Temps de lecture
7min

Finances publiques locales en berne, catastrophes climatiques de plus en plus destructrices et coûteuses, nouveaux modèles d’aménagement à inventer… : les collectivités territoriales sont en première ligne face aux impacts du changement climatique. La Redirection écologique cherche à redonner la main aux acteurs locaux pour choisir collectivement leur destin.

Pertinentes et indispensables, les voies ouvertes par le Développement durable ne suffisent cependant pas à relever tous les défis posés par le changement climatique

Quel est le point commun entre un smartphone dernier cri, la piscine du voisin, la neige qui tarde parfois à couvrir les pistes de ski et les escapades en avion ? La pénurie annoncée des matières premières nécessaires à leur fabrication ou usage : métaux rares, eau, pétrole… Et, la question qui en découle depuis 30 ans est : comment continuer de produire ces équipements et activités tout en diminuant les impacts négatifs sur la planète ?

Pour répondre à cette question, le Développement durable explore la voie de la conciliation, le « en même temps » de la croissance et de l'écologie. Cette stratégie écologique vise à faire perdurer nos modes de vie - par exemple, à maintenir l'intensité d'usage des voitures individuelles, des smartphones ultra-performants, des voyages à l'autre bout du monde. Au niveau européen, cela se décline notamment au travers des deux objectifs climatiques de la Taxonomie européenne : l'atténuation (réduire l'empreinte carbone d'une activité) et l'adaptation (protéger les infrastructures et équipements face aux aléas climatiques). Les COP annuelles depuis 3 décennies, les stratégies bas carbone des pays, les politiques RSE des entreprises sont autant d'exemples de réussites à mettre à l'actif du Développement durable. Cependant, force est de constater aujourd'hui que l'atténuation patine : l'objectif de limiter le réchauffement mondial à + 1,5° C par rapport à l'ère pré-industrielle est de plus en plus présenté par le GIEC comme impossible à atteindre[1]. De son côté, l'adaptation semble ne pas suffire non plus, car comment bien s'adapter à l'échelle locale, alors qu'il n'est pas possible de définir précisément à quoi il faut s'adapter, tant les événements climatiques et leurs impacts sont de plus en plus imprévisibles.

Ainsi, le Développement durable ne permet pas, à lui seul, de relever tous les défis posés par le dépassement des limites planétaires et laisse des sujets dans l'impasse.

La Redirection écologique : un pas de côté pour explorer de nouveaux horizons

Comment sortir de cette impasse ? Par l'avènement d'une dictature verte ? Par l'apparition de nouvelles technologies providentielles ? Par le retour des guerres de conquête pour les ressources ? Par une soudaine mobilisation générale de la société civile ? Autrement dit, est-ce que cela doit venir de l'Etat, des entreprises, ou encore des individus ?

On bute rapidement sur le fameux triangle de l'inaction : tant que l'Etat n'interdira pas le barbecue du dimanche, et que mon voisin mangera de la viande tous les midis, je ne veux pas être le-a seul-e à m'en priver et devenir le dindon de la farce... Même raisonnement pour les entreprises, et pour l'Etat. Et cette tragédie du triangle de l'inaction est encore renforcée par la « Tragédie des horizons » exprimée par Mark Carney, ancien Gouverneur de la Banque d'Angleterre, en 2015 : l'horizon des événements que l'on cherche à prévenir (réchauffement climatique, conséquences sociales, etc.) dépasse l'horizon temporel du mandat des décideurs.

Pour sortir de ces différentes impasses, la Redirection écologique propose de formuler la question posée initialement en des termes un peu différents. Présentée dans le livre Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement co-écrit par Alexandre Monnin, Diego Landivar et Emmanuel Bonnet en 2021, l'approche de la Redirection écologique met en lumière le fait qu'une transition est un double mouvement : à la fois l'avènement du nouveau, mais aussi – fait souvent occulté, minimisé, oublié - la fin de l'ancien. Alexandre Monnin présente ainsi les fondements de cette approche : « Partant du principe qu'aucune transition ne pourra s'accomplir simplement en verdissant l'existant et que tout ne pourra être maintenu en garantissant les conditions d'habitabilité sur terre, la redirection écologique pose la nécessité de procéder à des arbitrages démocratiques »[2]. Les trois chercheurs explorent les voies et moyens d'une transition non brutale et apaisée entre le passé et l'avenir, en faisant émerger une culture de la fermeture.

Alors que la question initiale était posée ainsi : « comment continuer de produire ces équipements et activités tout en diminuant les impacts négatifs sur la planète ? », avec les lunettes de la Redirection écologique, la question devient : « comment continuer d'assurer certains des services fournis par un smartphone, une piscine, une station de ski, un avion dans un monde aux ressources limitées ? », et en s’appuyant sur de nouveaux modèles économiques compatibles avec les limites planétaires. Cette reformulation permet d’opérer une translation subtile de la solution au besoin : les smartphones, piscines, station de ski et avions sont des solutions – récentes, propres à notre époque, qui répondent à des besoins de communication, loisir, sport, voyage, qui eux sont plus fondamentaux et structurels... Par exemple, au fil des siècles, le besoin de communiquer à distance a reçu des solutions qui ont beaucoup évolué : lettre manuscrite, télégraphe, fax, mail, sms… D'ailleurs, si les individus tendent, dans une forme de mémoire collective sélective, à ne retenir que les avantages de ces évolutions (rapidité, moindre coût…), il n'en demeure pas moins vrai que chaque progrès a charrié son lot de pertes, notamment affectives : la fin des lettres a signé la fin du plaisir de recevoir du courrier, et majoritaires sont encore ceux qui préfèrent lire des livres en format papier plutôt que sur tablette, du fait de l'attachement à l'objet livre, au papier… Or, en distinguant solutions et besoins sous-jacents (ou « finalités »), il devient possible de réinterroger les premières et de penser de nouveaux modes de vie.

Attachement-Désattachement-Réattachement : le nouveau triptyque de l’écologie 

Pour une collectivité territoriale, que signifie « revenir aux finalités » ? La démarche de Redirection écologique menée à Grenoble[3] à partir de 2018 a montré que les piscines municipales répondaient aussi bien à des besoins de santé publique (apprendre à nager, pratiquer la gymnastique douce pour les personnes âgées), que de loisir (détente, plongée, convivialité). La co-enquête de terrain a ainsi révélé que les différents types d’usages d’une piscine municipale faisaient l’objet d’attachements plus ou moins intenses :  attachements « impératifs », tel que le savoir nager, ou attachements revêtant une importance moindre pour la communauté, tel que la plongée. Il devenait alors possible de décider de renoncer à certains de ces attachements, et de trouver des solutions alternatives, compatibles avec les limites planétaires, auxquelles « se réattacher » : il existe d'autres sports doux (comme le taïchi), d'autres espaces pour apprendre à nager (piscines naturelles), d'autres sports aquatiques…

Dans nos modèles mentaux actuels, renoncer aux solutions actuelles est vu comme une soustraction, une diminution, une amputation. De façon inédite, face aux dilemmes cornéliens que posent la transformation écologique, face au fait l'on ne pourra pas tout maintenir et face à l’horizon d'arbitrages difficiles qui se rapproche, la Redirection écologique donne au renoncement ses lettres de noblesse. Ici, renoncer, c'est savoir activement, collectivement et dignement faire son deuil de quelque chose qui n'est plus de notre temps et qui appartient déjà au passé, même s'il nous est encore difficile de le voir[4]. Afin de le faire de manière juste et démocratique, la Redirection écologique promeut la politisation du renoncement et défend un processus collectif en trois temps : attachement-désattachement-réattachement.

Pour requestionner des attachements aussi bien ancrés que « notre droit à une piscine municipale » ou notre « droit au tout accès pour les voitures » par exemple, et trouver des alternatives crédibles auxquelles se réattacher volontairement, la Redirection écologique offre notamment aux collectivités territoriales de riches pistes de dialogue démocratique[5]. A titre d’exemple, elle encourage le processus de co-enquête de terrain, qui permet, en impliquant toutes les parties prenantes concernées (« attachées » à une infrastructure par exemple), de sortir du triangle de l'inaction et de développer une véritable « imagination stratégique » (Jérôme Tougne)[6]

Quelles seront les « mines de charbon de demain » dont il faut anticiper la fermeture non brutale dès aujourd’hui ?

Nous ne discernons que de manière encore très incomplète l'ampleur des bouleversements économiques à venir, et des réactions sociales et politiques qui s'en suivront. Or, les fermetures brutales, non anticipées, non démocratiques mènent, au pire, à des drames sociaux, à l'image des fermetures des mines de charbon dans les années 1980, et, au mieux, à des échecs, à l'instar de la Prohibition instituée en 1920 et close très vite, dès 1933. On pourrait d'ores et déjà prophétiser que la reconfiguration tardive et non préparée du secteur de l'aéronautique génèrera des destructions d'emploi massives, tandis que l'interdiction de la viande rouge s'accompagnerait probablement d'une éclosion de bars clandestins de viandes…

L'enjeu est de détecter dès aujourd'hui les pans d'activités qui ne pourront pas être maintenus et qui vont ou doivent disparaitre. « Quelles seront les mines de charbon de demain ? » est la question qui doit nous préoccuper, afin de faire en sorte que, en apprenant de nos erreurs passées, ces disparitions se fassent de la façon la moins brutale, la plus anticipée et la plus démocratique possible.

Dans ce contexte tendu, nous avons deux atouts sur lesquels nous appuyer : non seulement, nous avons une certaine expérience de ce qu’il ne faut pas faire, mais de surcroît, là où l'on ne sait pas faire, nous disposons déjà de premières briques pour y arriver. En effet, d’un côté, nous possédons déjà une grande partie de la connaissance nécessaire. Nous avons déjà connu par le passé de profonds bouleversements de l'économie, des « destructions créatrices », comme le notait l'économiste Joseph Schumpeter dans les années 1940, des bouleversements qui ont aussi pu avoir des conséquences sociales désastreuses. Nous avons développé un savoir-faire de la recomposition de l'espace économique… auquel il faudrait ajouter un savoir-faire de la « décomposition » pour nous aider à mieux anticiper, se projeter, ne pas refaire les mêmes erreurs. De l’autre côté, il y a ce que nous ignorons : nous sommes confrontés à des défis absolument inédits, jusqu'à aujourd'hui sans réponse. Face à cela, nous commençons à avoir de nouveaux cadres d’analyse et d’action. La Redirection écologique dessine une nouvelle voie, à l'échelle « méso », l’échelle territoriale, (entre le micro de l'échelle individuelle et le macro de l'échelle nationale ou mondiale).

En conclusion, la Redirection écologique crée des façons de faire démocratiques qui permettent à tous les intérêts de s'exprimer, en acceptant la conflictualité sans la renforcer. Cela permet de construire, avec tact, des décisions collectives articulant efficacité, sobriété et renoncement, et ouvre ainsi la voie à un renforcement de la démocratie locale.

Notes

[1] Dans ses derniers rapports, le GIEC indique que, quel que soit le scénario d’émissions de gaz à effet de serre, le réchauffement mondial de 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle sera atteint dès le début des années 2030 et il se poursuivra jusqu’à l’atteinte de la neutralité carbone mondiale. En outre, selon le GIEC, les politiques mondiales en place fin 2020 conduisent à un réchauffement mondial médian de 3,2 °C en 2100.

En outre, l’année 2024 est la première année où la température moyenne mondiale a été supérieure de 1,6 °C par rapport à l’ère pré-industrielle (The 2024 annual climate summary)

[2] Alexandre Monnin, Politiser le renoncement, Divergences, 2023

[6] Jérôme Tougne, L’imagination stratégique, Les p’tits papiers, 2025