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Ce texte se rattache à une série de 16 articles issus d'une recherche soutenue par l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts sous la direction de François Bafoil et Gilles Lepesant sur les enjeux de l'eau et de l’adaptation au changement climatique.
Tout au long de cette série, à raison d’un nouvel article chaque semaine, François Bafoil, directeur de recherche émérite au CNRS/CERI-Sciences Po., rend compte de plusieurs aspects en s’attachant aux phénomènes d’érosion du trait de côte, de submersion sur les littoraux, d’inondation dans plusieurs territoires à l’instar des marais et des vallées, et enfin de sécheresse et de conflits d'usage autour de l'eau. Ces travaux feront l’objet de la publication d’un rapport en septembre 2022.
SOMMAIRE
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Ce billet reproduit l’entretien qui a eu lieu en juin 2021 avec Jean Jalbert, directeur général de la Tour du Valat. La Tour du Valat en Camargue est une fondation privée reconnue d’utilité publique, où sont présents dans son conseil des représentants des ministères de l’intérieur, de l’environnement et de la recherche. Elle se consacre à l’étude des zones humides du monde méditerranéen pour mieux aider la gestion de l’eau, et donc les politiques publiques. 80 personnes y travaillent dont une cinquantaine de scientifiques relevant des sciences fondamentales et des sciences appliquées, tous basés sur le site camarguais.
La Camargue est une région jeune (20 00 ans), delta très mobile et dynamique, dont 70% du territoire (d’un total de 150 000 hectares) se trouve aujourd’hui à moins d’un mètre d’altitude. Elle partage les traits à la fois attractifs et répulsifs de toute zone humide. Attractives, les zones le sont d’abord parce qu’elles représentent un lieu de profusion, les ressources sont innombrables et c’est là que l’agriculture s’est développée. En même temps, ces zones sont le lieu des maladies. Les moustiques y sont à foison de même que les protozoaires, et le Rhône comme la mer y faisaient des incursions régulières. Tout cela créé beaucoup d’instabilité. L’Homme a du coup toujours été mis en danger par les risques d’inondation du Rhône, de submersion marine ou la maladie. Pour se sauver et tirer profit de ce territoire, il a aiguisé sa capacité à exploiter les ressources. C’est pourquoi dans les zones de delta, la vie était à la fois difficile avec l’imprévisibilité dominante et facile avec toutes les ressources qu’elles recèlent.
L’objectif a toujours été : maîtriser. Maîtriser car c’est la dimension de la mise en valeur qui prime pour ces zones dont l’image était très dégradée par les maladies et donc perçues comme sales, et même répugnantes. Depuis le 18e siècle, la transformation de ces milieux a été profonde par le biais de leur destruction massive et ce, jusqu’à aujourd’hui, que ce soit par souci d’hygiénisme ou pour développer l’économie. C’est ainsi que les décideurs ont pensé « gagner » sur l’eau et que les investisseurs ont développé sur ces zones facilement aménageables aéroports et zones industrielles.
En 1856, toute la Camargue s’est retrouvée sous l’eau sous l’effet de pluies et d’inondations. L’évènement a été très médiatisée et Napoléon III lui-même est venu en Camargue pour affirmer que ce territoire français devait être arrimé complètement à la France. 13 ans plus tard, toute la Camargue a été endiguée. Le récit de la conquête sur l’eau a commencé à s’écrire.
C’était une région qui n’avait aucune valeur en termes de foncier ; personne n’achetait et l’on disait « le maître est celui qui a le troupeau ». Or, quand l’endiguement a été achevé, les anciens occupants ont été repoussés plus loin, sur les marges les moins fertiles et les gens fortunés des villes environnantes - Alès, Nîmes, Marseille - sont venus et ont acheté les terres. Ils ont ainsi contribué à construire l’image de grands propriétaires latifundiaires dont la vision était très économique et pas ancrée dans la tradition paysanne.
Ainsi, et c’est assez unique, depuis 150 ans ce territoire a connu des mutations agricoles radicales au gré des crises et opportunités économiques. D’abord avec le phylloxera qui a détruit toute la vigne française à l’exception des terrains inondables ou sableux. Cela a été la richesse de la Camargue, recouverte de vignes faisant un vin abondant de qualité médiocre. Quand, dans l’entre-deux guerres, la vigne a reconquis le territoire national grâce aux porte-greffes américains résistants au phylloxera, la vigne camarguaise ne fut plus compétitive et tout le monde a fait du mouton. Les mas, les bergeries tous se sont adaptés, jusqu’au moment où, sous l’effet de l’importation de la viande de mouton néo-zélandais qui était beaucoup moins cher, ce modèle a également disparu. Et enfin, dans l’après-guerre, le plan Marshal a poussé à la culture du riz. On a donc eu trois révolutions agricoles en un temps très court : le vin, le mouton, le riz.
Depuis quelques années, les subventions au riz ont baissé et le champ des possibles s’est rouvert après plusieurs décennies où les incitations économiques ont orienté la majorité des exploitations vers du riz tous les ans. Or, on ne peut pas faire du riz biologique tous les ans car, faute de désherbage chimique ou manuel, les adventices prennent le dessus dès la deuxième année de culture, faisant chuter les rendements. Durant cette période de fortes subventions à la production de riz, la part du riz biologique a donc plafonné à 5% de la SAU. La baisse des subventions au riz a donc eu pour effet positif de voir la part du riz bio augmenter (environ 20% de la SAU aujourd’hui), mais elle a également eu des effets que nous jugeons négatifs : les cultures les plus rentables aujourd’hui sont des cultures plastique, à l’instar de ce qui fait avec les tomates industrielles ou le melon. Ce modèle agricole est catastrophique, tant sur le plan social, avec une exploitation sans relâche de travailleurs immigrés, que sur le plan environnemental, avec une grande fréquence de traitements phytosanitaires. Mais comme visiblement ça marche et que ç’est rentable, on continue. Et pourtant nous avons le sentiment que nous sommes au bout de ce modèle, sans avoir trouvé définitivement celui qui doit lui succéder.
A la fin du 19e siècle, suite à l’endiguement de la Camargue, le territoire a regorgé de pompes. En effet, il y a deux fois plus d’évaporation que de précipitation et comme les nappes salées sont très proches du sol, la salinité, en conséquence, remonte très vite. Il faut donc apporter de l’eau douce en provenance du Rhône, et un maillage très complexe de canaux a été mis en place, avec un système d’irrigation et un voué au drainage des terres.
Un territoire à fleur d’eau : 70% est située à moins d’1m d’altitude
Le parc naturel de Camargue s’étend sur plus de 100 000 hectares, 75 kilomètres de façade maritime et se trouve positionné sur les trois communes : Arles, Les Saintes-Maries-de-la-Mer et Port-Saint-Louis-du-Rhône.
Quand la Camargue a été endiguée, le territoire a été divisé au nord avec les grands exploitants agricoles pompant l’eau du Rhône et au sud, les entreprises liées à l’exploitation et la transformation du sel. Au début du 20e siècle, un conflit très dur les a opposés : eau douce contre eau salée. L’enjeu était la maÏtrise de l’eau que les seconds contribuaient à mélanger, au sel ce qui rendait impropre son usage pour les cultures. En 1909, un décret a fait obligation aux usagers de l’eau douce de la renvoyer au Rhône après pompage et de ne plus la laisser aller vers l’étang central de Vaccarès où elle se mélangeait avec l’eau salée. Puis en 1927, une « zone tampon » a été créée entre eaux douces et eau salée : la réserve de Camargue centrée sur l’étang du Vaccarès, séparant les acteurs les uns des autres et en isolant cette réserve sur laquelle l’homme ne peut intervenir si ce n’est à des fins scientifiques.
Si entre le 13e et 19e siècles le Rhône s’est avancé vers la mer, aujourd’hui, le delta est fixé mais pas figé. Bien que totalement endigué le delta connaît des changements sous l’effet de phénomènes naturels (subsidence de moins d’1 mm/an) qui se trouvent aggravés par le déficit sédimentaire (environ 10 fois moins de sédiments arrivent à l’embouchure du Rhône comparé à 1850), du fait de la déprise agricole dans le bassin du Rhône, du reboisement des bassins versants et, secondairement, des barrages sur le Rhône et ses affluents. Les conséquences se mesurent en termes d’érosion côtière et de risque de submersion accrus. A ces facteurs viennent s’ajouter aujourd’hui les effets du changement climatique.
Deux éléments sont venus introduire le changement de manière décisive. D’abord, la hausse du niveau de la mer. Il a été mesuré à + 7cm aux Saintes-Maries-de-la-mer entre 2000 et 2020, tandis que l’Agence Spatiale Européenne l’a mesuré à l’échelle globale à 4,8 mm/an entre 2013 et 2018. On ne le voit pas encore et son effet est encore marginal sur le trait de côte. Ensuite, le débit du Rhône devrait baisser fortement à partir des années 2040 du fait de la perte progressive des glaciers alpins qui soutiennent le débit du fleuve au printemps et en été. Enfin, les évènements climatiques extrêmes dont l’amplitude devrait augmenter, du type de ceux qui se sont passés à Nice ou dans le Massif Cévenol. En d’autres termes, il devrait se passer ici ce qui a eu lieu en Charente : c’est la tempête qui fait bouger le trait de côte.
Sur les dernières 10 000 années, le climat a été extrêmement stable mais c’est fini. On est entré dans un cycle de réchauffement sous l’effet combiné de l’augmentation de la fréquence des sécheresses et de la diminution de précipitations, qui est 20% plus rapide dans le bassin méditerranéen que la moyenne globale. Si l’on continue sur la tendance actuelle, on sera à + 2,2°C en 2040 (donc loin du 1.5°C fixé lors de la COP21 à Paris).
Depuis 1944, sur les 7 années les plus chaudes on en compte 6 durant la dernière décennie et le pic de chaleur a été atteint en 2019 avec 42°C. Concernant les précipitations, la courbe est moins parlante puisqu’elles sont à 600mm/an en moyenne, pour 1400mm d’évapotranspiration. Ces 4 dernières années, les précipitations se sont situées entre 310 et 430mm, soit près de la moitié. A cela se sont ajoutées les modifications dans la répartition des précipitations. Aujourd’hui, à la différence du passé, la pluie fait régulièrement défaut de mars à novembre, pour se concentrer ensuite durant l’hiver. Auparavant, elles s’étalaient durant l’automne et l’hiver.
A côté de ces phénomènes météorologiques on note que le Rhône, s’il est encore abondant avec les eaux qui proviennent momentanément de la fonte des neiges et de la disparition des glaciers alpins, va voir en conséquence son débit se réduire dans les années 2030-2040. On prévoit d’ici 2050 à la fois la baisse des étiages, son avancement dans l’année et en même temps, des crues majeures qui se dérouleront à des périodes variées.
Ici, à la Tour du Valat, nous considérons que nous sommes au bout du récit de la conquête et de la maîtrise, ouvert avec l’endiguement de la Camargue, et qu’il est temps d’écrire le chapitre de l’adaptation et de la résilience. C’est compliqué car depuis des siècles les populations se sont battues contre le Rhône et la mer, en construisant des digues et en détournant par ce biais les villes de l’eau. Tout est fait pour nier l’existence du Rhône, invisible derrière ses digues, même si on circule à quelques mètres de lui, et les Camarguais ont perdu l’idée de l’aléa et la connexion entre le delta et le Rhône.
A terme, je suis convaincu qu’il faudra lâcher par paliers successifs, mais c’est compliqué, c’est une affaire d’échelle de temps. Sauf à dupliquer l’approche hollandaise mais c’est la mauvaise approche selon moi, d’autant que les Néerlandais eux-mêmes constatent les limites d’une approche purement technologique et la complètent aujourd’hui par des « solutions fondées sur la nature ».
Il faut qu’on accompagne les grandes dynamiques, plutôt que de lutter frontalement contre elles et ici, on a une opportunité unique et des conditions très favorables. Si l’on compare avec les autres zones deltaïques (Pô, Mississipi, Nil, Ebre…), on note d’emblée que les acteurs de ces derniers ont beaucoup pompé l’eau ou les hydrocarbures souterrains et se retrouvent maintenant à 5 ou 10m sous le niveau de la mer. Pas nous.
Par ailleurs, notre parc est très peu peuplé : 10 000 individus habitent dans les deux bras du Rhône. Et surtout ce qui est unique, c’est que sur nos 70 kms de côte, il y a de grands espaces sans enjeux économiques ou humains forts, exception faite des Saintes-Maries et les salins. Et la puissance publique qui est propriétaire de surfaces considérables en arrière littoral. On dispose donc d’une opportunité unique pour porter un projet d’adaptation qui ne se confronte ni à l’humain ni à l’économie, mais doit arriver en soutien à ces dimensions. Tout l’enjeu est que les Camarguais – élus, socio-professionnels, environnementalistes…- partagent un constat et s’entendent sur les réponses possibles.
Sous l’effet d’une crise financière dans les années 2000, les salins ont cédé 6 500 hectares au Conservatoire du littoral, pour diverses raisons dont le coût d’entretien des digues face à la mer, de plusieurs centaines de milliers d’euros par an. Le Conservatoire a confié la gestion de ce site à un consortium composé du Parc Naturel Régional de Camargue (PNRC), de la Société Nationale de Protection de la Nature, gestionnaire de la Réserve nationale de Camargue, et de la Tour du Valat. Il a alors été envisagé de restaurer les lagunes qui avaient été endiguées il y a 50 ans pour y concentrer l’eau de mer, tout en recréant des connexions entre la mer et les étangs centraux. Cette connexion hydraulique a permis de recréer des connexions biologiques, en particulier pour diverses espèces de poissons effectuant leur cycle partiellement en mer et en eau douce.
A partir de 2013, il est apparu qu’au-delà d’une grande opération de restauration écologique, ce site offrait l’opportunité d’un double bénéfice : restaurer la biodiversité des lagunes et amortir les effets du changement climatique en dissipant l’énergie des vagues lors des tempêtes. Sur les 6 500 hectares, 4 000 sont situés au sud de la « digue à la mer » et leur fonctionnement hydraulique est désormais dirigé par la mer. Il y a quelques ouvrages hydrauliques mais globalement c’est la nature qui décide. En revanche la digue à la mer est l’ouvrage de défense des biens et des personnes et, à ce titre, elle doit être entretenue. Alors qu’elle est aujourd’hui en front de mer aux Saintes-Maries, elle est située à environ 4kms en retrait du littoral sur ce site des anciens salins. Cela offre donc un vaste espace dans lequel la mer peut recréer des cheminements à chaque coup de mer.
Cependant, la plupart des Camarguais vivent mal qu’on laisse entrer la mer. Dans ce territoire où les hommes se sont battus pendant des siècles pour lutter contre le fleuve et la mer, laisser la mer entrer et un non-sens, et ceux qui font ça sont des fous.
Et pourtant, même aux Pays-Bas, champions du monde de l’ingénierie hydraulique, ces « amortisseurs climatiques » se multiplient. A l’issue de la crise de 1953, le « plan Delta » a permis aux Néerlandais de se défendre contre la mer et de conquérir de vastes polders. Pourtant, face aux effets du changement climatique, ça ne marche plus aujourd’hui, on touche aux limites du système. Alors, les autorités en partenariat avec la société civile, en particulier une très grosse ONG (Natuuronumenten) ont développé en complément des ouvrages de génie civil toute une gamme d’amortisseurs. C’est ainsi que des rivières ont été reméandrées, des lits rouverts, des zones d’expansion de ville à différentes échelles reconnectées, et le résultat est très intéressant. Ça a marché parce que ça a été porté politiquement : ils ont exproprié et réinstallé plus loin des agriculteurs, là où pourtant le foncier est très cher ; et avec les terrains acquis, ils ont aménagé des zones d’expansion de crues parcourues de pistes cyclables et ça marche !
Quand vous avez le portage politique et l’acceptation sociale, ça fonctionne. Des villes qui étaient régulièrement inondées ne le sont plus.
En Camargue nous avons l’illusion que la digue nous protège de tous les périls. Si nous pouvons espérer qu’elle nous protège encore pendant quelques décennies des submersions marines, elle ne nous protégera en revanche pas de la salinisation. La pression exercée par la mer dont le niveau s’élève va faire remonter le sel bien au-delà de la digue. Il faut s’y préparer dès aujourd’hui.