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Depuis le début d’année 2024, l’actualité européenne a été largement marquée par la mobilisation d’agriculteurs dans différents Etats membres et à Bruxelles. En France, le pic de la mobilisation a eu lieu entre fin janvier et début février, quand bien même le salon international de l’agriculture (24 février-3 mars 2024), pourrait marquer une résurgence de la pression exercée par la profession agricole sur l’exécutif. Face à une longue liste de revendications de nature diverse portées par les différents représentants des syndicats agricoles, les pouvoirs publics français et européens ont tenté de ramener le calme dans les campagnes en apportant des réponses politiques de court terme.
Que traduit la diversité des demandes exprimées par les agriculteurs, et les conditions pour une sortie de crise pérenne sont-elles réunies ?
Les mobilisations agricoles du début d’année 2024 sont à replacer dans une dynamique plus ancienne et européenne : des actions ont eu lieu aux Pays-Bas de manière réitérée depuis 2019, en Espagne en 2019 puis en 2023, en Allemagne là encore dès 2019. En France, la colère grondait depuis novembre 2023, autour de l’appel à retourner les panneaux d’entrée de communes rurales, en illustration du slogan « On marche sur la tête » dénonçant l’aberration des normes et injonctions imposées aux agriculteurs du pays. Cette colère a pris une autre dimension dans son expression en janvier, lorsque des syndicats français ont emboîté le pas aux manifestations organisées par la profession agricole majoritaire en Allemagne, après que Berlin a annoncé soudainement réviser la fiscalité du gazole non routier consommé par les agriculteurs. Après l’Allemagne et la France, la profession agricole s’est également mobilisée en Espagne, en Pologne, ou encore en Roumanie. Enfin, pour illustrer la dimension paneuropéenne de ce mouvement de contestation, une manifestation a été organisée à Bruxelles le 9 février dernier.
De manière générale, trois types de revendication ont pu être observés au cours de ces actions : (1) l’amélioration des revenus agricoles, (2) la reconnaissance de la dignité de la profession d’agriculteur et (3) la dénonciation d’un étouffement par les normes, principalement environnementales. Cependant, la pondération entre ces trois types de revendication et les solutions préconisées pour les satisfaire diffèrent selon les syndicats agricoles et les pays.
A échelle européenne, la présidente du COPA (le comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne), la française Christiane Lambert, redevenue très présente dans les médias nationaux depuis le début de la mobilisation, a fait de la dénonciation du volet agricole du Pacte vert son principal cheval de bataille.
En Pologne, les manifestations se catalysent autour de l’arrivée massive de produits agricoles ukrainiens sur le territoire polonais, ceux-ci bénéficiant d’un accès facilité sur le marché commun sans avoir à en respecter les standards de production depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.
En Allemagne, si c’est bien la soudaine hausse de la fiscalité sur le gazole non routier qui a mis le feu aux poudres, les revendications portées ailleurs en Europe ont pu inspirer une partie des agriculteurs allemands, qui ont ponctuellement joint leurs voix aux demandes d’allègement de la conditionnalité environnementale de la politique agricole commune (PAC), en particulier autour d’une règle relative aux surfaces non productives (communément désignée comme « les 4% de jachères »).
En France, la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs ont compilé une liste de 120 demandes remontées de leurs fédérations départementales et régionales. L’agglomérat de mesures contenait à la fois des exigences de simplification administrative et juridique, de remise en question de règles environnementales en vigueur en France, d’introduction d’une réciprocité des normes sur les produits importés, ou encore de pleine application de la loi Egalim relative au partage de la valeur au sein de la chaîne.
De leur côté, la Confédération paysanne et la Coordination rurale axent très largement leurs demandes sur le revenu agricole, mais divergent quant à la désignation des origines du manque de revenu : si la Confédération paysanne remet en cause le libéralisme économique et les accords de libre-échange, la Coordination rurale pointe avant tout la captation de la valeur par l’aval et le déficit de compétitivité imposé aux paysans français du fait des normes environnementales.
Au milieu de ces multiples demandes, les réponses politiques apportées par la Commission européenne n’ont concerné dans un premier temps que le volet environnemental : annonce d’une dérogation sur la règle de conditionnalité de la PAC relative aux surfaces non productives et retrait du projet de règlement sur l’usage durable des pesticides. En parallèle, l’exécutif européen a lancé un dialogue stratégique réunissant une poignée de représentants agricoles et d’ONG pour passer en revue la multitude des défis auxquels l’agriculture européenne doit faire face, en tentant de réconcilier les enjeux de production agricole et de préservation de l’environnement.
A l’échelle française, le Premier ministre a égrainé, au cours de trois salves d’annonces successives, des réponses tentant d’aborder les nombreuses revendications soulevées, à savoir :
La multiplicité des demandes du monde agricole et la difficulté à y apporter des réponses politiques satisfaisantes illustrent en réalité les difficultés du système alimentaire à prendre en charge à la fois un objectif de compétitivité sur les marchés européens, voire internationaux, et la transition agroécologique. En effet, le paradigme régissant le système alimentaire européen demeure tacitement le même depuis la création de la PAC en 1962 : produire autant que possible en quantité, à bas coût. Or en plus de cette recherche de maximisation des volumes de production, s’est ajoutée au cours des deux dernières décennies la nécessité d’embrasser le défi du changement climatique, notamment en adaptant les pratiques agricoles, et celui du déclin de la biodiversité. Pourtant, ni à échelle européenne, ni à échelle française, les pouvoirs publics n’ont organisé un débat public visant à redéfinir les attentes de la société vis-à-vis de l’agriculture. Autrement dit, une contrainte a été ajoutée à une autre, sans interroger leur compatibilité.
La transition agroécologique est, d’une part, absolument indispensable et, d’autre part, compatible avec la fourniture d’une alimentation saine et suffisante. En revanche, elle suppose – à l’échelle de l’UE au moins – une baisse de la production et de la consommation de protéines animales, afin de réduire de manière significative la part des cultures qui sert à nourrir des animaux d’élevage. En clair, faire la transition agroécologique suppose de lever les tabous, d’une part, de la maximisation des volumes de production et, d’autre part, de la place des protéines animales dans nos assiettes. Ces deux contraintes levées, alors il devient envisageable de penser de nouveaux modèles économiques alliant performance environnementale et revenu décent et stable pour les agriculteurs.
La crise que le monde agricole traverse en ce moment peut être l’occasion de poser les fondements d’un nouveau système alimentaire, qui ne fasse ni l’impasse sur les limites planétaires, ni sur les conditions de la viabilité économique des opérateurs des filières agro-alimentaires. Le vrai sujet n’est donc pas de choisir entre le revenu des agriculteurs et la transition agroécologique, mais de déterminer les dynamiques d’évolution des fermes, des industries-agroalimentaires, de la distribution et des pratiques alimentaires qui les concilieront.