Nathalie Machon est professeure d’écologie urbaine au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), à Paris. Ses recherches portent notamment sur l’étude de la dynamique des communautés végétales en ville (« Comment améliorer la trame verte des villes ? ») et la conservation des espèces rares. Elle est coordinatrice scientifique des projets flore de Vigie-Nature, programme de science participative du MNHN (Vigie-Flore et Sauvages de ma rue). Dans cet entretien, elle nous rappelle qu'une ville n’est habitable que s’il y a de la biodiversité.

Cet entretien est issu du n° 437 de la revue Urbanisme
Propos recueillis par Julien Meyrignac, Urbaniste - Rédacteur en chef de la Revue Urbanisme

 

Quelles sont les réalités du vivant non humain dans les villes, et comment sont-elles appréhendées ?

Les citadins bâtissent leurs villes en fonction de leurs besoins et de leurs activités, donc les villes sont des endroits où la présence humaine est très prégnante au détriment des espèces non humaines avec lesquelles elle cohabite pourtant.

Animaux, végétaux, champignons, micro-organismes, tous les grands groupes taxonomiques sont représentés en ville. Néanmoins, les espèces aquatiques sont assez rares, car l’expansion urbaine se fait souvent aux dépens des zones humides, et les eaux de pluie sont relativement canalisées et peu disponibles dans les sols. La biodiversité urbaine comporte un certain nombre d’espèces cultivées ou domestiquées : espèces horticoles ou potagères qui embellissent les maisons, les balcons, les espaces verts publics et privés, ainsi que les plates-bandes en bordure de voirie. Comme flore cultivée, il convient de noter les espèces poussant au niveau du sol, sur les murs, ainsi que sur les toits et les terrasses. Choisis pour leurs qualités esthétiques et l’ombre qu’ils fournissent durant la belle saison, les alignements d’arbres, qui bordent les avenues et les boulevards, comprennent principalement des espèces qui tolèrent bien les contraintes de la ville, telles que les platanes, les marronniers ou les tilleuls. Pour les animaux, ce sont les chiens et les chats qui sont les plus représentés. S’ajoutent aussi d’autres animaux de compagnie assez divers, mais dont l’impact environnemental est toujours important. Certaines espèces domestiquées, animales ou végétales échappent à leur lieu de culture ou de vie. Elles acquièrent la capacité de s’établir et de prospérer de façon autonome en milieu urbain. Roses trémières et tortues de Floride ou les perruches à collier sont des exemples reconnus d’espèces mi-sauvages mi-domestiques. Viennent ensuite les espèces réellement sauvages, qui peuplent spontanément les villes. Les espèces végétales sauvages sont des espèces plutôt communes. Elles résistent efficacement aux perturbations résultant des activités humaines en milieu urbain, telles que le piétinement, la tonte ou les arrachages fréquents. On estime, par exemple, qu’il existe environ 1 000 espèces végétales dans Paris intra-muros.

Parmi les espèces de faune urbaine, les oiseaux sont les plus visibles. Une vingtaine de mammifères arrivent à s’y maintenir. Hérissons, écureuils, rats et chauves-souris prospèrent grâce à des stratégies adaptées (reproduction prolifique, activité nocturne, etc.), même s’ils endurent des conditions plus ou moins difficiles et des campagnes d’éradication. Beaucoup de petits invertébrés (insectes pollinisateurs, vers de terre, cloportes…) constituent également l’écosystème urbain. De nombreux programmes de science participative de Vigie-Nature comme Sauvages de ma rue, l’Observatoire des jardins ou Spipoll [Suivi photographique des insectes pollinisateurs, ndlr] mobilisent des bénévoles pour envoyer des données sur leur ville. Ces données constituent la base d’analyses statistiques très utiles pour connaître la biodiversité urbaine et les facteurs qui agissent sur son état.

Vous êtes responsable scientifique du programme de recherche Sauvages de ma rue sur la façon de bien gérer la nature des villes. N’est-il pas paradoxal de gérer la nature sauvage, même en ville ?

Sauvages de ma rue est un programme de sciences participatives lancé en 2011 par l’association Tela Botanica, en partenariat avec le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). C’est à la fois un projet pédagogique animé par l’association Tela Botanica et un projet scientifique du laboratoire Cesco (Centre d’écologie et des sciences de la conservation) du MNHN. Sauvages de ma rue a pour but de permettre aux citadins et citadines de reconnaître les espèces végétales qui poussent dans leur environnement immédiat, c’est-à-dire les plantes croisées quotidiennement dans leur rue, autour des pieds d’arbre ou au pied des haies, sur les trottoirs, dans les pelouses, plates-bandes, jardinières, etc. Il s’agit aussi de récolter des données en grand nombre pour faire des statistiques et comprendre quelles sont les formes urbaines et les modes de gestion qui permettent à la végétation de prospérer. L’objectif n’est pas de « gérer » la flore sauvage comme on « gère » un champ de maïs, mais de connaître les facteurs qui font de l’écosystème urbain un écosystème fonctionnel résilient et fournisseur de services. Le but est de protéger cette biodiversité et d’améliorer simultanément la qualité de vie des citadins.

Le maintien de la biodiversité apparaît comme une condition de la survie des villes : pour quelles raisons ?

Les recherches de plus en plus nombreuses sur ce sujet illustrent très clairement que la qualité de vie des citadins, voire leur santé, est étroitement liée à la qualité de la biodiversité dans les quartiers où ils habitent.

Une des solutions pour rendre les villes « habitables » consiste donc à améliorer l’accueil de la biodiversité. Les végétaux contribuent à rafraîchir l’air en période de canicule. Une étude de l’Ademe [Agence de la transition écologique] sur neuf villes, pendant le mois le plus chaud de l’année, a démontré que les murs et toitures végétalisés permettent de réduire les températures dans les rues d’une dizaine de degrés aux heures les plus chaudes.

Ils améliorent la santé générale des citadins, par des effets importants sur la santé physique et mentale, tout d’abord, en absorbant les particules fines présentes dans l’air et en améliorant la circulation de l’air, mais aussi en construisant des environnements relaxants et apaisants, réduisant les taux d’hormones de stress dans l’organisme des citadins. Des études montrent que dans les quartiers plus verts, les habitants urbains sont moins sujets aux allergies, aux maladies cardiovasculaires, etc.

Comment préserver les espèces et augmenter les trames du vivant en ville ? Certains plaident pour un réensauvagement des villes, quel sens objectif donner à cette intention ?

Le facteur le plus important pour préserver la biodiversité est la surface qu’on lui accorde. Les espèces animales et végétales ont besoin de vastes espaces verts, de nombreux jardins, connectés entre eux par des structures qui leur permettent de migrer d’un parc à l’autre. Les immeubles et autres surfaces artificialisées peuvent accueillir de la végétation en façade ou en toiture. La tendance qui consiste à désimperméabiliser les surfaces bitumées ou cimentées est très positive pour améliorer l’accueil de la biodiversité. La gestion différenciée des espaces, adaptée en fonction de leurs caractéristiques et des usages qui en sont faits est à systématiser. L’utilisation de pesticides doit être rigoureusement proscrite en raison de leur toxicité pour la biodiversité et leur danger pour la santé des citadins. Les pratiques de fauchage et d’arrachage doivent être espacées dans le temps, afin de permettre aux espèces de boucler leur cycle de vie et ainsi se renouveler génération après génération. Avec le réchauffement climatique, nous savons que la végétalisation des villes va devoir s’amplifier. Avec une végétation diversifiée, la faune peut vivre et prospérer pour former un écosystème fonctionnel. La demande sociétale est forte. Les aménageurs se forment sur ces sujets, et des outils sont en cours d’élaboration pour les aider à créer des projets de plus en plus performants. Ce qu’il faut retenir, c’est que la biodiversité est un atout inégalable pour l’habitabilité des villes. Néanmoins, le réensauvagement a ses limites. La ville doit rester le lieu de vie de tous les citadins, y compris ceux qui ont des difficultés de déplacement. Elle doit fournir des logements pour tous ceux qui en ont besoin. La difficulté est donc de concilier besoins humains et accueil optimisé des non humains.

Quels sont les espaces urbains de prédilection pour le développement de la biodiversité ? Quels sont les principaux périls pour celle-ci en ville ?

À côté des structures humaines très minérales, des espaces plus naturels, c’est-à-dire au moins recouverts de végétation, tels que les parcs, les jardins, les terrains vagues, les stades, les cimetières, les talus des infrastructures de transport, etc., abritent la majeure partie de cette biodiversité urbaine.

Parmi tous les types d’espaces verts urbains, les friches ont des caractéristiques particulières qui pourraient avoir une grande influence sur la biodiversité et les services écosystémiques fournis aux habitants des villes. Dans ces espaces en particulier, de nombreux organismes non natifs se mélangent aux espèces natives, constituant ainsi de nouveaux types d’écosystèmes urbains où l’autorégulation s’opère en termes de formation du sol, d’immigration et d’extinction des espèces, et d’interactions biotiques. Ils donnent naissance à de nouveaux types de nature sauvage qui pourraient participer à l’ensemble des services fournis par la biodiversité urbaine, renforcer les liens entre la nature et les habitants urbains, et également avoir un impact positif sur la préservation de la biodiversité régionale. Les périls sont liés au manque de place, à l’utilisation de produits biocides et à la surfréquentation humaine. Prendre soin de la biodiversité nécessite certains efforts et de la planification, mais les bénéfices sont inestimables.

N’y a-t-il pas un risque de « concurrence » entre les défis climatiques et les défis écologiques ?

De façon générale, et en ville en particulier, les risques climatiques et écologiques ainsi que les solutions pour s’en prémunir sont liés. En période de canicule, les arbres sont les meilleurs dispositifs pour rafraîchir les quartiers et aider les citadins à supporter la chaleur. Leur ombre et leur capacité à libérer de l’eau sous forme de vapeur par les pores de leurs feuilles abaissent les températures de plusieurs degrés. Il faut planter beaucoup d’arbres, dans de bonnes conditions, les choisir parmi les espèces les plus résistantes à la chaleur, en prendre soin, les arroser quand ils sont jeunes, pour en tirer tous les bienfaits. Couper de vieux arbres urbains sains est criminel pour les arbres eux-mêmes et pour les habitants humains et non humains du voisinage. S’il faut prendre soin des espaces verts urbains, qui seront des îlots de fraîcheur pour les habitants en période de canicule, il est moins justifié d’aménager des infrastructures gourmandes en eau comme les golfs, par exemple, qui ne profitent qu’à une faible fraction de la population humaine. En effet, la ressource en eau étant finie, il va falloir choisir entre approvisionner en eau la production alimentaire, favoriser l’habitabilité des territoires urbains ou bien dédier l’eau aux espaces de loisir des plus riches.

Les projets d’urbanisme qui rencontrent des valeurs écologiques observent la séquence « éviter, réduire, compenser » (ERC) ? Cela a-t-il toujours du sens d’éviter le vivant ? N’est-il pas plus un réseau qu’un espace défini ? Est-il juste d’envisager pouvoir réduire ou compenser le vivant ?

« Éviter, réduire, compenser » est la séquence exigée par les politiques publiques pour contraindre les aménageurs à respecter au mieux la biodiversité. L’objectif est d’éviter, ou tout au moins de réduire la destruction des milieux naturels. Lorsque les impacts sont inévitables, il est possible de les compenser en sanctuarisant ou restaurant des espaces équivalents à proximité. Néanmoins, même si les professionnels choisissent souvent la compensation, les études montrent qu’en effet, compenser le vivant est très peu efficace et que les meilleurs projets sont ceux dont les impacts directs et indirects sont évités au maximum. Cette séquence n’est exigée que lorsque les projets sont censés détériorer les espèces ou les milieux les plus rares. Dans le cadre de la biodiversité ordinaire, les contraintes sont plus faibles. L’impact de l’artificialisation des sols sur la viabilité des espèces et la pérennité des écosystèmes étant bien connu, le « zéro artificialisation nette » [ZAN] est maintenant préconisé. Ce programme prévoit ainsi que toute bétonisation doit être compensée par une désimperméabilisation d’autres espaces artificiels. Il constitue un véritable défi pour les collectivités qui doivent répondre aux besoins croissants de logements et de bâtis commerciaux ou industriels, tout en préservant des espaces pour la biodiversité. La recherche travaille sur les solutions qui combinent probablement planification urbaine, qui protège les habitats fauniques et floristiques sensibles lors de l’élaboration des plans d’urbanisme, densification urbaine et végétalisation systématique du bâti.

Pour aller plus loin : 

Couverture de la revue Urbanisme n°437

Mai-juin 2024 PARTOUT LE VIVANT !

  • Rennes, exploration des trames vertes et bleues
  • Atlas de la biodiversité, cas d’école à Bois-le-Roi
  • Libre évolution : Faut-il réensauvager une partie du territoire ?
  • Permis de végétaliser : Quel bilan vingt ans après ?
  • Nathalie Machon : « La biodiversité est un atout inégalable pour l’habitabilité des villes »
  • Animaux domestiques, l’empreinte environnementale de 80 millions d’amis

À lire également dans ce numéro :

L’invitée : Nathalie Blanc : « Les réflexions d’urbanisme n’envisagent que très rarement l’humain comme être vivant »