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Crédit ©พงศ์พล วันดี / Adobe stock
La société Villes Vivantes, créée par David Miet et ses quatre associés, est un game changer du métier d’urbaniste qui se positionne sur les missions habituelles de conseil auprès des collectivités locales (PLU, études pré-opérationnelles…), mais qui adresse aussi – directement et indirectement – les particuliers. Entretien avec un iconoclaste.
J’ai commencé par faire de la recherche appliquée pendant dix ans au ministère de l’Écologie. J’ai pu y faire le constat que l’urbanisme, en tant que pratique professionnelle, était largement dominé par sa dimension administrative, d’une part, et sous l’influence du métier d’architecte et de certains de ses concepts clés, comme celui de « projet », d’autre part. Cette double dépendance explique pourquoi, à mon sens, la conduite d’opérations de transformation des territoires n’est toujours pas le cœur de notre métier. Le rôle de l’État dans l’aménagement du territoire est évidemment fondamental, ne serait-ce que parce qu’il est le maître d’ouvrage légitime d’une très large part des infrastructures et des équipements du pays, ou encore parce qu’il est le garant du respect des lois, des normes et des réglementations.
Mais nous devrions veiller à ce que ce rôle fondamental n’empêche pas l’émergence d’une véritable discipline scientifique et technique, de métiers et de débats professionnels qui parviennent à s’émanciper des doctrines élaborées par la haute fonction publique. Si l’urbanisme français veut progresser, des points de vue, mais également des acteurs économiques indépendants, doivent émerger en dehors de la sphère de cet « urbanisme de préfecture »… Le rôle de l’administration devrait être de créer les conditions de cette émancipation et de cette structuration d’un ensemble de métiers pour que ceux-ci parviennent à proposer, aux habitants comme aux collectivités, de nouveaux services. Ces nouveaux services d’urbanisme vont, je pense, constituer l’une des clés pour organiser les grands changements que nos sociétés doivent mettre en place au XXIe siècle. Or, c’est tout le contraire que nous observons aujourd’hui en urbanisme. Chaque jour, nous nous engouffrons plus profondément dans la voie idéologique de la prescription ad nauseam, qui prend la forme d’un prêche quasi religieux, moralisateur, qui vit, d’une part, de mots-clés et de formules trop simples et, d’autre part, d’une quasi-inconscience des modèles économiques réels par lesquels les territoires évoluent et sont d’ores et déjà fabriqués au quotidien par des milliers d’acteurs, dont les habitants eux-mêmes. Nous devons, à mon sens, acteurs publics et privés, nous retrouver non pas dans un consensus idéologique mou, pétris de bonnes intentions et très souvent condescendant à l’égard des habitants, mais dans un immense effort collectif de R&D qui permette à l’urbanisme de changer de braquet et de réaliser, enfin, ses objectifs.
Pendant les décennies d’étalement urbain que nous avons connues, les PLU [plans locaux d’urbanisme, ndlr] ont, d’une part, figé les tissus urbains existants, par simplicité, et, d’autre part, ouvert des zones à urbaniser dans lesquelles on pouvait appliquer le paradigme du projet urbain. Le paradigme du « je veux, je dessine ». Mais cette méthode ne marche plus à l’ère du renouvellement urbain. En un temps très court, les enjeux de l’urbanisme sont devenus de plus en plus complexes, jusqu’à nécessiter une très grande technicité, que ce soit pour intégrer l’ensemble des dimensions d’une opération de renouvellement urbain, ou pour écrire le cadre réglementaire qui doit la rendre possible et la guider, l’urbanisme d’aujourd’hui est par nature plus sophistiqué que celui d’hier. Les règles d’un PLU peuvent aujourd’hui être considérées comme l’équivalent du code d’un programme informatique : elles devraient concentrer aujourd’hui toute notre attention, et nos compétences les plus pointues.
Inexorablement, le monde de l’urbanisme a désinvesti la technique pour les intentions. Les projets d’urbanisme, les réflexions des collectivités, la concertation publique… tournent autour d’alternatives simplistes – bien ou pas bien – qui sont le produit de l’idéologie que j’évoquais. Rénover est-il systématiquement une meilleure chose que de construire du neuf ? Je ne le crois pas, évidemment, cela dépend du contexte, des buts de la collectivité et des options qui sont les siennes pour les atteindre. Pour aider les collectivités territoriales à atteindre leurs buts, notamment à répondre aux enjeux climatiques et sociaux, la pratique de l’urbanisme doit se réinventer. Il me semble qu’elle peut s’inspirer de trois modèles : le modèle des professions réglementées, qui sont des délégations de services publics et font souvent l’objet de monopoles ; le modèle des disciplines structurées autour d’un corpus scientifique ; enfin, le modèle des sociétés de services.
Prenons la médecine, par exemple : elle a une double légitimité. En premier lieu comme science et technique, avec une histoire, une recherche, des laboratoires, et une industrie…, mais aussi comme activité fortement encadrée par l’État. Nous faisons confiance au médecin du fait de ses dix années d’études scientifiques et, dans une moindre mesure, du fait de la régulation de l’exercice du métier par l’État. Prenons maintenant la profession de notaire : elle est, elle aussi, construite autour de la maîtrise de compétences juridiques spécifiques, mais surtout, dans les faits, autour du monopole qui lui est octroyé pour réaliser certains actes, ce qui lui confère une autorité légale. Il en va de même pour les notaires qui possèdent un monopole sur certains actes. Médecins et notaires ont également des devoirs moraux, ils doivent respecter une déontologie.
Le métier d’ingénieur est un cas différent : lorsque vous montez dans un avion, vous reconnaissez la compétence scientifique et technique de l’ensemble des chercheurs et des professionnels qui ont rendu cette prouesse possible : traverser l’Atlantique par les airs. C’est la recherche et développement (R&D) conduite par les ingénieurs qui a rendu possible la structuration des services aujourd’hui opérés par les compagnies aériennes. Prenons un dernier exemple, McDonald’s : dans un grand nombre d’endroits en France, à partir d’une certaine heure, disons 21 h 30, si vous voulez pouvoir manger dehors, cette enseigne est votre seule option, et une option plutôt fiable, prévisible. La reconnaissance dont bénéficie McDonald’s réside dans sa capacité à garantir ce service standardisé dans des lieux et à des horaires étendus. Je pense que les urbanistes doivent emprunter ce chemin de la preuve : de la preuve scientifique et technique, d’une part, en devenant une science de la modélisation, et de la preuve du service rendu, d’autre part, en devenant un service aux collectivités, mais aussi un service à la personne.
Prenons le cas d’une transaction immobilière : qui est, aujourd’hui, le plus souvent, la personne de la situation, de confiance, l’agent immobilier ou le notaire ? Je crois que c’est l’agent immobilier, et pour une bonne raison : il est payé au résultat. Les sociétés de services mettent leur survie en jeu, ce qui les pousse à aligner leurs intérêts économiques sur ceux de leurs clients… Avec Villes Vivantes, c’est cette approche du service à la personne que nous sommes en train de construire en tant qu’urbanistes, c’est-à-dire professionnels au service de la collectivité. Par exemple, lorsque nous développons des opérations Bimby et Bunti [1], qui consistent à accompagner des particuliers porteurs de projets de densification de leur parcelle, ou de reconfiguration d’un bien, grâce à un service financé et mis à disposition par la collectivité, nous prenons des engagements de rémunération aux résultats, au nombre de logements créés et reconfigurés. Si les projets se réalisent, les habitants voient leurs objectifs se réaliser, la collectivité également, et Villes Vivantes aussi. Pour qu’ils se réalisent, Villes Vivantes doit développer un arsenal de compétences et de techniques complet, sophistiqué, approfondi, que nécessite cet urbanisme miniaturisé, opéré maison par maison, parcelle par parcelle, via un service à la personne, c’est-à-dire un service personnalisé. Nous découvrons, par nos travaux de R&D, que le sur-mesure en urbanisme coûte, in fine, moins cher que le standard, mais qu’il nécessite aussi une plus grande intensité et disponibilité de compétences.
Propos recueillis par Julien Meyrignac, Urbaniste - Rédacteur en chef de la Revue Urbanisme
Cet article est issu du n° 436 de la revue Urbanisme
[1] Build in My Back Yard, littéralement, « construire dans mon jardin » ; « tisser », en hindi.
Mars - Avril 2024 LE MONDE A BESOINS DES URBANISTES
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