectif de zéro artificialisation nette à l’horizon 2050, instaurent progressivement une plus grande rareté du foncier constructible, réitérant les injonctions au renouvellement urbain et donc au recyclage foncier.

Dans le même temps, le foncier prend de la profondeur. Après des décennies d’approches surfaciques, les sols entrent dans les débats notamment en tant que ressources primordiales à préserver. Les sols sont un des enjeux de l’adaptation au changement climatique et de la lutte contre l’effondrement de la biodiversité. Cette transformation de l’approche foncière est en partie visible dans la loi Climat et Résilience mais aussi, au niveau européen, par le nouveau Pacte pour des sols sains[2] et une nouvelle directive pour la surveillance et la résilience des sols. La diversité des sols, de leurs fonctions et donc des services écosystémiques qu’ils produisent requestionne les valeurs du foncier au-delà d’une dimension purement économique, d’autant plus lorsque l’on sait les coûts engendrés par leur destruction quasi irréversible.

Enfin, le foncier revient à ses origines et pose à nouveau la question de la propriété et de sa déclinaison, préoccupation très visible dans les dernières propositions de lois agricoles[3] et notamment sur les questions de portage foncier remis actuellement à l’ordre du jour. Surtout que la crise engendrée par le COVID mais aussi la guerre en Ukraine a révélé nos dépendances alimentaires, réitérant les enjeux de préservation du potentiel agronomique voire biologique et biochimique du foncier.

La nécessité d’un détour stratégique

Foncier-maux, foncier-sol-usages, foncier-propriété. Pour le LIFTI, ces actualités d’apparence morcelées révèlent en réalité le besoin ardent de stratégies foncières établies sur des enjeux mieux ciblés, à partir de diagnostics plus approfondis, plus territorialisés… Ces débats illustrent un besoin de décloisonnement, de référentiels communs, de méthodologies, de formations. L’élaboration d’une stratégie territoriale doit permettre de répondre à ce besoin de décloisonnement. Pour cela, elle doit s’appuyer sur une échelle territoriale adéquate, notamment sur les SCOT, pour bénéficier d’une vision en termes de planification, mais également sur les intercommunalités, pour articuler à la fois planification et compétences opérationnelles.

Cette stratégie doit également développer une vision à court, moyen et long terme des besoins du territoire, en articulant la prise en compte des besoins immédiats avec une réelle vision prospective. En effet, la question foncière s’est longtemps cantonnée à des perspectives d’aménagement fléchées sur des enjeux économiques et d’habitat, souvent assez immédiats. La complexification actuelle de nos modes d’habiter et de leur soutenabilité rend évidente la nécessité de penser davantage en systèmes, dans une approche plus globale, repartant des besoins réels et futurs des territoires, dans une logique de sobriété. Les projections des besoins à moyen et long terme ne peuvent être certaines mais doivent être construites en tenant compte des particularités locales. Le foncier devient alors le réceptacle d’autres besoins identifiés (alimentation, énergie, eau/résilience, économie) induisant la préservation d’un équilibre dans ses fonctions (et donc sa consommation).

Les prérequis pour engager ce chantier stratégique 

La connaissance du foncier est un prérequis pour l’élaboration d’une stratégie foncière. La veille foncière et la capacité à évaluer son foncier doivent s’appuyer sur une connaissance fine des situations locales. Les outils nationaux de connaissance du foncier ne peuvent se substituer à la réalisation d’un observatoire local. Il s’agit d’un outil primordial pour bien comprendre le contexte territorial (les différents marchés, les acteurs présents sur le territoire, etc.), pour assoir une connaissance fine (à la parcelle), pour mettre en place des indicateurs de suivi et d’évaluation. De nombreuses données existent, brutes ou retravaillées. Elles nécessitent une expertise et une ingénierie même si cette connaissance est déjà en partie travaillée dans certains outils, les observatoires, puisqu’elle est accessible et peut être mutualisée à différentes échelles du territoire (cf. SCoT, PLU(i), PLH (volet foncier avec référentiel foncier) etc.).  Cela suppose la structuration d’un service d’ingénierie foncière transversal, interne ou en lien avec les outils d’assistance à maîtrise d’ouvrage existant (agence d’urbanisme, EPF, structures porteuses de SCoT, etc.), mais également la mise à disposition et le traitement de données qualifiées, et mises à jour.

Cette ingénierie doit permettre de faire face aux complexités qui caractérisent l’offre foncière. En effet le foncier est à distinguer en fonction de son usage et de la capacité des acteurs à le transformer ou le valoriser, mais également par rapport à son classement dans les documents d’urbanisme locaux et dont les droits associés ne sont pas stables dans le temps. Ainsi l’offre foncière, à la différence de la ressource foncière d’un territoire, recouvre une approche de court, moyen et long terme tout en excluant les fonciers contraints pour diverses raisons : l’exposition aux risques, le statut juridique, la nature, la topographie, l’occupation (centrale nucléaire, voies ferrées ou routières en service, etc.). L’offre foncière, dans un contexte de renouvellement urbain, est donc caractérisée par les fonciers (privés ou du domaine public) occupés ou nus mais non contraints. Elle est aussi conditionnée par les usages qui seront autorisés sur ces espaces, après intégration des objectifs du ZAN.

L’importance de la dimension partenariale

Une stratégie foncière doit nécessairement être partagée et itérative. Elle doit reposer sur une démarche partenariale, associant élus et techniciens, mobilisant les partenaires historiques des territoires, comme les aménageurs, les EPF, l’Etat, et de nouveaux partenaires au regard des enjeux multiples auxquels il faut répondre, à l’image des acteurs économiques et industriels, des chercheurs et des grand propriétaires fonciers… Enfin, elle doit également associer la population, à la fois en tant qu’usager du territoire mais aussi comme propriétaire foncier et immobilier.  En effet, l’objectif du ZAN induit potentiellement un double mouvement foncier, à la fois à propos des valeurs d’un foncier constructible se raréfiant, interrogeant alors le partage de cette valeur entre intérêts particuliers et intérêt général et sur le rapport à la densité pour satisfaire certains besoins de construction tout en contenant l’étalement urbain dans des territoires encore en forte tension. Le défi est notamment de mettre en lumière les autres potentialités du foncier qui ne figurent pas dans les standards assimilés par le grand public et encore trop peu par les acteurs classiques de l’aménagement tels que les puits de carbone, les réservoirs de biodiversité, les qualités pédologiques des sols, l’infiltration des eaux de pluie pour limiter les ruissellements et inondations … L’objectif induit est de pacifier les rapports en changeant les imaginaires gravitant autour du foncier pour une meilleure acceptabilité.

Gérer sa stratégie dans le temps 

C’est l’un des nombreux paradoxes de la stratégie foncière, où les maîtres mots sont souvent le temps long et l’anticipation, mais qui ne sont pas sans poser de difficulté en matière de gouvernance, de continuité d’action, de moyens à disposition, etc. Pour s’adapter au contexte évolutif (tant local que national), il y a tout un versant de la stratégie foncière qui doit être agile, souple, réactif, notamment pour faire face aux opportunités foncières et aux évolutions du marché et du jeu des acteurs, qui s’inscrivent plutôt sur des temps courts. L’enjeu est donc de pouvoir garder un cap, cohérent pour le territoire, tout en amortissant les chocs, et intégrant de nouvelles contraintes, de nouveaux enjeux…

Deux grands moments semblent traditionnellement s’opposer et méritent pourtant une meilleure coordination, y compris entre des acteurs et des méthodes parfois radicalement différentes : l’amont et l’aval. La stratégie foncière « amont » est caractérisée par le temps long, celui de l’observation et de l’évaluation. Cette stratégie est essentiellement portée par les acteurs publics et permet de définir des objectifs précis et des orientations à plus ou moins long terme sur le territoire. Il s’agit de définir les grands principes d’intervention et d’identifier d’ores et déjà les fonciers sensibles, c’est à dire les fonciers à mobiliser à plus ou moins court terme pour répondre aux besoins du territoire, qui ont été préalablement quantifiés. L’observation dynamique, l’identification et la caractérisation de l’offre foncière ainsi que la planification et l’arbitrage sont essentiels.

La stratégie foncière « aval » est plutôt concentrée sur la déclinaison opérationnelle du projet de territoire. Ici sont concernés les acteurs publics comme privés, avec des visions parfois divergentes. Plus morcelé et détenu par plusieurs types d’acteurs, ce temps de l’opérationnel peut davantage relever de tactiques que de stratégies foncières. C’est le temps de l’action foncière et la collectivité se trouve en concurrence avec les autres acteurs de son territoire : propriétaires fonciers, opérateurs et investisseurs. Le terme de tactique est plus approprié que celui de stratégie, car il fait référence à des ajustements permanents, en fonction des logiques et des comportements des acteurs du territoire, tout en gardant à l’esprit les grandes orientations que la collectivité s’est fixée au moment de la définition de son projet de territoire et de sa stratégie foncière amont. Il est important que la stratégie foncière dialogue avec la tactique foncière, afin d’adapter son intervention au contexte, à la gestion des coups partis et aux actualités (législatives, transactions foncières, etc.). En somme, la stratégie foncière relève plus d’une anticipation et la tactique de la gestion du quotidien.

 

------------

Ce « Regard d’expert » est extrait de la Masterclass «  Stratégies foncières : construire ensemble de nouvelles solutions », qui a eu lieu le mardi 10 décembre 2024 aux Rencontres Cœur de Ville de Chartres.

Notes

Notes

[1] LOI n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets

[2] La mission de l'UE « Un pacte pour des sols sains en Europe » a été lancée en septembre 2021. Elle permet de financer des projets de recherche visant à mener la transition vers la restauration et la protection des sols d'ici à 2030.

[3] Par exemple, la proposition de loi déposée le 9 février 2021 par le député Jean-Bernard Sempastous qui a aboutie à la LOI n° 2021-1756 du 23 décembre 2021 portant mesures d'urgence pour assurer la régulation de l'accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires