cicéron
c'est poincarré
Crédit ©phpetrunina14/Adobe stock
La précarité alimentaire s'accroît en France et les intenses efforts des associations d’aide alimentaire ne suffisent pas à enrayer cette hausse. Pour répondre à cette urgence, l’Institut Montaigne propose, dans un rapport publié le 16 octobre 2024 (“Fracture alimentaire : maux communs, remède collectif[i]”), l’introduction d’un chèque alimentaire de 30 euros par mois, destiné à l’achat de fruits et légumes pour les 4 millions de Français les plus précaires. Le coût, estimé à 1,4 milliard d’euros, serait financé par une taxe sur les sucres ajoutés, suivant le schéma fiscal proposé par le think tank.
En France, l’aide alimentaire repose principalement sur un réseau de 8 000 sites associatifs distribuant des denrées sous forme de colis (75% d’entre eux), de repas (5%) ou via des épiceries sociales (20%). Ces actions, si elles offrent une aide essentielle aux 4 millions de bénéficiaires de l’aide alimentaire en France, ne suffisent pas à endiguer la progression constante de la précarité alimentaire[1]. Ainsi, sur l’année 2023, les Restos du Coeur ont connu une augmentation de 20% du public accueilli - conséquence directe de la forte hausse des prix alimentaires entre 2022 et 2023 (+ 15%). Le profil des bénéficiaires évolue également : ceux-ci sont plus jeunes (les moins de 25 ans en représentent désormais la moitié, alors qu'ils ne constituent que 29,1 % de la population et leur situation économique se détériore) et 38 % des familles accueillies n’ont plus rien pour vivre une fois leurs charges payées.
La précarité alimentaire n’est pas uniquement quantitative : elle concerne également la qualité et la diversité nutritionnelle des produits consommés. Les ménages les plus modestes achètent deux fois moins de fruits et légumes que le reste de la population et ce de manière constante depuis 40 ans[2]. Ce phénomène est également lié à un déficit de connaissance alimentaire : reconnaître un aliment est une étape cruciale avant de pouvoir l’acheter, le préparer et le consommer. Aujourd’hui pourtant, un jeune sur cinq n’est pas capable de différencier une courgette d’un concombre. Les témoignages de bénévoles des banques alimentaires révèlent qu'un légume comme le chou-fleur reste largement ignoré par les bénéficiaires qui, souvent, ne le connaissent pas ou ne savent pas le cuisiner.
Les dispositifs publics français destinés à réduire la précarité alimentaire excluent les transferts monétaires ciblés[3]. À l’étranger pourtant, des exemples divers et matures témoignent de l’efficacité de ce type de dispositif dans la lutte contre l'insécurité alimentaire et la pauvreté en général. Aux États-Unis par exemple, le programme Supplemental Nutrition Assistance Program (SNAP), créé en 1964, a permis en 2023 à 41 millions de personnes de bénéficier d’un soutien budgétaire mensuel de 210 dollars par personne en moyenne, pour un budget annuel de 8,6 milliards de dollars (soit 8,1 milliards d’euros)[4].
En France, l’idée d’un chèque alimentaire a suscité un vif intérêt politique depuis sa proposition par la Convention citoyenne pour le climat en 2020. Présenté comme un nouvel instrument susceptible de lutter contre la précarité alimentaire tout en renforçant l'accès à une alimentation de qualité, le chèque alimentaire visait à apporter une aide mensuelle de 20 à 30 euros par personne aux 7 à 8 millions de Français en situation d’insécurité alimentaire. L’idée a finalement été abandonnée début 2024 compte tenu de son coût élevé pour les finances publiques (entre 1,5 milliard et 3,5 milliards d'euros par an) par une mission conjointe IGF-IGAS.
Face à l’urgence d’apporter des solutions à la précarité alimentaire, le rapport avance l’idée d’un chèque alimentaire aux modalités renouvelées, reposant sur des paramètres ajustés pour être budgétairement neutre tout en répondant plus efficacement aux besoins sociaux identifiés. D’un montant de 30 euros par mois et par personne, utilisable dans tous les points de vente alimentaire, il serait ciblé spécifiquement sur l'achat de fruits, légumes et légumineuses.
Ce soutien budgétaire permettrait aux 4 millions de bénéficiaires de l'aide alimentaire de financer l'achat de trois portions de fruits et légumes par jour - un effort significatif bien que limité par rapport aux cinq portions quotidiennes recommandées par le Programme national nutrition santé (PNNS).[5] Le coût du dispositif est estimé à 1,4 milliard d’euros[6] par an. Pour le financer, une fiscalité sur le sucre ciblant six catégories de produits à faible valeur nutritionnelle et plébiscités par les enfants[7] est proposée, pour des recettes estimées entre 560 millions d’euros et 1,2 milliard d’euros, en fonction de l’approche fiscale retenue[8]. Ce modèle de financement repose sur un principe vertueux : il taxe la consommation de produits néfastes pour la santé tout en réinvestissant les recettes dans des politiques alimentaires solidaires.
Malgré ces avantages, la mise en place d’un tel dispositif suscite plusieurs critiques. D’abord, les effets de seuil inhérents au dispositif pourraient entraîner son rejet par les segments de la population qui n’en bénéficieraient pas. Les classes moyennes, notamment, seraient exclues du dispositif alors même qu’elles subissent les effets de l’inflation alimentaire.[9] Ensuite, la création d’un chèque alimentaire ciblé soulève une question éthique : est-ce le rôle de l’État de dicter les choix alimentaires des citoyens en orientant leurs dépenses ? Cette approche paternaliste est contestée par les associations d’aide alimentaire, qui plaident en faveur d’un chèque sans restriction d’usage. Enfin, sur le plan économique, un chèque alimentaire ciblé vers les fruits et légumes pourrait dégrader le solde commercial, dans la mesure où près d'un fruit et légume sur deux consommés en France est importé[10]. Ce point soulève l’opposition des syndicats agricoles qui redoutent qu’une telle dépense publique désavantage la production nationale.
Conscient de ces risques, le rapport recommande de déployer de façon expérimentale ce chèque alimentaire jusqu'en 2027, date à laquelle serait décidée la pérennisation ou non du dispositif en fonction d'une évaluation de l’ampleur de ces effets de bord.
Par ailleurs, un tel chèque pourrait être accompagné d’une éducation à l'alimentation et à la cuisine. À ce titre, des retours d'expérience en Seine-Saint-Denis offrent des perspectives intéressantes : l'organisation d'ateliers réguliers destinés aux bénéficiaires permettent de renforcer leurs compétences culinaires, d'optimiser l'utilisation du chèque pour des achats nutritionnellement équilibrés et d'encourager de meilleures habitudes alimentaires[11]. L’initiative proposée ne pourra donc être pertinente que si elle s’inscrit dans une démarche plus globale visant à agir sur les imaginaires autour de la cuisine saine. C’est dans cette optique que ces travaux recommandent d’accentuer l’éducation alimentaire dans les écoles et les universités et d’instaurer des "Journées du patrimoine alimentaire", permettant de célébrer, le temps d’un week-end partout en France, la richesse de nos terroirs et de raviver l'enthousiasme pour notre art de vivre culinaire.[12]
-----------
La Caisse des Dépôts soutient, via l’Institut pour la recherche, les activités de l’Institut Montaigne. Créé en 2000, ce think tank propose des études et des débats sur les politiques publiques au service de l'intérêt général.
Notes
[1] La grande précarité alimentaire se réfère à l’ensemble des bénéficiaires de l’aide alimentaire, soit 4 millions de personnes déclarées en France.
[2] ANSES, INCA 3 : Évolution des habitudes et modes de consommation, de nouveaux enjeux en matière de sécurité sanitaire et de nutrition, 2017.
[3] Une expérimentation vient d’être lancée en juillet 2024 dans quatre villes de Seine-Saint-Denis : Montreuil, Clichy-sous-Bois, Villetaneuse et Sevran.
[4] U.S. Department of Agriculture Economic Research Service, Key Statistics and Research / Supplemental Nutrition Assistance Program (SNAP), July 2024.
[5] Cet objectif reste, par ailleurs, largement hors d'atteinte pour la majorité de la population française : seuls 42 % des adultes et 23 % des enfants parviennent actuellement à le respecter.
[6] Ce montant ne prend toutefois pas en compte les frais de gestion, d’opération et de contrôle de ce dispositif qui sont chiffrés par l’IGF et l’IGAS de 3 à 8 % du montant en fonction de l’assiette retenue, soit quelques dizaines de millions supplémentaires.
Voir : IGF & IGAS, « Synthèse du rapport IGAS IGF 2022 sur le chèque alimentaire », 2022.
[7] Dans le détail, il s’agit des confiseries, des biscuits sucrés, des chocolats, des pâtes à tartiner, des céréales de petit-déjeuner, des viennoiseries et pâtisseries industrielles.
[8]Le rapport propose deux approches fiscales : d'une part, instaurer une taxe spécifique sur les sucres ajoutés pour les six catégories de produits ciblées, générant des recettes estimées à 560 millions d’euros ; d'autre part, revenir au taux de TVA normal de 20 % pour ces mêmes produits, avec des recettes estimées à 1,2 milliard d’euros.
Pour davantage de précisions, voir le rapport de l’Institut Montaigne Fracture alimentaire : maux communs, remède collectif, page 121.
[9] Lisa Thomas-Darbois, Classes moyennes : l’équilibre perdu ?, 2024.
[10] En détail, la part des produits importés est plus importante pour les fruits (71 %) que pour les légumes (28 %), en partie du fait de la consommation de fruits tropicaux et d’agrumes non produits en métropole. FranceAgriMer. Les chiffres-clés de la filière Fruits & Légumes frais et transformés en 2022, 2023.
[11] Le Monde, La Seine-Saint-Denis, laboratoire du chèque alimentation durable, 2024.
[12] Pour plus de détail sur cette proposition : Voir le rapport de l’Institut Montaigne - Fracture alimentaire : maux communs, remède collectif, page 145