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La France moche : une illustration de la fracture territoriale ou une image déformée de la réalité du commerce ?
L’expression « France Moche » trouve son origine dans la publication par Télérama en 2010 d’une enquête sur les effets de l’étalement urbain intitulée « Comment la France est devenue moche ». Le thème a été développé plus récemment par Olivier Razemon, qui est un contempteur aussi constant qu’incisif des centres commerciaux, dans son ouvrage au titre accablant : « Comment la France a tué ses villes ».
Il y a, assurément, du vrai dans ces critiques du commerce de périphérie. Mais la posture est facile et légère. Et elle a d’autant plus d’écho qu’elle mêle dans un (très rare) consensus national :
- La frange de l’opinion allergique à la grande distribution (et survalorisant le petit commerce, un renversement historique amusant par rapport à l’après-guerre puis au mouvement poujadiste)
- Une autre, politiquement plutôt à l’opposé, qui voit dans le grand commerce l’ennemi dangereux de l’agriculture et de l’industrie (ce qui nous renvoie au dédain des français pour le commerce, cf. « l’Angleterre, ce pays de boutiquiers »)
Jean Viard aura beau jeu de montrer le caractère central des polarités périphériques, lors des manifestations des gilets jaunes. Rappelons aussi que, pour la majorité de la population française, (les 75% qui n’habitent pas en centre-ville) le commerce de proximité, c’est celui qui est en périphérie. Quand la voiture se trouve être le mode de déplacement dominant (56% des français habitent en maison individuelle), la proximité, c’est 10 minutes de trajet…
On aura également beau jeu d’expliquer que le commerce de périphérie n’est que très marginalement responsable de l’artificialisation des sols (part du commerce dans l’artificialisation des sols = 3%...) ; mais les images d’Epinal, consciencieusement réitérées, auront eu raison de la réalité des chiffres. Voilà pourquoi les acteurs du commerce parlent dans le désert lorsque qu’ils expliquent :
- Que ce ne sont pas les habitants qui ont suivi le commerce, parti se relocaliser en périphérie, mais bien l’inverse,
- Qu’à vouloir protéger le commerce du centre-ville avec une succession de lignes Maginot administratives, (pas de législature sans une réforme de la règlementation de l’urbanisme commercial), on aura perdu la partie.
Pour résumer brutalement, on s’est donné bonne conscience à bon compte avec ce rejet consensuel du commerce de périphérie, sans aucunement aménager son développement dans le paysage.
Dans les faits, on est passé à côté du sujet : sur le plan de la qualité architecturale, de l’aménagement du territoire et au niveau de la vitalité du commerce de centre-ville. Le premier lieu de commerce en France est la périphérie ; dans une agglomération, le chiffre d’affaires du commerce de centre-ville dépasse rarement 15% du chiffre d’affaires total…
Mais les choses seraient elle en passe de changer ?
Du constat dépréciatif au plan d’action ?
Dans ce contexte, à ce niveau de rapport concurrentiel, le renversement de l’équilibre centre-ville/périphérie n’est certainement pas pour demain. Mais plusieurs éléments donnent à penser que l’on tend à dépasser le stade de la posture et de la déclaration d’intention.
Côté pouvoirs publics, une enveloppe de 26 millions d’euros a été débloquée en 2024 pour le Plan de transformation des zones commerciales. Ce sont 74 collectivités qui ont été retenues soit presque le double de ce qui était attendu. Également, 45 collectivités seront bénéficiaires du programme de revitalisation des entrées de ville dans le cadre de la deuxième édition du programme national Action cœur de ville (ACV2). C’est certes faible si l’on rapporte ces chiffres aux 1500 « zones commerciales » en France, mais c’est un premier pas appréciable et une démarche qui ne manque pas d’intérêt.
L’objectif affiché de ces deux programmes est de retravailler la qualité urbaine, environnementale et paysagère de ces espaces, pour en faire des lieux vivables, apaisés, avec de la mixité d’usage. La réponse des collectivités, que l’aiguillon du ZAN motive, a été significativement plus forte qu’attendue. Elle montre que l’on souhaite maintenant avancer sur un sujet jusque-là laissé dans l’ombre.
Côté acteurs du commerce, les choses bougent également, avec la prise de conscience de la nécessité de travailler mieux l’environnement des magasins, dont le format, tendanciellement, tend à décroitre. Moins de développement du commerce physique, mais mieux.
Parallèlement, des accords se montent entre les foncières de commerce et des opérateurs immobiliers, comme Carrefour avec Nexity et Casino avec Icade, qui confirment la réalité de cette nouvelle dynamique.
Une transformation nécessairement ambitieuse, qui sera difficile
Le sujet est en effet loin d’être simple. S’imaginer que pauvreté architecturale rime avec foncier facile et bon marché est une illusion d’optique. Dans leur grande majorité, les magasins de périphérie connaissent de bon rendements[1], et l’indispensable maitrise foncière sera, de facto, un préalable compliqué. Cela d’autant plus que la qualité de l’emplacement est pour le commerce un point incontournable, de nature à limiter les transferts, lesquels devront prendre en compte la continuité d’exploitation, et idéalement un changement règlementaire[2].
Car il faudra composer avec l’enfer, pavé de bonnes intentions, du cadre règlementaire. Imposer des ombrières photovoltaïque sur les parkings des zones commerciales (cf. loi ApER) alors qu’on souhaite, dans le même temps, les densifier et développer la mixité fonctionnelle est à l’évidence contradictoire.
La vitesse sera un autre obstacle. Le temps des autorisations n’est en phase ni avec le rythme d’évolution du commerce, ni avec le besoin de visibilité des opérateurs immobiliers. Cela d’autant que ces projets seront nécessairement compliqués (la mono fonctionnalité n’est pas sans vertu…) dans leur montage, dans leur conception, et dans leur indispensable équilibre économique.
Les difficultés sont donc nombreuses. Pour les surmonter, et passer de la dénonciation pieuse à la transformation opérationnelle, il faudra se mettre en mode projet, associer le monde du commerce aux opérateurs immobilier, assurer le support et la continuité politique, et gagner en vitesse et en simplification administrative. En somme, comme disait un fameux conventionnel, il nous faudra de l’audace, encore de l’audace et toujours de l’audace.
Sources :
- https://www.telerama.fr/monde/comment-la-france-est-devenue-moche,52457.php
- La « France moche » des zones commerciales, un modèle « obsolète » pour le gouvernement, pas pour les usagers (lemonde.fr
- Urbanisme : l’Etat veut redessiner la périphérie des villes, longtemps négligée (lemonde.fr)
[1] Les friches commerciales, contrairement à ce que l’on a pu constater aux Etats unis, sont en France de faible ampleur. Et lorsqu’elles existent, elles sont situées le plus souvent dans des secteurs économiquement et démographiquement faiblement dynamiques… ce qui va limiter les possibilités de transformation.
[2] La possibilité de pouvoir transférer une autorisation d’exploitation commerciale d’une parcelle à une autre n’est toujours pas possible… (même à surface commerciale constante, il faut demander une nouvelle autorisation, longue, couteuse et incertaine car sujette à recours)