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Crédit ©Szymon Bartosz / Adobe stock
Les forêts constituent un espace aux représentations multiples, en faisant l’objet d’attentes parfois contradictoires, qui sont encouragées par les politiques publiques : production de bois pour satisfaire une demande croissante, puits pour capter le carbone, espace de préservation de la biodiversité…. La demande sociale vis-à-vis de la forêt diffère selon les groupes, et évolue dans le temps. Selon qu’on est propriétaire, exploitant forestier, chasseur, promeneur, élu, les vocations de la forêt changent. Cette situation met sous tension les acteurs historiques de la filière, ceux qui produisent et transforment le bois.
C’est après la seconde Guerre Mondiale que l’utilité de la forêt est réapparue après avoir été effacée par la révolution industrielle. Depuis une vingtaine d’années en particulier, les politiques publiques ont confirmé son importance comme lieu de production en même temps que son rôle écologique et social. Les professionnels forestiers ont alors été projetés au cœur du débat public comme lors du Grenelle de l’environnement en 2007 ou aux Assises de la forêt et du bois en 2021. Les dimensions sociale et environnementale se sont ainsi institutionnalisées, et aujourd’hui, la politique forestière vise tout autant à soutenir le développement d’une industrie qu’à satisfaire les demandes de la société relatives à ces espaces. C’est la mission des forestiers et des professionnels de la filière qui se voit ainsi reconnue. Cependant ces fonctions (production, environnement, espace social) se superposent et complexifient le travail de ces acteurs. Les attentes multiples se traduisent par des injonctions contradictoires, entre exploiter plus de forêt, la protéger et développer ses usages sociaux.
La présence de grandes forêts en France nous fait parfois oublier que certaines d’entre elles sont le fruit d’une volonté politique de souveraineté. La forêt de Tronçais est emblématique de choix anciens de développement de la ressource en bois puisqu’elle fut aménagée sous Colbert pour alimenter la Marine nationale en bois de qualité. Aujourd’hui, l’État soutient la production et la demande de bois dans différents secteurs, tels que l’énergie et la construction car ils contribuent à la décarbonation de l’économie et à l’industrialisation des territoires. Un tel volontarisme se heurte malheureusement à des difficultés concrètes.
Il existe un décalage entre une demande dynamique et le temps nécessaire à un sylviculteur pour récolter le bois. En effet, la révolution pour les essences forestières les plus productives se situent autour de 50 ans minimum pour obtenir du bois de qualité construction. D’autres difficultés sont présentes à l’étape de la transformation. Les scieries constituent le cœur de la filière car elles tirent la qualité des bois vers le haut tout en approvisionnant les industriels du papier/panneaux en résidus de sciage (sciure, plaquettes, …). Mais l’industrie du sciage français souffre d’une crise structurelle qui a vu le nombre d’usines divisé par deux entre les années 2000 et 2020. En conséquence, la hausse de la demande s’est traduite par des flux de grumes de bois transformés à l’étranger et revendus en France sous forme de produits finis, faisant du bois la deuxième balance commerciale déficitaire après l’énergie ! Et malgré les aides à l’innovation et à l’industrialisation, les scieries n’ont pas encore atteint la taille critique pour rivaliser avec des concurrents allemands ou scandinaves.
À l’identique de la filière agricole, l’amont de la filière connait des difficultés de recrutement pour remplacer des effectifs vieillissants. Or, les métiers de la sylviculture et de la récolte demandent une grande expérience pour avoir une connaissance approfondie des essences, manier les outils et les engins en sécurité, et gagner en productivité. Plus en aval, l’utilisation plus large du bois implique une évolution des compétences dans les métiers de la transformation et de la construction (acheteurs, conducteurs de travaux, charpentiers, menuisiers, opérateurs en scieries).
Enfin, la hiérarchie des usages, qui favorise les produits ayant la plus longue durée de vie, est parfois difficile à appliquer. S’il vaut mieux privilégier le bois de construction pour stocker le carbone, une demande insuffisante en bois d’œuvre (sciage) peut amener les sylviculteurs à se tourner vers des marchés également générateurs de revenus (bois d’industrie pour le papier/carton et panneaux, ou bois énergie), malgré la moindre valeur économique et environnementale. Le développement des bioraffineries ou d’usines de granulés, fortement consommatrices de bois, freine de fait la destination en bois d’œuvre en raccourcissant les durées de révolution des peuplements forestiers.
Cette concurrence autour de l’approvisionnement a toujours existé, mais la taille importante de certaines unités consommatrices peut déséquilibrer un marché local. Une alternative intéressante pour mobiliser la biomasse à des fins énergétiques est l’utilisation en cascade pour utiliser du bois usagé (14 Mt par an). La hiérarchie des usages comme principe d’intervention publique, peut favoriser un type d’acteurs au profit d’un autre, au gré des politiques de soutien. Le rôle de l’État dans la régulation des usages n’est donc pas à sous-estimer. Enfin le cadre réglementaire crée certains verrous, comme les exigences de sécurité au feu qui limitent l’utilisation du bois alors que c’est un mode de construction traditionnel dans d’autres pays.
La forêt est l’espace de production d’un matériau vertueux et un régulateur des équilibres écologiques (sol, eau, air et biodiversité). Il préserve de certains risques naturels. Historiquement, la forêt des Landes Gascogne a été créée pour assainir les marécages à l’intérieur des terres, et stabiliser les dunes sur le littoral. Comme dans d’autres régions françaises, elle est principalement détenue par des propriétaires privés (92%) qui ont développé une forte expertise de préservation de ce capital forestier. Ainsi, l’organisation de la protection des forêts landaises contre les incendies est devenue une référence européenne. La connaissance du terrain et des comportements des différents usagers (chasseurs, promeneurs, …) ont permis d’appréhender ces dangers.
Mais les risques liés au changement climatique changent d’échelle (tempêtes, sécheresse, incendies, pathogènes) et créent un contexte de forte incertitude à court et à moyen terme. La hausse très rapide de la mortalité des arbres ralentit la croissance du stock de bois vivant. La capacité de stockage du CO2 des forêts françaises a été divisée par deux en 10 ans. Les « bois de crise » (issus des crises tempête, infestations sanitaires, sécheresses, incendies, …) représentent des stocks importants et leur valorisation est un nouvel enjeu pour la filière et les utilisateurs.
En même temps qu’ils subissent ces dommages, les forestiers se retrouvent responsables devant la société de la préservation de la biodiversité, du stockage de carbone et de pratiques conformes aux réglementations. Ils doivent appliquer le Code de l’environnement et le Code forestier, qui prescrivent des obligations difficilement conciliables. Par exemple, il faut débroussailler pour prévenir les incendies, et en même temps, il faut respecter les habitats et la biodiversité.
Enfin, la forêt est un espace où se rencontrent les professionnels, les autres usagers et leurs pratiques respectives. Les forestiers ont adapté leurs pratiques aux usages récréatifs, mais le développement des activités humaines en forêt ou à proximité (camping, sport, circulation routière) a augmenté les risques de dégradation. Les incendies qui ont touché de grandes zones forestières ces dernières années s’expliquent par des comportements imprudents ou dangereux (92% sont d’origine anthropiques), et créent des dommages aux forestiers comme aux habitants. L’intérêt renouvelé du public à son encontre s’est traduit par un traitement médiatique qui privilégie une vision non productiviste, occultant sa vocation à produire du bois et renforçant la méconnaissance des métiers qui s’y exercent. De rares travaux ont été consacrés aux travailleurs en forêt, mais il reste encore difficile de se documenter sur les gens qui vivent de la forêt. Et cette méconnaissance nourrit les incompréhensions vis-à-vis des pratiques.
Les acteurs de la filière évoluent face à cette complexité. Les forestiers travaillent sur des itinéraires sylvicoles après les crises (incendies, ravageurs), développent des stratégies pour augmenter la résilience des forêts (essences choisies, modes de renouvellement, étude des risques), communiquent davantage. En aval, les professionnels de la filière mènent des actions de R&D pour transformer et mieux valoriser les bois. Mais ils ne peuvent résoudre seuls ces défis. Concilier l’ensemble des demandes implique une réflexion et un dialogue élargis sur la façon de le faire et sur le partage des tâches à accomplir, en s’appuyant sur une orientation à long terme claire de la politique forestière nationale.
La Caisse des Dépôts, à travers l’Institut pour la Recherche, soutient les activités de la Chaire « Bioéconomie, Forêts et Territoires » – BioForTer , un projet pionnier sur le thème de la bioéconomie appliquée au secteur de la Forêt-Bois en Nouvelle Aquitaine. La chaire propose des solutions concrètes à la filière forêt-bois dans une perspective de bioéconomie durable. Son originalité réside dans une approche systémique, décloisonnée et structurante. Elle soutient des travaux en sciences humaines, économiques et sociales, pour les transférer aux acteurs économiques de la filière Bois et Forêt, et en enseignement.