Les grands ensembles construits dans les années 1960 pour faciliter l’accès au logement de jeunes ménages sont aujourd’hui touchés par le vieillissement de leurs habitants dont certains n’ont jamais quitté leur logement. Alors que cette forme d’habitat n’a pas été spécialement pensée pour le vieillissement, comment les espaces participent-ils à accompagner une diversité de parcours et d’expériences de vieillissement ? Comment répond-elle au souhait des personnes de vouloir rester le plus longtemps possible chez elles ? Quels rôles et quels enjeux pour les bailleurs, les gestionnaires, les gardiens dans la prise en charge et le soin de ces espaces vis-à-vis du vieillissement ? La présente contribution s’appuie sur l’article « Les grands ensembles comme supports au vieillissement. Études de cas à Toulouse et Bruxelles », publié dans la revue Gérontologie et Société (article primé par la CDC et l’USH dans le cadre du prix de la recherche 2024).

Problématique

La stabilité résidentielle est le comportement le plus répandu chez les personnes âgées retraitées. Si celle-ci n’implique pas forcément l’immobilité des personnes, elle témoigne du fait d’avoir peu ou pas déménagé au cours de sa vie et de ne pas souhaiter déménager dans les années à venir[1]. C’est le cas notamment dans les grands ensembles de logements construits dans les années 1960 pour une génération de babyboomers[2]. Dans ces ensembles et pour différentes raisons, la part des plus de 65 ans est aujourd’hui supérieure à la moyenne nationale[3].

Si la question du vieillissement des populations, du développement de mesures pour « le bien vieillir » de nos ainés et l’invention de nouvelles formes d’habitat dédiées s’imposent de plus en plus parmi les priorités d’une pensée pour la ville de demain, la question de l’adaptation de l’habitat existant reste peu traitée. Or, certains grands ensembles de logements n’offriraient-ils pas déjà les conditions d’un bien vieillir sur place ? Quelles motivations des personnes à rester vieillir sur place ?

Le grand ensemble, pour une vision élargie et située de l’habitat social

La définition des « grands ensembles » (notamment le nombre de logements et d’équipements, le type de gouvernance) fluctue avec le contexte historique, politique, géographique et social de chaque construction. Toutes les opérations, néanmoins, répondent à la fois au double enjeu de rendement social et de rationalisation de la construction, ont bénéficié de l’intervention financière de l’état entre 1950 et 1973, ont été conçues par une même équipe d’architectes, selon des principes compositionnels à la fois classiques et modernistes, sont organisées sur une autonomie du système de desserte et sur la combinaison de deux échelles d’habitat, l’une individuelle par les logements, l’autre collective par des équipements et des espaces intermédiaires[4]. Enfin, tous se veulent une incarnation de valeurs humanistes (bienveillance, proximité humaine, bienveillance, etc.) inhérente à un habitat social pris au sens large. C’est pourquoi ce travail invite à élargir le regard sur l’habitat social pouvant englober, dans ses valeurs et incarnations, de l’habitat public, des copropriétés et des combinaisons mixtes. Allant à l’encontre des a priori sur cette forme bâtie et urbaine peu propice à l’adaptation et au changement, certains grands ensembles ne peuvent-ils pas déjà constituer des lieux où il fait bon habiter ? Sous quelles conditions les grands ensembles supportent-ils le désir des personnes de vieillir le plus longtemps possible chez elle ?

Figure 1 : Panorama des cinq grands ensembles de l’étude :

©Audrey Courbebaisse

Le grand ensemble comme support : à la rencontre d’une diversité d’expériences

Dans le champ de la sociologie, la notion de support représente un soutien extérieur qui permettrait à chacun d’être au monde[5]. Les différences sociales entre les individus ne se feraient pas tant sur des qualités individuelles que sur des types de supports entourant l’individu. Les supports peuvent être matériels, sociaux ou relationnels, symboliques, identitaires mais aussi spatiaux[6]. Appliquée au vieillissement, la notion permet d’expliquer le caractère différentiel des expériences. En effet, loin d’être fixes, les supports varient avec l’expérience passée de la personne (classe sociale, activité professionnelle, santé) et les caractéristiques de l’environnement habité (ambiances, accès aux aménités urbaines etc.). Dans le processus dynamique de vieillissement, le recours aux supports est considéré comme évolutif. Ainsi, appliqués à l’habitat des personnes âgées, ces supports peuvent prendre la forme de personnes et/ou d’espaces qui interagissent à différentes échelles spatiales – du logement au quartier- et profitent à un ou plusieurs habitants selon qu’ils sont intérieurs ou extérieurs au logement.

Figure 2 : Diagramme des supports spatiaux les plus mentionnés par les personnes interrogées

©Aude Courbebaisse

Les enquêtes réalisées auprès de personnes âgées de 60 à 98 ans de cinq grands ensembles construits dans les années 1960 à Toulouse et Bruxelles ont permis de mettre en exergue une série de supports spatiaux, sociaux, affectifs et symboliques mobilisés par les personnes rencontrées. Ainsi, la conscience d’une identité de village, la possibilité de s’impliquer dans le collectif et de s’approprier son logement, la présence d’équipements, de services, la proximité des commerces et des transports, la sensation d’un chez soi étendu grâce aux espaces intermédiaires, contribuent à supporter l’autonomie et participent d’un double attachement, symbolique et physique, des résidents à leur habitat. Souvent construits à la périphérie des villes, ces grands ensembles sont aujourd’hui rattrapés par l’urbanisation et la densification des centres urbains. Ils sont donc relativement bien connectés au réseau de transport en commun. Pensés comme des ensembles autonomes, ils possèdent une série de locaux et d’équipements collectifs aussi bien intérieurs qu’extérieurs (locaux commerciaux et/ou associatifs, halls, paliers, séchoirs collectifs, parc, etc.) qui ne demandent qu’à être adaptés et réinvestis.

Figure 3 : Le parc comme prolongement du chez soi

©Aude Courbebaisse

Réinvestir le parc de logement existant

L’exemple du grand ensemble nous montre qu’une forme d’habitat, a priori hostile, ou non dédiée au vieillissement dans sa conception, peut, sous certaines conditions, être inclusive pour les personnes âgées. Ceci met en évidence l’enjeu qu’il y a, à prendre soin des supports et des habitats existants, voire à les renforcer. Or, à ce jour, nous ne pouvons que constater la faible prise en compte du vieillissement par les gestionnaires et les organes de gouvernance des copropriétés. Celle-ci se heurte notamment au manque de reconnaissance d’une architecture souvent dépréciée par les syndics de copropriété, les quelques bailleurs sociaux encore propriétaires de logements, et à la complexité de la gouvernance imposant par exemple la règle du quorum en cas de vote de travaux. Ce contexte particulier de la copropriété tend aussi à invisibiliser les personnes âgées qui ne sont pas toutes présentes en assemblées générales ou impliquées dans les conseils syndicaux. Dans le cas du logement social, les difficultés inhérentes aux tensions générées par la sous-occupation et la suroccupation de certains logements, les coûts de l’adaptation mais aussi la lourdeur des dispositifs d’identification des besoins et de visibilisation des logements déjà adaptés tendent à orienter les bailleurs vers une offre de logements neufs, plutôt dédiés[7]. Or ces nouvelles formes impliquent nécessairement le déménagement des personnes de leur logement, voire de leur quartier. Pourquoi ne pas rénover des logements bénéficiant déjà de nombreux services, équipements collectifs, de la proximité aux aménités urbaines et de l’attachement de leurs habitants ? Comment réduire les coûts élevés opposés à l’adaptation des logements existants ?

Interroger les usages et les tactiques habitantes pour adapter les logements

L’observation des usages montre l’importance des détournements d’aménagements existants et des stratégies d’adaptation personnelles permettant aux personnes âgées de demeurer dans leur logement, à moindre coût de transformation. Ces usages mettent en lumière les ressources d’ingéniosité pratique et de créativité des personnes âgées qui restent, dès lors et contre certains préjugés, actives par rapport à leur habitat. Chaque stratégie, mobilisant des supports, est propre au parcours de la personne, à sa sociabilité et à l’environnement vécu. Ainsi, même si nous pouvons dire que le grand ensemble participe à l’inclusion sociale et spatiale de ses résidents âgés, la question des usages et des stratégies d’adaptation personnelles reste primordiale dans cette inclusion. Or cette question reste un impensé du débat sur l’habitat inclusif, opposant vision universaliste et vision technico-administrative qui s’appuient uniquement sur la morphologie spatiale des habitats et visent la transformation des conditions de vie des personnes âgées[8]. Ces modifications génériques se font, a priori, sans prendre en compte les usages, les besoins singuliers et des stratégies d’adaptation personnelles qui pourraient être une source d’inspiration intéressante. Enfin, les premiers retours d’expériences sur des logements dédiés neufs ou des adaptations trop technicistes des logements, encouragent à penser d’autres manières de prendre en compte le vieillissement.

Figure 4 : Relevé habité d’un logement montrant les appropriations au fil du temps (en jaune les démolitions ; en rouge les transformations réalisées par un habitant propriétaire de son logement depuis plus de 50 ans) 

©Marianne Pommier

S’ouvrir à une autre culture des vieillissements

L’expertise de vécu des habitants, basée entre autre sur l’ancienneté résidentielle et la connaissance de l’histoire des quartiers s’inscrit dans un temps long qui dépasse les injonctions performancielles et normatives adressées aux bailleurs et aux gestionnaires. La reconnaissance de ce temps long permet de comprendre que les relations de voisinage, amicales, familiales des personnes âgées s’organisent autour d’un rapport de réciprocité et non pas de subordination voire de dépendance[9]. Or ce rapport est intrinsèquement lié à l’ancienneté résidentielle des personnes sur le site, aux réseaux d’interconnaissance, amicaux, de voisinage et au sentiment d’appartenance à une communauté résidentielle. Ces attachements sont difficilement transposables dans le cas de relogement ou de déménagement. Un logement, aussi adapté qu’il puisse être, ne pourra pas remplacer le poids des années, des habitudes et des attachements créés par la personne. C’est pourquoi, la question de la mutation des personnes âgées devrait être reconsidérée si l’on veut faire évoluer la culture des vieillissements. Faire déménager une personne âgée ayant vécu toute sa vie dans un logement et dans un quartier entraine nécessairement la privation d’une réciprocité maintenant la personne active dans le temps présent, et l’assujettissement à un aménagement fonctionnel et technique la réduisant à une autonomie physique. Ce rapport de réciprocité est crucial si l’on souhaite changer de perspective et considérer que dans le temps long de nos existences, nous sommes toutes et tous vulnérables[10].

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Références

[1] Vincent Caradec, « Les comportements résidentiels des retraités », synthèse des recherches réalisées dans le cadre du programme Vieillissement de la population et habitat, PUCA, 2009

[2] Sur la trajectoire résidentielle des babyboomers, voir notamment V Christel, « Trajectoires résidentielles des personnes âgées », La société française, 2006, pp. 525-529 et aussi Association provinciale des constructeurs d’habitations du Québec, Étude exploratrice sur la trajectoire résidentielle des babyboomers », 2010

[3] Constats faits à propos du parc de logements sociaux en QPV notamment : 1/3 des baux seraient détenus par des personnes âgées de 65 ans et plus.

[4] Audrey Courbebaisse, Toulouse, le sens caché des grands ensembles, PUM, 2018

[5] Danilo Martucelli, Grammaires de l’individu. Paris : Gallimard, 2002

[6] Vincent Caradec, « Les supports chez l’individu vieillissant. Retour sur la notion de « déprise ». Dans V. Caradec et D. Martucelli, Matériaux pour une sociologie de l’individu : perspectives et débats [pp. 25-42]. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion. Sur la question des supports spatiaux, voir  Olvier Masson et Damien Vanneste, « Habitat et vieillissement. Inventaire des formes de logements qui supportent l’interdépendance. UCLouvain. Asbl Qualidom, 2016

[7] Voir notamment les résultats de l’enquête menée auprès des bailleurs sociaux toulousains dans le cadre de l’article « « Vieillir chez soi. Formes spatiales et sociales propices au maintien à domicile des personnes âgées dans les grands ensembles, le cas toulousain », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère [En ligne], 8 | 2020

[8] Jean-Luc Charlot, Petit dictionnaire [critique] de l’habitat inclusif. Paris : L’Harmattan, 2019

[9] Au sujet de la réciprocité des relations basées sur l’ancienneté résidentielle, voir notamment Dominique Argoud, dir., Prévenir l'isolement des personnes âgées: voisiner au grand âge. Paris : Dunod, 2004 ; et aussi Marcel Drulhe, Serge Clément, Jean Mantovani & Monique Membrado, «  L'expérience du voisinage : propriétés générales et spécificités au cours de la vieillesse ». Cahiers internationaux de sociologie, 123(2), 325-339, 2007.

[10] Ces constats rencontrent également ceux de Corine Pelluchon (2020), qui dans Réparons le monde. Humains, animaux, nature, met en lumière l’incompatibilité des normes d’autonomie et de performance sur lesquelles s’organise notre société et les situations de vulnérabilité, qu’elles soient générales ou spécialisées à la problématique du vieillissement