Dans ce billet, nous portons un regard sur les taux longs, en tirant les enseignements de l’année écoulée et en dessinant perspectives et points à surveiller à moyen terme, au meilleur de l’information disponible à date. En janvier 2024, nous nous attendions à ce que le taux OAT 10 ans ne dépasse pas, courant 2024, son plus haut de 2023 (rappel : 3,6 %, le maximum en 2024 a été de 3,4 %) et que le taux ne baisse pas, ce qui finalement a été observé, puisqu’il est passé de 2,6 % à 3,2 %. Pour autant, 2024 a été riche en événements qu’il convient d’analyser pour dresser les perspectives 2025, qui se complexifient en termes de visibilité vu les forces en jeu, qui dépassent le seul champ des hypothèses économiques. Les facteurs ne plaident pas pour un retour de l’OAT 10 ans sur des plus bas de 2,4 % observés il y a environ 1 an, mais plutôt sur un taux qui reste structurellement plus élevé.
Le taux OAT 10 ans termine 2024 à 3,2 %, venant de 2,6 % fin 2023, et après avoir culminé à 3,4 % en juin : l’année a été particulièrement volatile mais le niveau de fin d’année s’avère finalement assez conforme aux attentes formulées il y a un an. Les facteurs inattendus ont surtout été d’ordre politique (élection de Trump, complexité du nouvel équilibre français après les élections législatives) avec des effets qui ne se voient pas tant sur le niveau absolu des taux que sur des niveaux relatifs : ces facteurs sont à surveiller car ils pourraient exercer une influence plutôt en niveau absolu en 2025.
Nous revenons sur les déterminants de la dynamique de l’OAT 10 ans, en les décomposant par simplification en 5 facteurs sur lesquels nous formulons des anticipations pour 2025 :
1/ La politique monétaire a été un facteur haussier taux-long au 1er semestre puis baissier au 2d semestre
Si la BCE ne fixe que les taux de très court terme, les taux de maturité plus lointaine intègrent les anticipations du devenir de la politique monétaire dans leurs prix. Pour un investisseur, il doit en effet y avoir une indifférence (c’est le principe d’ « arbitrage » qui explique le lien entre les prix des actifs) entre acheter une obligation 10 ans et garder son actif investi sur le monétaire pendant 10 ans : le taux 10 ans est donc influencé par les futurs niveaux et la dynamique des taux monétaires (d’où la forte corrélation dans le graphique ci-après, où nous figurons le Bund allemand plutôt que l’OAT, pour extraire l’information hors prime de risque-pays et prime de terme).
En 2024, deux tendances se sont succédé et finalement neutralisées. Au début de l’année, les anticipations faisaient état d’une espérance de 6 à 7 baisses de 25 pb des taux directeurs de la BCE. Au 1er semestre toutefois, du fait d’une inflation qui montrait des poches de résistance et compte tenu d’un cycle des affaires résilient, notamment aux Etats-Unis, ces anticipations de baisse de taux ont reflué, s’accompagnant logiquement d’un effet haussier taux de l’ordre de 50 points de base (pb) sur la maturité 10 ans (cf. graphique). Au 2d semestre a contrario, le cycle des affaires s’est retourné : ralentissement chinois, moindres tensions sur le marché du travail aux Etats-Unis appelant la Fed à basculer dans un cycle de baisse de taux directeurs, accélération surprise de la désinflation en zone euro avec un décrochage du climat des affaires. Les anticipations de baisse de taux directeurs se sont renforcées, participant à la détente des taux longs. Fin 2024, le taux 10 ans intègre des anticipations de marché d’une BCE qui pourrait baisser ses taux directeurs sous les taux neutres (eux entre 2 % et 2,5 %) à 1,75 % mi-2025 : c’est une anticipation « forte », qui laisse penser que, sauf à ce que la BCE doive soutenir le cycle des affaires par une politique nettement accommodante, les anticipations de politique monétaire ont épuisé une grande partie de leur effet baissier-taux long sur ce cycle de détente monétaire de la BCE.
Notons que la corrélation entre anticipations de politique monétaire et taux long s’est affaiblie à partir de l’automne, montrant que d’autres facteurs d’influence sont intervenus, nous les explorons ensuite.
- Perspectives 2025 : la BCE va poursuivre son cycle de baisse des taux directeurs, le marché anticipant même que le taux 3 mois, à 2,7 % actuellement, pourrait descendre à 1,9 % fin 2025. Cette information est déjà dans les anticipations qui forment le taux 10 ans en début d’année 2025, de sorte que, pour que les anticipations de politique monétaire soient baissières-taux long, il faudrait maintenant que des mauvaises nouvelles conjoncturelles poussent à envisager une BCE qui bascule dans une politique franchement accommodante. Une question importante, pour le niveau d’équilibre de taux long, sera de savoir où la BCE envisage le taux neutre, étant entendu que les déclarations de la BCE font état d’une fourchette des possibles large (entre 1,75 % et 2,5 % selon C. Lagarde, entre 2 % et 3 % selon I. Schnabel). Au total, les taux directeurs exerceront probablement une influence sur les taux longs moins forte en 2025 que dans les années précédentes.
2/ La prime d’inflation a été un facteur baissier à partir du printemps 2024
Les taux d’intérêt intègrent une prime d’inflation, l’investisseur cherchant à faire évoluer le rendement qu’il exige en fonction de ses anticipations d’évolution des prix, étant entendu que s’il anticipe que l’inflation moyenne lors des 10 prochaines années est réévaluée à la hausse, il exigera que le rendement de l’obligation en fasse autant pour préserver son pouvoir d’achat futur (d’où une certaine corrélation, cf. graphique suivant).
Après un hiver où l’inflation a montré des signes de résistance, la désinflation, particulièrement marquée au 2d semestre, et des perspectives cycliques en dégradation (prix du pétrole bas, faible demande de biens & services) ont fait refluer les anticipations d’inflation. Cela a été un facteur baissier taux puissant sur 2024. Ces anticipations sont très corrélées à l’inflation courante, d’une part du fait d’un biais de formation des anticipations (surpondération des forces de court terme pour déterminer celles de long terme), d’autre part parce que ces anticipations sont issues des prix des actifs : il y a une demande plus forte de couverture d’inflation quand l’inflation s’élève, ce qui se révèle dans les prix relatifs des taux nominaux et des taux indexés inflation qui font ces anticipations. Fin 2024, le taux « 5 ans dans 5 ans » est à un niveau normalisé (proche de l’objectif de la BCE), les niveaux très inférieurs n’ayant été constatés qu’en proximité d’un régime déflationniste. N’y étant pas, on conclut donc que les anticipations d’inflation ont en grande partie épuisé leurs forces baissières sur les taux longs fin 2024.
Notons ici également l’affaiblissement de la corrélation à l’automne où des forces haussières taux ont joué.
- Perspectives 2025 : les anticipations d’inflation seront sous le joug de deux forces : i) une influence « cyclique », avec une période marquée par une inflation basse (environ 1 % en France au 1er semestre), avant une seconde période où l’inflation sera un peu plus élevée (dissipation d’effets de base au 2d semestre 2025 : inflation proche de 1,5 % ; ii) une influence « politique » : les anticipations d’inflation à moyen terme pourraient pâtir des décisions de D. Trump concernant les droits de douane et des mesures de rétorsion éventuelles et, en France, de la forme que prendra une plus grand discipline budgétaire. Au total, les anticipations d’inflation seront donc un facteur plutôt baissier-taux long début 2025, mais haussier ensuite, sans toutefois retrouver des hauts niveaux d’anticipations de 2023. Ce facteur devrait exercer une influence plus limitée sur le niveau du taux long qu’observé ces dernières années, au total plutôt légèrement haussier que baissier.
3/ La prime de risque pays a été un facteur haussier taux français au 2d semestre
Lorsqu’un pays émet beaucoup de dette, il va lui falloir attirer les investisseurs par des taux d’intérêt plus élevés et, de même, en rapport à un pays de référence (à moindre risque, parce qu’il a des fondamentaux budgétaires meilleurs, ici l’Allemagne, ce qui est reflété par un rating meilleur par rapport à la France : pour les agences de notation S&P/Fitch/Moody’s : AAA/AAA/Aaa vs. AA-/AA-/Aa3). Les investisseurs exigent alors que le risque supérieur qu’ils prennent en termes de probabilité de défaut, aussi minime soit-il, soit rémunéré par un taux d’intérêt plus élevé. Cette prime est réévaluée quotidiennement par les investisseurs au gré de l’évolution des perspectives budgétaires relatives.
En 2024, les taux français, allemands et européens ont évolué en grande partie de concert (car les facteurs d’influence des points 1, 2, 4 et 5 sont communs à tous les taux européens) mais la France s’est singularisée par une hausse de la prime de risque suite à l’instabilité politique et au défi du redressement des finances publiques qui se complexifie. Dans les faits, S&P a abaissé fin mai, la notation souveraine de AA à AA-, Moody’s en décembre de Aa2 à Aa3, tandis qu’en octobre, Fitch a maintenu la notation AA-, en l’assortissant d’une perspective « négative ». Les investisseurs considèrent, eux, depuis mi-2024, que la hiérarchie des notations entre la France et l’Espagne n’est pas celle des agences. Au total, début janvier, la France se finance à 10 ans à 3,2% et à 83 pb au-dessus du Bund allemand : c’est environ 40 pb de plus que début 2024 (i.e. sans ce facteur, le taux 10 ans s’établirait à 2,8 %).
- Perspectives 2025 : la prime de risque est soumise à un paysage politique nouveau en France. Il y a eu 4 premiers ministres en 12 mois, l’Assemblée nationale est divisée au point de rendre fragile toute coalition gouvernementale, alors que le défi du redressement des comptes publics est aigu. La prime de risque pays ne sera vraisemblablement pas un facteur baissier-taux long en 2025.
4/ Un recours à la dette par les Etats en hausse
Qui modifie l’écart entre offre de monnaie (épargne) et demande de monnaie, avec un prix de la monnaie plus élevé (hausse des taux). Le taux long peut évoluer à fondamentaux précédents inchangés, ce qui serait attribuable aux taux longs étrangers / à la prime de terme : une hausse des taux américains ou japonais engendre une hausse du taux français car il y a compétition entre les dettes sur le marché international des capitaux pour attirer les investisseurs. La prime de terme est le supplément de rendement exigé par les investisseurs pour prêter à long terme plutôt qu’à court terme (préférence pour le présent ou pour la liquidité). Elle résulte de l’équilibre sur le marché des capitaux de long terme : si émerge un déficit d’offre de monnaie (moindre épargne des agents ou contraction du bilan des banques centrales) par rapport à la demande de monnaie (besoin de financement), alors le prix de la monnaie de long terme s’ajuste spontanément à la hausse (appréciation des taux).
En 2024, se forment les anticipations d’un effet ciseau. Côté demande de capitaux, les perspectives de croissance de la dette publique dans le futur se sont accrues. En France, la trajectoire Dette/PIB peine à être pilotée et renversée. En Allemagne, les élections anticipées pourraient aboutir à la fin du dogme du « zéro déficit – minimisation du ratio Dette/PIB », donc se traduire par davantage de recours au marché en 2025 et les années suivantes. Aux Etats-Unis, D. Trump a, dans son programme, un plan de relance de 7500 Mds de dollars sur 10 ans, en grande partie financée par le recours au marché. Côté offre de capitaux, les banques centrales ont poursuivi leur politique de réduction de bilan, réduisant les liquidités en circulation et se traduisant par la disparition d’une grande partie de l’offre de monnaie. Le nouvel équilibre offre/demande se traduit par un accroissement de la prime de terme en fin d’année : en particulier, les chocs allemands et américains expliquent à eux seuls une hausse de 40 pb des taux 10 ans européens à l’automne : c’est le facteur qui explique la décorrélation entre taux long et anticipations de politique monétaire et prime d’inflation (cf. graphiques dans les points 1 et 2). A noter que la hausse de la prime de terme est cohérente avec la dévalorisation des obligations souveraines relativement aux taux monétaires (élargissement du « swap spread »).
- Perspectives 2025 : l’accroissement des besoins de financement ne semble pas pouvoir se retourner en 2025 en jouant à la baisse sur les taux longs souverains et à l’appréciation de leur prix relatif. Le déséquilibre offre/demande de monnaie, avec un excès d’épargne par rapport à l’investissement, qui a avait été prégnant dans les années 2010 en étant accompagné d’un gonflement du bilan des banques centrales (achats de titres souverains) s’est renversé à l’aune de nouveaux besoins de financement (TEE, armement, souverainetés…). C’est donc un facteur haussier-taux qui persistera en 2025.
5/ L’incertitude a profité aux actifs sans risque donc a été un facteur baissier-taux longs.
Lorsque les risques objectifs (d’ordres géopolitique, économique, financier ou sanitaire) s’accroissent ou que l’appétit pour le risque diminue (risques subjectifs), les investisseurs privilégient, dans leurs allocations financières, les actifs les moins risqués au détriment des actifs risqués (ex : actions, obligataire non souverain). La hausse de la demande d’actifs les moins risqués, historiquement l’obligataire souverain au premier rang, provoquent une hausse des prix obligataires donc une baisse des rendements implicites (baisse des taux longs). Lorsque le phénomène est marqué, on parle de « fuite vers la qualité ».
En 2024, ce facteur a joué dans un sens baissier-taux au 2d semestre. Les incertitudes de toutes natures (politique, géopolitique, cycle) se sont exacerbées, comme en témoigne la hausse de l’« indice de la peur » européen (prix de la couverture contre la baisse du marché actions, qui augmente quand la demande de couverture via les options s’accroît), passé de 14,7 % en moyenne au 1er semestre à 17,4 % en moyenne au second. Sans cette incertitude, le taux d’intérêt « sans risque » aurait été plus élevé (estimation à dire d’expert : impact de l’ordre de -10 pb).
- Perspectives 2025 : ce facteur est difficilement anticipable. Le risque lié au cycle économique et à la visibilité (d’ordres politique, géopolitique…) est élevé et déjà dans le niveau du taux 10 ans en début d’année. Une amélioration du contexte est envisageable (prémices de paix dans les conflits armés, application « raisonnable » du programme de D. Trump, un plan de relance chinois bien calibré) et sa concrétisation pourrait faire se tendre un peu les taux longs.
Conclusion
Au total, le taux OAT 10 ans a fini l’année 2024 plus haut qu’il ne l’a débuté (3,2 % vs. 2,6 %), les facteurs baissiers (baisse de la prime d’inflation, baisse des taux directeurs, hausse de l’incertitude) ne compensant pas les facteurs haussiers (prime de terme, prime de risque). Les forces cycliques (inflation, politique monétaire) détendent les taux longs, celles structurelles sont contrariantes et elles se sont renforcées courant 2024, appuyant l’intuition que le retour à des taux bas est difficilement envisageable. Pour 2025, il apparait que les forces cycliques joueront encore un peu à la baisse en début d’année, tout en s’épuisant et en étant contrariées par ces facteurs structurels persistants. C’est ainsi que les différents consensus de marché tablent, pour fin 2025, sur des taux longs au final assez proches des niveaux observés à date.