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En dépit des progrès accomplis, des lacunes en matière de politique d’adaptation demeurent, et continueront à se creuser au rythme actuel de leur mise en œuvre » [1]
Au cours de la décennie précédente, sous la pression des ONG et de la communauté scientifique, les milieux financiers commencent à s’intéresser aux effets du réchauffement climatique sur la stabilité financière [2]. En 2015, Mark Carney, alors gouverneur de la Bank of England, prononce un discours phare sur la « Tragédie des horizons » en appelant les milieux financiers à prendre en compte les risques de long terme que cause le réchauffement climatique dans leur gestion des risques financiers [3]. A partir de ce discours, les acteurs financiers et les superviseurs vont s’intéresser au réchauffement climatique par le biais des risques financiers d’origine climatique. La littérature en retient deux types : les risques physiques qui concernent la destruction du capital ou la dégradation de son rendement par la hausse des catastrophes naturelles et les risques de transition qui concernent la dépréciation de la valeur des actifs causée par des politiques de transition vers une économie bas carbone [4].
Dans l’optique d’intégrer ces éléments aux calculs et méthodes de gestion des risques par les banques commerciales, les superviseurs et banques centrales commencent à développer des outils pour accompagner les banques dans cette transition. Dans l’optique de superviser la gestion de ces « nouveaux » risques, le Network for Greening the Financial System (le NGFS, un réseau de superviseurs et de banques centrales qui travaillent sur le verdissement du système financier) développe un outil inspiré de la supervision financière classique, le Stress Test climatique. L’outil financier classique est utilisé en particulier depuis la crise de 2008 pour évaluer la stabilité des banques face à un scénario de crise financière, il peut amener la banque centrale ou le superviseur bancaire à sanctionner la banque dans le cas d’un niveau de fonds propres jugé insuffisant [5].
En observant les rapports des premiers exercices effectués par le superviseur français (l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Règlement, dit ACPR), et la Banque de France en 2020 [6] puis la BCE en 2021 [7] et en 2022 [8], on ne peut que s’étonner des déclarations optimistes qui en ressortent. L’ACPR en 2020 parle « d’exposition modérée » des banques au risque physique à l’horizon 2050 y compris dans le scénario sans politique climatique de transition. De son côté, la BCE en 2021 évalue l’effet des risques financiers d’origine climatique sur l’économie entre 4% et 10% du PIB en fonction du scénario. A l’opposé, le GIEC publie entre mi-2021 et début 2022 la sixième série de rapports sur l’état du climat, et des politiques d’atténuation et d’adaptation. La synthèse de ces rapports insiste sur le fait que « près de la moitié de la population mondiale vit dans des régions extrêmement vulnérables au changement climatique »[1]. Comment justifier un écart aussi grand entre les conclusions du STC et celles du GIEC ? Est-il envisageable qu’un phénomène global affectant l’ensemble du globe et l’ensemble des activités économiques et sociales n’ait qu’un faible impact sur le système financier ?
En analysant en profondeur les publications des superviseurs ainsi que la littérature scientifique en économie, sciences politiques et sociologie, nous tentons de comprendre ce qui conduit les superviseurs à utiliser des scénarios très optimistes.
Alors qu’un stress test classique utilise un scénario de récession pour « stresser » les banques, les premiers Stress Tests Climatiques utilisent des scénarios climatiques construits par le NGFS [9]. Ces derniers projettent sur une temporalité d’une trentaine d’années en moyenne les conséquences du réchauffement climatique et des politiques d’atténuation (c’est-à-dire de transition). Le scénario le plus optimiste correspond à une transition ordonnée permettant d’atteindre la neutralité carbone en 2050 et de maintenir les températures à la surface du globe en deçà de 1.5°C de réchauffement en fin de siècle (scénario Net Zero 2050). Le scénario le plus pessimiste correspond à un scénario de Business as usual sans politique de transition qui conduirait à un réchauffement de 4.4°C en fin de siècle. Entre ces deux extrémités, des scénarios modélisent des transitions retardées ou saccadées, c’est-à-dire avec une hausse du prix du carbone soit trop tardive, soit désordonnée. Cette diversité des scénarios doit théoriquement prendre en compte la très grande incertitude qui recouvre la vitesse et l’amplitude du réchauffement et de ses conséquences.
En réalité, ces scénarios sont assez caricaturaux. Ils ne modélisent la transition que par une hausse du prix du carbone. Il n’est donc pas question de mesures réglementaires pouvant faire chuter la production (et donc la valeur des actifs) dans certains secteurs (par exemple l’aviation). Nulle présence de réglementation restrictive, de quotas, de normes de production (ou de consommation), si le NGFS propose différents scénarios, tous modélisent une transition par les prix. Autrement dit, les politiques de transition sont approximées par une hausse plus ou moins forte et plus ou moins ordonnée du prix du carbone. De plus, les scénarios oublient l’incertitude liée à l’efficacité des politiques de transition : même dans le cas de la transition optimale, la hausse ordonnée et immédiate du prix du carbone peut s’avérer insuffisante pour atteindre les objectifs climatiques [10]. Parmi les éléments d’incertitude, les points de rupture (tipping point) du réchauffement climatique conduisent à des non-linéarités du réchauffement et des boucles de rétro-actions. Autrement dit, pour une même politique de transition, les conséquences sur la hausse des températures peuvent varier très fortement. Le NGFS reconnaît d’ailleurs que la prise en compte des tipping points dans les scénarios de transition nécessiterait de projeter des hausses du prix du carbone jusqu’à huit fois supérieures que les scénarios initiaux. [11]
En bref, le réchauffement n’est pas fonction des politiques de transition, et encore moins fonction d’une évolution du prix du carbone.
Du côté des risques physiques, les scénarios initiaux sont encore plus lacunaires puisque le NGFS ne propose au départ aucune méthode concrète sur leurs estimations. Les superviseurs font donc plus ou moins comme ils l’entendent pour quantifier les risques physiques et il n’y a à ce jour pas de méthodologie qui ferait référence en la matière. Nous pouvons identifier trois enjeux méthodologiques qui ne sont pas relevés par les premiers exercices qui traitent du risque physique :
Ces éléments nous font penser que les auteurs des premiers tests de résistance minimisent les risques plus ou moins volontairement afin de présenter la transition comme un horizon viable et rentable pour les acteurs financiers. En effet, les premiers exercices posent la transition comme profitable, au risque de créer des indicateurs statistiques très faibles d’un point de vue scientifique d’une part et de conditionner l’action en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique à sa profitabilité économique.
Bien loin de « casser la tragédie des horizons » comme le souhaitait Mark Carney dans son discours éponyme, les premiers Stress Tests Climatiques semblent reconduire un arbitrage entre une stabilité de court terme privilégiée par des scénarios optimistes au détriment d’une stabilité de long terme qui s’attaquerait plus frontalement aux instabilités structurelles.
L’indépendance des banques centrales vis-à-vis de l’Etat (et plus généralement de tout pouvoir démocratiquement élu) implique que son action doit être construite et justifiée par des outils techniques. Cet agencement institutionnel conditionne l’élargissement du périmètre d’action de la banque centrale à un fondement technique par des outils quantitatifs. C’est ce que recouvre le terme de keynésianisme technocratique proposé par Jens Van’t Klooster [14] qui explique que sous couvert de préservation de la stabilité monétaire et financière, les banques centrales ont élargi leur périmètre d’action en jouant sur l’ambiguïté de ce qui affecte ou non la stabilité monétaire et financière. Dans le cas du STC, on peut voir la mise en place de l’outil comme un moyen de justifier et peut être de construire des actions de la banque centrale en faveur de la transition vers une économie bas carbone. Pour cela, le STC se compose d’un enchevêtrement de modèles complexes et connus de la part des acteurs financiers, ce qui permet d’en assurer la légitimité. En revanche, l’importance donnée à la transition peut avoir pour effet de dénaturer l’exercice en lui enlevant une partie de sa pertinence prudentielle. Les auteurs du rapport sur l’exercice de l’ACPR le disent eux-mêmes, le but est de sensibiliser les acteurs pour les accompagner vers la transition, plus que de développer un outil purement prudentiel. Les lacunes des premiers exercices peuvent se comprendre au moins en partie dans ce cadre d’ambiguïté stratégique dans lequel agit la banque centrale.
Assumer un rôle plus pro-actif sur le versant de la transition avec d’autres outils pourrait permettre à la Banque Centrale de construire des outils prudentiels plus adaptés et des scénarios plus réalistes (et donc plus pessimistes).
"Les stress tests climatiques, entre politique de stabilité financière et tentative de transition écologique" par Florian Baudoin
Florian Baudoin est lauréat 2023 du Prix Veblen qui récompense chaque année les travaux de recherches pour leur contribution au pluralisme en économie et à la réflexion sur la transition écologique et sociale.
L’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts est membre du jury.
[1] GIEC, Synthesis Report of the IPCC Sixth Assesment Report (AR6) Summary for Policymaker, 2023. Disponible sur: https://report.ipcc.ch/ar6syr/pdf/IPCC_AR6_SYR_SPM.pdf
[2] M. Baer, E. Campiglio, et J. Deyris, « It takes two to dance: Institutional dynamics and climate-related financial policies », Ecological Economics, vol. 190, p. 107210, 2021.
[3] M. Carney, « Breaking the Tragedy of the Horizon – climate change and financial stability », 2015.
[4] J. Deyris, « Les risques financiers climatiques », Information et débats, no 61, 2019.
[5] ECB, « Tests de résistance », janv. 2023, Consulté le: 27 mars 2023. [En ligne]. Disponible sur: https://www.bankingsupervision.europa.eu/banking/tasks/stresstests/html/index.f…
[6] ACPR, « Une première évaluation des risques financiers dus au changement climatique Les principaux résultats de l’exercice pilote climatique 2020 », ACPR, 122, mai 2021. Consulté le: 7 mai 2022. [En ligne]. Disponible sur: https://acpr.banque-france.fr/les-principaux-resultats-de-lexercice-pilote-clim…
[7] S. Alogoskoufis et al., « ECB economy-wide climate stress test: Methodology and results », European Central Bank (ECB), Frankfurt a. M., ECB Occasional Paper 281, 2021. doi: 10.2866/460490.
[8] ECB, « 2022 climate risk stress test », ECB banking supervision, 2022.
[9] T. Allen et al., « Climate-Related Scenarios for Financial Stability Assessment: An Application to France », SSRN Journal, 2020, doi: 10.2139/ssrn.3653131.
[10] A. Creti et R. Olivier, « Prix du carbone, stratégies d’entreprises et transformation énergétique », Revue d’économie financière, vol. 138, no 2, p. 105‑117, 2020, doi: 10.3917/ecofi.138.0105.
[11] NGFS, « Scenarios in Action: a progress report on global supervisory and central bank climate scenario exercises », NGFS publication, 2021. Consulté le: 7 mai 2022. [En ligne]. Disponible sur: https://www.ngfs.net/en/scenarios-action-progress-report-global-supervisory-and…
[12] M. L. Weitzman, « On modeling and interpreting the economics of catastrophic climate change », The review of economics and statistics, vol. 91, no 1, p. 1‑19, 2009.
[13] G. Bressan, A. Duranovic, I. Monasterolo, et S. Battiston, « Asset-level climate physical risk assessment is key for adaptation finance ». Rochester, NY, 20 mars 2022. doi: 10.2139/ssrn.4062275.
[14] J. van’t Klooster, « Technocratic Keynesianism: a paradigm shift without legislative change », New Political Economy, p. 1‑17, 2021.