cicéron
c'est poincarré
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S’il y a bien un auteur qui a inspiré bon nombre de stratèges tout au long de l’Histoire, et qui continue de fasciner des millions de lecteurs à travers le monde plus de 2000 ans après sa disparition, c’est bien Sun Tzu ! Datant de 600 ans av. J.-C., son fameux texte « l’Art de la Guerre » continue d’inspirer, aujourd’hui encore, de nombreuses stratégies dans bien des domaines.
C'est un euphémisme de dire que Sun Tzu était en avance sur son temps lorsqu'il a positionné la guerre, et les stratégies associées, comme un art… Il faut se rappeler que lorsque Sun Tzu a écrit son chef-d'œuvre, il n’était qu’un simple « philosophe » et qu’il n'était pas du tout un combattant expérimenté. Mais lorsque ses stratégies ont été testées, elles se sont révélées si impressionnantes qu’il a été immédiatement nommé général. Avec ce grade, il a gagné bataille après bataille dans toute la Chine et la peur de son armée s'est répandue dans tout l’Empire.
Au cours des siècles qui ont suivi, « L’Art de la Guerre » a été traduit à maintes reprises, avec plus ou moins de justesse, dans des dizaines de langues. Ses approches stratégiques ont été appliquées à des batailles de plusieurs natures, y compris dans le monde des affaires. Les leçons contenues dans ce chef-d'œuvre, de l'élaboration de plans de base à l'idée de manipuler les faiblesses d'un ennemi, se sont avérées des outils redoutables dans les « guerres » menées par les entreprises du monde entier. Et elles se révèlent également utiles dans l'art de la « guerre numérique ».
En effet, à l’heure des révolutions successives apportées par le numérique, révolutions qui bouleversent les ordres établis et les positions, il est évident que ce nouvel univers n’échappe pas à ces considérations « guerrières ». La « guerre numérique » n'est pas si différente des autres guerres, il faut souvent s’y distinguer par des stratégies et des méthodes impactantes. L’œuvre de Sun Tzu peut donc aisément y servir de référence. Que vous soyez un hôtelier essayant de rivaliser avec Airbnb, ou un banquier essayant d'utiliser l’Intelligence Artificielle pour analyser vos données, il faut ainsi trouver un moyen de gérer l'impact croissant de la technologie sur votre activité de manière stratégique et prioritaire.
Dans la philosophie de Sun Tzu, il est de rigueur de mettre de côté l’attaque frontale. Au contraire, le « guerrier » privilégie la stratégie, la tactique voire la ruse, pour contraindre l’ennemi à abandonner la lutte ou pour remporter des batailles.
Mais alors qui sont les protagonistes de cette « guerre » ? Quelles sont leurs armes ?
La première réaction face aux nouveaux « barbares » qui bouleversent les façons de faire et renversent les modèles d’affaire traditionnels est la résistance. Or, ce type de défense est le plus souvent inefficace.
Bon nombre de pays, d’organisations et d’entreprises « affrontent » aujourd’hui le numérique de cette manière, derrière de bien fragiles lignes Maginot qu’ils ont construites ou faites construire notamment grâce à des remparts réglementaires. Oui mais voilà, persuadées d’être ainsi protégés des menaces, ces organisations se trompent.
A l’inverse, de nouveaux « entrants » font preuve d’innovations stratégiques pour pénétrer des marchés souvent largement dominés par les acteurs « historiques ».
Alors, quels enseignements y a-t-il à tirer de la méthodologie du général chinois Sun Tzu ? Quelles stratégies de disruption, d’attaque, de défense et d’influence ?
Voici un petit tour d’horizon de quelques voies de « sagesse guerrière suntzéenne » qui pourraient s’appliquer au numérique !
Si vous connaissez l'ennemi et si vous vous connaissez vous-même, vous n'avez pas à craindre les résultats d'une centaine de batailles.
Bien comprendre les règles du jeu, s'adapter au terrain, avoir de la méthode : une stratégie ne s'improvise pas. Pour réussir, elle doit avoir des fondations suffisamment solides et passe par une évaluation préalable à 360° ! Définition de son propre positionnement, définition de sa proposition de valeur, étude de la concurrence, pragmatisme… l'évaluation préalable est indispensable pour atteindre ses objectifs.
Afin de surprendre, et sur la base de cette évaluation, il ne faut ensuite pas hésiter à imaginer un positionnement suffisamment différenciant pour se distinguer.
Ce n’est pas autre chose qui dirige les stratégies d’Apple, de Tesla ou d’Amazon.
Comme l’écrit Sun Tzu : « les guerriers victorieux gagnent d’abord, et vont à la guerre ensuite, alors que les vaincus sont ceux qui vont à la guerre d’abord et cherchent ensuite à vaincre »
Celui qui sait quand il peut combattre et quand il ne peut pas, celui-là sera victorieux.
Cette évaluation faite, il faut déterminer le temps de l’action et de l’engagement. Il ne faut le faire ni trop vite et trop tôt, ni trop tard.
Dans le monde numérique, la rapidité de l'action est souvent clé et peut déclencher un véritable raz de marée. Ainsi, la rapidité d’exécution de la stratégie de Steve Jobs avec l’iPhone, associé la création de l’OS et la capacité à intégrer plusieurs appareils en un seul, a permis à la marque à la pomme de renverser la table sur le marché des téléphones portables jusqu’alors dominé par un Nokia qui semblait indéboulonnable.
Mais à l’inverse, même s’il est possible d'être un peu en avance sur son temps, il faut veiller à ne pas l’être trop… C’est le fameux « time-to-market ». Ainsi, la stratégie basée sur le rapprochement entre le contenu et le contenant, menée par Jean-Marie Messier alors à la tête de Vivendi, était brillante mais est arrivée trop tôt.
Pour permettre la convergence entre les tuyaux et les contenus, il a d’abord fallu étendre les investissements dans le haut débit, il a fallu le temps d’offrir au consommateur une expérience simple, notamment au travers du Triple Play. Il manquait à l’époque le génie d’un Steve Jobs et l’explosion des travaux en matière de software pour que s’accomplisse le rêve un peu fou de J2M.
L’art de la guerre est comme l’eau, qui fuit les hauteurs et remplit les creux.
L’eau a l’incroyable capacité à s’adapter à son environnement : épousant la forme de son contenant, elle peut changer d’état selon sa température, et tout ceci en demeurant elle-même.
Ainsi doit-il également en aller des stratégies dans le numérique. Les acteurs doivent être dénués de préjugés, et gagnent à être disponibles et toujours à l’écoute de leur environnement. Tous les plans établis ont plus de chance d’être gagnants s’ils ne sont pas figés. Il faut être capable de « pivoter » en permanence.
Et en effet, si chaque acteur maîtrise ses propres facteurs (et notamment ses forces et faiblesses), il doit en revanche être capable de s’adapter sans cesse aux facteurs extérieurs (les opportunités et menaces). Et ces facteurs dans le monde numérique sont souvent difficiles à prédire.
Ainsi, comme l’eau, pouvant contourner en temps réel les obstacles de son environnement, le stratège numérique trouvera les voies pour progresser vers le succès, quoi qu’il arrive.
Criteo, Instagram, BlaBlaCar...toutes ces entreprises ont un point commun : elles ont effectué un pivot, c'est à dire, qu’elles ont modifié leur stratégie initiale pour trouver le “bon” produit, le bon marché et continuer à croître.
Ainsi, Criteo s’est tout d’abord lancé dans la recommandation personnalisée pour les sites de commerce électronique, avant de s'orienter vers le ciblage publicitaire.
Blablacar, de son côté, aurait testé pas moins de 6 modèles économiques avant de trouver le bon, celui qui lui a permis de devenir rentable. Son fondateur, Frédéric Mazella, a notamment essayé un modèle BtoB à savoir une plateforme entre professionnels ou encore un modèle gratuit avant d’opter pour le modèle transactionnel où chaque utilisateur paie en fonction de son usage, que nous connaissons aujourd’hui.
Instagram a été Burbn avant d’être Instagram : c’était une application de géolocalisation de soirées qui permettrait, entre autres possibilités, de partager ses photos. Le succès tardant à se manifester, ses fondateurs ont décidé de supprimer toutes les fonctionnalités de l’application pour ne garder que le partage de photos enrichies de filtres, avec la réussite que l’on sait !
Pour être comme l’eau, les entreprises ou organisations doivent donc concevoir une stratégie capable de s’adapter en temps réel à leur environnement.
Cela peut passer par plusieurs éléments :
• favoriser l’engagement et les échanges avec les clients.
• identifier les évolutions, les tendances, en permanence
• co-développer de nouveaux produits et services avec des communautés d’utilisateurs
• tisser un véritable réseau autour de ses communautés
Parvenir à battre son adversaire sans l'avoir affronté est la meilleure conduite.
Le numérique offre de nombreux exemples de stratégies d’attaque sur des terrains inattendus. L'uberisation est une parfaite illustration de ce type de bataille. Cela s’est traduit par ce qu’on a pu appeler la stratégie de l’océan bleu par opposition à l’océan rouge.
Ainsi, les océans rouges sont les activités existantes et représentent l'espace connu du marché. Dans les « océans rouges », les frontières de l'activité sont connues et acceptées par les différents acteurs (fournisseurs, clients, prescripteurs, etc.). Les règles de la concurrence sont également connues. Dans les océans rouges, les entreprises essaient de dépasser leurs rivaux en conquérant de nouvelles parts de marché. Pour une entreprise confrontée à cette intensité concurrentielle, il devient de plus en plus difficile de trouver des opportunités de croissance. L'offre se transforme et le produit devient rapidement une « commodité ». La compétition devient alors sanglante, d'où le terme d'océan rouge !
A l’inverse, les océans bleus sont constitués de toutes les activités n'existant pas encore. Celles-ci constituent donc un marché inconnu, non affecté par la concurrence. Dans les océans bleus, la demande est créée plutôt que conquise. Pour les entreprises, il y existe de nombreuses opportunités pour une croissance rapide et importante. Et la compétition n'existe pas. Mieux encore les règles du jeu non plus : elles sont à écrire. L'océan bleu devient l’analogie qui décrit l'immensité du potentiel non exploré.
Il faut donc trouver le manque, le besoin, aller en profondeur dans cet océan bleu et y devenir dominant. Des concurrents ne manqueront pas d’essayer de venir « challenger » cette position dominante. En attendant, l’entreprise pourra identifier d'autres lacunes et les exploiter à leur tour, encore plus rapidement que la concurrence, et conquérir un nouvel océan bleu !
La stratégie se résume en deux forces, régulière et extraordinaire, mais elles engendrent des combinaisons si variées que l’esprit humain est incapable de les embrasser toutes. Elles se produisent l’une l’autre pour former un anneau qui n’a ni fin ni commencement.
Tout le monde connaît le célèbre symbole chinois du yin et du yang ; l’ombre et la lumière, l’eau et le feu, etc. Tout s’harmonise, se complète, au-delà d’une dualité purement antagoniste.
Cette conception peut également s’appliquer à une stratégie dans le numérique. Dans la tradition stratégique chinoise, il s’agit moins de détruire l’ennemi que de l’assimiler. Car toute destruction est coûteuse. Elle nécessite des reconstructions et elle peut engendrer des haines et des rancœurs, qui génèrent à leur tour de nouvelles guerres.
Ainsi, il n’est pas forcément nécessaire de détruire l’adversaire, de le faire disparaître ; mais il s’agit au contraire de le contrôler, de s’en servir éventuellement comme d’une ressource, voire d’établir une entente par la collaboration avec lui.
Samsung est un bon exemple de société avec un réel avantage concurrentiel dû à sa stratégie d'alliances et de partenariats qui lui apporte un savoir unique. Samsung dispose, par exemple, d'une alliance avec Kia motors pour créer des applications sur smartphones pour surveiller la performance des voitures. Samsung dispose également de différentes alliances avec Intel et Juniper Networks pour la mise en place des solutions de sécurisation de communications mobiles. L'entreprise coréenne est en partenariat avec Dreamworks et Technicolor pour accélérer le déploiement de systèmes de divertissement en 3D dans les foyers. Au centre d'une toile d'alliances, Samsung acquiert des connaissances de chaque collaboration avec ses partenaires, qu'elle réutilise ensuite pour améliorer d'autres relations.
Un autre exemple est celui de Google qui a positionné Android dans 80% des smartphones, dans les TV et maintenant même dans les voitures.
Tout art de la guerre repose sur la duperie.
Selon Sun Tzu, l’ennemi doit être le plus possible combattu sans combat, ainsi que nous l’avons vu dans le paragraphe précédent. Tant qu'à faire, plutôt que de contraindre l'action de l'autre par la force, mieux vaut l'amener à faire des erreurs en lui envoyant de fausses informations. C'est la ruse qui vise à détruire l'harmonie chez l'adversaire et/ou la renforcer chez soi.
Ainsi, son armée peut être conquise, ses villes prises et son gouvernement renversé sans qu’une goutte de sang ne soit versée.
Il n’y a pas plus de déclaration de guerre, formelle et tonitruante, chez les acteurs « disrupteurs » de modèles économiques que dans la philosophie de guerre de Sun Tzu. La conquête en toute discrétion du terrain de la concurrence est la stratégie d’attaque indirecte préférée des nouveaux barbares, que sont le chinois Alibaba, les américains LinkedIn et Uber pour n’en citer que quelques-uns.
Une façon d’utiliser la ruse décrite par Sun Tzu est de feindre la faiblesse.
“Il faut feindre la faiblesse et l’infériorité, et encourager l’arrogance de l'ennemi (...) Quand vous êtes capable, feignez l’incapacité. Quand vous agissez, feignez l’inactivité. Quand vous êtes proche, feignez l’éloignement… »
Lorsque vous avez identifié les projets de l'ennemi, pour vous battre, vous devez constamment lui donner l'impression d'aller à contre-courant de l'attitude belliqueuse qu'il attendrait de vous en pareille circonstance. Ainsi, il faut savoir se rendre invisible dans la contre-offensive, savoir mentir et surtout, il ne faut donner à l'ennemi aucune chance de vous situer ou de situer votre vraie réaction face à son intention guerrière.
Les constructeurs d’infrastructures Telecom chinois ont appliqué ces principes à merveille au début des années 2000 et ont fini ainsi par venir à bout des grands acteurs qu’étaient les Alcatel, Siemens, Nortel…
Nous sommes loin d’avoir épuisé au travers de cet article toutes les subtilités et toutes les tactiques qui peuvent se trouver dans les écrits de Sun Tzu. Il est frappant de voir comment chacune des stratégies qu’il a décrites est applicable dans les stratégies de transformation numérique déployées pour cette « guerre » d'aujourd'hui. Voilà des stratégies qui ont résisté à l'épreuve du temps. Chaque acteur doit choisir son art de la guerre pour la gagner à ses conditions.
Une dernière citation de Sun Tzu pour conclure :
La stratégie sans tactique est le chemin le plus lent vers la victoire. La tactique sans stratégie est le bruit avant la défaite.