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Si les démarches se sont multipliées, ces dernières années, pour mieux prendre en considération la problématique du genre dans l’urbanisme, il reste à mettre en œuvre les outils pour poser des constats partagés et trouver des solutions réalistes. La production de la ville a longtemps été́ le reflet des normes de genre, conçue et gérée par et pour des hommes.
Ces dernières années, les choses avancent, mais – dans la promotion d’une ville plus inclusive – les femmes restent une catégorie « vulnérable », visée parmi tant d’autres (les seniors, les enfants, les personnes en situation de handicap, etc.). Elles sont encore peu représentées politiquement et techniquement dans certains secteurs de l’aménagement; minoritaires ou absentes des temps de participation planifiés sans prise en compte de leurs contraintes, notamment dans l’articulation entre charges professionnelle et domestique; observées tels des cobayes dans leurs pratiques de l’espace public, leurs non- usages ou leurs stratégies d’évitement.
Comment intégrer de façon spécifique et impliquante le regard des femmes tout au long de leur parcours de vie dans la conception et la gestion des aménagements urbains? De la marche exploratoire à la coévaluation, plusieurs constats et observations ont été́ réalisés dans le cadre de démarches participatives accompagnées, ainsi que sur les formats et actions permettant de mieux prendre en considération la place des femmes dans la ville.
Les femmes représentent 52% de la population urbaine. L’observation montre qu’elles ne pratiquent pas la ville de la même manière que les hommes et sont mises sous influence. Ainsi, l’apprentissage différencié de la socialisation dans l’espace public est réel, et les conseils répétés en termes de restrictions de mouvement et de vigilance à se porter à soi-même dans sa fréquentation, sont toujours présents. Il s’érige alors progressivement des « murs invisibles1 » entre les femmes et l’espace public qui influencent leur façon de fréquenter l’espace librement et sans a priori. La dynamique Me Too est venue renforcer ces barrières symboliques et la défiance envers l’espace public, en nourrissant les imaginaires collectifs autour de l’agression et de l’agresseur. Une réelle culture de l’évitement de certains espaces s’est mise en place, avec des dispositifs présents jusque dans les applications GPS comme City Mapper, qui propose à Paris deux itinéraires piétons : un parcours « rapide », le chemin le plus court, et un parcours « rues principales », qui comporte des détours pour « sécuriser » le trajet.
Du projeté au réel, il n’y a parfois qu’un pas. Carol Brooks Gardner avait souligné, en 1995, les perturbations en termes, notamment, d’interactions sociales qui pouvaient voir le jour dans la fréquentation des espaces publics par les femmes2. Pour Gardner, le harcèlement public lié au genre, fondé sur le sexisme ordinaire, impacte fortement le sentiment d’inconfort vécu par les femmes dans leurs pratiques de l’urbain. Une situation de tension qui s’est accrue ces dernières années et a été clairement mise en lumière par le rapport du Haut Conseil à l’égalité dans lequel 100 % des femmes interrogées déclarent avoir déjà été harcelées dans l’espace public. Dans le souci d’une conception d’un espace urbain plus inclusif, il s’agit de ne pas invisibiliser ni ces publics, ni les dysfonctionnements repérés dans leurs usages de l’espace.
En tant qu’ingénierie participative, accompagner la parole et le pouvoir d’agir des femmes sur leurs espaces de vie, c’est aussi mesurer leurs difficultés dans leurs pratiques de certains espaces. La mise en place de diagnostics en marchant dans des quartiers prioritaires nous a parfois montré que les endroits pleinement accueillants pour les femmes peuvent se réduire aux parvis des écoles et aux lieux d’approvisionnement. Dans ce cadre, la sphère domestique redevient leur domaine et l’espace public, celui des hommes3, annihilant leur participation pleine et entière à la vie publique.
Dans cette différenciation spatiale par le genre, il existe parfois des temporalités davantage propices à l’occupation de l’espace public par les femmes et des configurations en termes d’occupations masculines plus problématiques. Si celles-ci ne renoncent pas à fréquenter certains espaces publics, jugés peu accueillants voire insécurisés, leurs pratiques socio-spatiales intègrent les contraintes inhérentes aux déviances de ces espaces. Ce sont alors des stratégies de protection qui se mettent en place pour continuer à accéder aux espaces publics : conduites d’évitement, instauration de conduites codifiées (tenue vestimentaire jugée « acceptable », écouteurs pour « se mettre à distance » des interpellations de rue, etc.), pratiques de l’espace centrées sur le passage et non l’arrêt, fréquentation en groupes et non de façon isolée, etc. Ne pas attirer l’attention, ne pas s’attarder, ne pas regarder avec insistance, ne pas répondre, adopter une conduite hétéronormée pour les lesbiennes, autant d’auto- injonctions pour ne pas être importunées en aspirant, in fine, à devenir invisibles.
La pratique de l’espace public est mise sous contrainte, planifiée, anticipée, codifiée. Elle entrave considérablement sa libre fréquentation par les femmes. Sur certains territoires, la femme est alors légitime ou non à le pratiquer en fonction du rôle social qu’elle incarne. L’enfant peut permettre d’accéder à certaines typologies d’espaces interdits lorsque la mère s’efface devant la femme.
Dans le cadre de démarches de coconstruction, la prise en considération des regards spécifiques est à intégrer le plus en amont possible du projet et à tous les stades. Le travail conduit dans le cadre du réaménagement de la place du Panthéon par la Ville de Paris avec le collectif des Monumentales est en ce sens intéressant, puisqu’il intègre la compétence du genre dès le cahier des charges, puis à toutes les étapes du projet.
Pour une prise en compte la plus inclusive possible, une attention particulière est également à porter tant sur les formats proposés que sur l’organisation de ces temps (horaires adaptés, possibilité de garde d’enfants offerte, etc.), afin de favoriser la mobilisation et l’implication de toutes. Les méthodologies et les actions sont plurielles, au-delà des ateliers participatifs organisés souvent en début de soirée, sur lesquels la mobilisation féminine n’est pas facilitée, d’autres dispositifs spécifiques initiés semblent intéressants à éclairer pour leurs apports à la réflexion. Loin d’être une catégorie homogène, l’approche des publics féminins nécessite de percevoir clairement le croisement des regards qui s’opère en fonction de l’âge, des appartenances sociales et culturelles, etc.
Bien connues des spécialistes de la concertation, les marches exploratoires, venues du Canada et apparues en France au début des années 2000, notamment dans les quartiers en politique de la ville, restent un format fortement mobilisé dans l’approche croisée genre et espace. La marche exploratoire, qui revendique le droit à la ville pour toutes, est souvent proposée en phase de diagnostic socio-territorial pour travailler les usages genrés des espaces publics, dans la perspective de faire émerger des réflexions et propositions concrètes d’aménagement. Utiles pour appréhender in situ et mobiliser le collectif pour libérer la parole individuelle, elles nécessitent d’être vigilant·e sur l’approche. Une écoute active sans préjugés de la part de l’animateur·rice est nécessaire pour conserver la diversité des points de vue et éviter les biais de conformité. Dans ce processus, les participantes sont souvent reléguées aux lieux du quotidien, sans interroger leurs rapports et leurs liens avec l’extérieur du quartier, parfois vecteur d’émancipation.
La thématique sécuritaire peut-être survalorisée, dès lors, comme l’énonce Claire Hancock à propos des quartiers prioritaires, fixer « comme priorité à ces marches la “sécurité”, c’est aussi prédéterminer les apports attendus, et risquer d’instrumentaliser l’expression des participantes dans une perspective uniquement sécuritaire qui risquerait de stigmatiser d’autres usagers des espaces publics4 ». La parole collectée, cantonnée à l’exercice de diagnostic en déambulation, peine à être pleinement intégrée, et la prise en compte des contributions et propositions dans les projets est parfois peu explicite5. La réappropriation de l’espace, permise le temps des marches, ne se pérennise pas forcément avec l’arrêt des temps de participation dédiés. Il faut également rappeler que ces expérimentations ne touchent qu’une minorité de femmes, qui ont pu se rendre disponibles et qui sont souvent proches des organismes associatifs et déjà actrices de leur territoire.
La coévaluation vise à ouvrir la communauté d’évaluateur·rices à certaines parties prenantes, souvent directement bénéficiaires ou usagers du projet. Elle permet d’associer le regard féminin en continu lors des opérations de réaménagement des espaces publics. Organisées en groupe projet, les femmes mobilisées participent pleinement à la construction de la méthodologie évaluative, de la formulation de constats, d’enjeux et d’objectifs au rapport évaluatif, en passant par l’élaboration du référentiel évaluatif et des indicateurs d’évaluation. L’évaluation est alors saisie comme un exercice participatif au long cours qui se construit en écriture plurielle. L’expertise est partagée et elle est accompagnée au préalable et chemin faisant, en fonction des besoins qui émergent, par des actions de capacitation et de formation de la communauté d’évaluatrices engagée dans le processus. Alors qu’elle est primordiale pour mesurer la diversité des attentes et des usages de l’espace public, la représentativité du public féminin dans toute sa diversité est néanmoins compliquée à atteindre. Il est également difficile de garder mobilisé l’ensemble du groupe projet sur la totalité du processus.
Au-delà de la fracture numérique, le distanciel permet-il une participation plus inclusive? Les démarches participatives ont été fortement impactées par le Covid-19. Empêchées de se déployer en présentiel pendant un temps, elles se sont tournées vers le numérique pour continuer à proposer des interfaces de concertation et alimenter le débat territorial. Si l’exclusion numérique a été révélée lors de la pandémie, pour nous, ingénierie de la participation, cette gestion du participatif, par la mobilisation d’outils numériques, a aussi été l’occasion de voir contribuer d’autres typologies de publics parmi lesquelles des femmes venues plus nombreuses que sur certains dispositifs habituellement déployés en présentiel. Dès lors, la participation à distance permettrait- elle, dans l’état actuel des dispositifs proposés, une meilleure adéquation avec les rythmes des femmes et la possibilité de corréler plusieurs tâches et rôles en parallèle de la femme à la mère en passant, bien sûr, par la citoyenne ?
Le but est, in fine, de faire exister matériellement les femmes dans l’espace public par des interventions urbaines, institutionnelles ou militantes. Afin de gagner en légitimité dans l’espace public, en ne nommant plus seulement l’espace sous le prisme masculin, certaines collectivités (Rouen, Nantes, Lyon, Tours) ont amorcé cette réflexion sur la toponymie et la valorisation de figures historiques féminines effacées de la mémoire collective. L’enjeu de la toponymie réside également dans le choix des espaces nommés pour ne pas reléguer la féminisation à des impasses. À Paris, depuis 2014, une véritable campagne de féminisation de la ville a été engagée. Alors qu’en 2001, seuls 6 % de ces espaces portaient des noms féminins, 12 % en portent vingt ans plus tard (source : Mairie de Paris).
Sans attendre la mise en action des collectivités, certains collectifs féministes (les Bask’Elles, les Colleureuses, les Monumentales) se sont emparés de ces questions de visibilité pour revendiquer le droit d’exister. Depuis 2019, les Colleureuses ont investi les murs des grandes métropoles aux communes rurales, d’abord pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles, puis pour revendiquer leur droit à la ville et à l’espace public. La démarche est un moment fort d’empowerment pour les membres de ces collectifs féministes. Ces pratiques « vandales » militantes interrogent également les limites des pouvoirs publics à permettre des avancées rapides et significatives dans la réappropriation des espaces.
Si l’attention portée à la question de l’intégration du regard des femmes dans la conception des aménagements urbains est grandissante depuis quelques années, elle reste souvent perçue comme un prisme singulier et militant porté par des femmes urbanistes, sociologues, politiques, artistes, etc., appréhendées comme engagées sur ces questions de l’espace public genré. Et si les méthodologies participatives permettant de travailler ce regard spécifique existent, d’autres formats sont à réinventer pour permettre une participation facilitée des femmes. Des femmes, prises en compte dans toute leur diversité et tout au long de leur parcours de vie. C’est bien l’innovation professionnelle qu’il faut en effet stimuler pour prendre pleinement en considération la problématique du genre dans l’urbanisme : changer de posture et mettre en œuvre les outils pour poser des constats partagés et trouver des solutions réalistes, formuler les indicateurs d’évaluation de la qualité d’usages des espaces publics et former les futurs professionnels de l’urbanisme. Une formation sur la thématique du genre nécessaire pour que la conception urbaine à venir, au-delà des autres enjeux auxquels elle est confrontée, soit à même de gérer la diversité en ville et le droit à la ville pour toutes et tous.
1/Guy Di Méo, « Les murs invisibles », Annales de géographie, n° 689, 2013/1, p. 122-127.
2/Carol Brooks Gardner, Passing By Gender and Public Harassment, University of California Press, 1995, 274 p.
3/Jean-François Staszak (dir.), Frontières en tous genres. Cloisonnement spatial et constructions identitaires, Presses universitaires de Rennes, coll. « Espace et Territoires », 2017, 212 p.
4/Claire Hancock, « La ville, les espaces publics... et les femmes », Les Cahiers du développement social urbain, n° 67, 2018/1, p. 11-13.
5/Laure Ferrand, « Les marches exploratoires de femmes. Quand un dispositif à visée participative renforce le pouvoir d’agir des professionnels de l’action sociale », De Boeck Supérieur, coll. « Pensée plurielle », n° 43, 2016/3, p. 97-109.
Cette tribune est extraite du numéro 429 d'Urbanisme
janvier-février 2023 LE TERRITOIRE LA VILLE ET LE GENRE
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À Vienne, le « gender planning » est entré dans les mœurs
À lire également dans ce numéro :
L’invitée : Mathilde Chaboche
Porfolio : Les Intruses, de Randa Maroufi
Rubriques : Livres, Cinéma, Expos, Jeux video et Musique