cicéron
c'est poincarré
Ce texte se rattache à une série de 16 articles issus d'une recherche soutenue par l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts sous la direction de François Bafoil et Gilles Lepesant sur les enjeux de l'eau et de l’adaptation au changement climatique.
Tout au long de cette série, à raison d’un nouvel article chaque semaine, François Bafoil, directeur de recherche émérite au CNRS/CERI-Sciences Po., rend compte de plusieurs aspects en s’attachant aux phénomènes d’érosion du trait de côte, de submersion sur les littoraux, d’inondation dans plusieurs territoires à l’instar des marais et des vallées, et enfin de sécheresse et de conflits d'usage autour de l'eau. Ces travaux feront l’objet de la publication d’un rapport en septembre 2022.
SOMMAIRE
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Ce billet reproduit l’entretien qui a eu lieu le 24 février 2022 avec Adrien Privat, responsable de mission « Interface Terre-Mer » à la Direction de la Gestion Patrimoniale du Conservatoire du Littoral dans les bâtiments de la Corderie Royale, siège du Conservatoire à Rochefort.
Dans cet entretien, notre interlocuteur nous explique combien la stratégie adoptée par le Conservatoire en matière de gestion souple du trait de côte s’articule à des initiatives développées dans le cadre du programme européen ADAPTO et réclame, par ailleurs, d’être négocié avec les populations qui habitent les zones du littoral, au premier rang desquels les agriculteurs et les chasseurs.
Dans les années 1990, sur l’avis de son conseil scientifique le Conservatoire du Littoral a abordé la question de l’érosion et plus encore, celle de la mobilité du trait de côte, après que des géographes et géomorphologues se sont posé la question de savoir ce que l’on doit faire avec la mobilité du trait.
Puisque le Conservatoire achetait des terrains le long du rivage et qu’il était concerné directement par le trait, fallait-il le conserver quand sa tâche était de protéger les paysages et les équilibres naturels du littoral ?
Précisons que les cantons côtiers représentent la limite de l’action du littoral et à l’intérieur de ces limites, des zones sont définies comme « périmètres autorisés » pour acquisition après avoir été préalablement votées par les conseils municipaux.
Le Conservatoire du Littoral est donc parti sur des zones bien identifiés de marais souvent un peu oubliées, sans gouvernance, et s’est étendu en fait au territoire. Avant ces acquisitions, il y avait peu de choses et son arrivée a fixé le cadre de l’action Or, en achetant les territoires, le Conservatoire a hérité, et c’est toujours le cas, de situations comme des zones endiguées ou enrochées et il lui revient de protéger l’existant, qu’il s’agisse des activités, du bâti et bien sûr des hommes. Sa tâche consiste en la gestion terrestre des espaces en protégeant les espaces acquis. Une tension se crée entre l’exigence de garantie de l’existant et la protection de la nature.
La difficulté pour certains d’accepter notre approche de la réserve et de la patrimonialité de la nature a tenu au fait que l’on était en réalité dix ans après la mise en place des grandes protections du littoral qui, elles, s’attachaient au maintien et à la défense du trait de côte. A l’encontre de cette approche, nous, on arrivait en disant qu’on acceptait que ça bouge. Notre objectif est en effet de gérer la nature pour préserver sa patrimonialité, à savoir les polders et les littoraux qui accueillent des oiseaux et espèces particulière. Nous sommes là pour les protéger et on le fait en se fondant sur des traits de côte existants.
Patrimonial cela veut dire qu’on reconnait l’importance de la conservation d’un élément pour assurer sa pérennité. On donne sa valeur à un élément qu’on se décide de faire durer. Ce type d’approche est très fort sur la protection de l’environnement. Par exemple au début, on était sur la décision de préserver certaines espèces et certains milieux : les zones humides, les plantes, les oiseaux, certains petits mammifères, les loutres, toutes les espèces en forte régression ou en forte valeur esthétique. La rareté et la conservation jouent beaucoup aujourd’hui mais à l’époque c’était le rapport humain à l’environnement qui était prioritaire ; un rapport qui est toujours présent mais ce qui joue davantage aujourd’hui c’est la préservation.
C’est un débat entre cet aspect patrimonial d’un côté – et on le fait depuis 40 ans, avec des méthodes et des actions éprouvées, avec une longue expérience de coopération avec le Museum national d’Histoire naturelle - et de l’autre côté, l’approche de la fonctionnalité de la nature et la conservation de la dynamique naturelle ; c’est le sens à donner au terme de continuité écologique. Donc le débat s’est joué entre conservation d’espèces naturelles et conservation d’un fonctionnement de la nature. Nous, comme Conservatoire, on joue sur les deux exigences, on est à l’interface et je dois ajouter que c’est un débat qui se développe au sein même du Conservatoire.
En 2015, le Conservatoire du Littoral a lancé l’initiative ADAPTO et a isolé dix sites (neuf en métropole et un en Guyane) pour une durée de six ans (2015-2021), sur la base d’un financement de 5.269.071 d'euros financés à 60% par le fonds Feder. Après ADAPTO, qui couvre dix sites, le projet est de monter à trente sites en 5 ans.
L’objectif recherché était de gérer le trait de côte dans des lieux où le système de digues était en mauvais état pour lui substituer différents modes de gestion plus adaptés, des dunes et des marais mais aussi des zones de crue, en les déconnectant les uns des autres par le biais de nouvelles zones tampons et d’espaces végétalisés permettant une plus grande fluidité de l’eau, quitte à laisser l’eau salée pénétrer les marais.
Le constat avait été tiré que la stratégie consistant à tout bloquer ne fonctionnait plus et que la stratégie inverse cherchant à tout laisser aller, heurtait de front le sens commun. L’idée s’est imposée de gérer de manière souple, en d’autres termes s’adapter et laisser passer là où c’était possible.
FOCUS : ADAPTO
Le projet ADAPTO appartient à la catégorie Action pour le climat avec pour domaine prioritaire l’adaptation au changement climatique. Les objectifs principaux de ce domaine sont :
Territoires littoraux pilotes
Qu'est ce qu'un projet LIFE ?
LIFE est l'instrument financier de la politique environnementale de l'Union européenne. Les projets que le programme LIFE finance mettent en œuvre, développent et renforcent la politique et la législation communautaires de l’UE. Les fonds du programme LIFE peuvent bénéficier à des personnes privées, des organismes publics et des ONG. Depuis sa création en 1992, le programme LIFE a cofinancé plus de 4500 projets.
Pour la période 2014-2020, le programme LIFE est doté d’un budget de 3,4 milliards d’euros. Les co-financements au titre du programme LIFE sont accordés à l’issue d’un appel à projets.
Pour la période 2021-2027 le programme LIFE sera doté d’un budget de 5,4 milliards d’euros à l’échelle européenne réparti en 4 sous-programmes :
Un projet dure entre 2 et 5 ans, pour une subvention moyenne de 1,5 million € et un taux de co-financement éligible de 55%, qui s’élève pour l’habitat ou les espèces prioritaires à 75%.Le programme Life comprend les sous-programmes Environnement et Action pour le Climat.
Au Conservatoire, on s’est dit que de toutes façons si on ne protégeait pas la ligne, on devrait alors faire comme les Allemands, c’est-à-dire carrément mettre des murs devant les maisons [1] . Il faut savoir que les digues en mer du Nord sont érigées à des hauteurs de crise centennale et qu’elles sont surélevées par souci de sécurité. Ce que l’on appelle les digues climatiques sont des ouvrages d’au moins 1,40m suffisamment larges pour qu’en cas de nécessité, elles puissent être rehaussées sans devoir tout refaire. Et ce qu’ils mettent devant les maisons est énorme. Certaines régions comme le Land du Schleswig-Holstein ont d’ailleurs adopté un article dans leur constitution faisant obligation aux élus d’entretenir et de fixer le trait de côte là où il est. La nation est là et elle défend le trait.
Les techniciens se rendent compte du recul et donc de la possibilité qu’ils pourraient reculer avec une zone tampon et des marais maritimes. Ils installent tout un ensemble de fascines (qui sont des faisceaux de fagots) pour créer des marais salés devant leur digue et ils construisent des digues de second rang. Nous, on agit en reculant nos digues.
Car l’on sait que ce type de digues à l’allemande, ce ne sera pas accepté. Dans le scénario « résister » on garde le trait de côte, on dimensionne les ouvrages de manière conséquente pour ne pas risquer l’inondation. Ce qui signifie que sur les territoires qui appartiennent au Conservatoire, sans vouloir l’imposer à tout le monde, on accepte de reculer les digues ou de les dés-enrocher (l’enrochement a été utilisé pour l’érosion ou comme protection contre l’affouillement). Reste qu’il faut négocier avec les populations qui habitent ces zones, et notamment les agriculteurs et les chasseurs.
Sur nos terrains les paysans ne sont pas sur leurs terres mais sur les nôtres, et donc on dispose d’un moyen de pression sur eux. Ce ne sont pas des baux qui nous lient à eux mais des « conventions d’occupation temporaire » écrites, et nous ne sommes pas tenus de conserver l’activité agricole. Notre objectif est de racheter les terrains agricoles au prix d’une terre qui ne se trouve pas sous l’eau, ce qui évidemment est très avantageux pour eux.
Les usages agricoles sont principalement ceux de l’élevage ou de la prairie de fauche, à l’exclusion de toute irrigation. Il n’y a donc ni maïs, ni riz, ni maraichage. Cela dit, comme toujours, il y a ce qui est énoncé et puis ce qui se fait : on a racheté un terrain de grande culture dans le marais de Brouage et cette activité continue car nous avons conventionné avec l’agriculteur. Mais l’on a convenu avec lui que, lorsqu’il y aura une submersion conséquente, l’usage toléré prendra fin.
Notre idée c’est de permettre le recul et le déplacement de la réserve pour que les moutons, qui y sont maintenant tolérés, s’y déplacent en cas de problème. Cela permet aux agriculteurs d’assumer leur coût d’entretien à leur charge, et de cette manière, la transition est acceptable puisqu’ils disposent des fonds en liquide pour racheter ailleurs.
Dans d’autres zones très agricoles, des brèches existent avec des territoires sous convention avec les agriculteurs. On travaille à accompagner d’autres terrains agricoles et on travaille avec la SAFER et les chambres pour relocaliser. C’est ce qui se passe dans l’estuaire de l’Orne. L’autre exemple est celui des paysans âgés avec lesquels on ne prorogera pas les conventions temporaires. Ailleurs, on acceptera une activité de loisir sur un espace agricole. L’idée, c’est de réduire le risque pour les agriculteurs si l’on ouvre à l’eau.
C’est la même problématique avec la population des chasseurs. Ils ne sont pas opposés à ces changements car si ce sont des terrains agricoles qui sont transformés en de nouvelles zones, ce peut être alors de nouvelles zones chassables. Là où l’on a des problèmes, c’est dans la baie d’Authie, par exemple avec les tonnes, ce bâti dans lesquels ils chassent, et que l’on appelle ailleurs les gabions, les huttes ou encore les cabanes (flottantes ou pas).
Le problème est celui de l’acceptation sociale du passage de l’eau et de son impact sur les huttes de chasse. Là on est à la fois sur des problèmes de marché économique car la hutte vaut très cher – jusqu’à 300 000 euros en Baie de Somme - et des problématiques sociales car l’attachement identitaire est très fort. Tout devient alors compliqué quand le cadre évolue. Sur les zones endiguées mais qui s’ouvrent à la mer, on négocie pour que leurs propriétaires chasseurs passent à des huttes flottantes et parfois, il arrive que nous ayons à participer à l’investissement. La difficulté est plus grande là où l’espace est manquant, notamment dans les fonds de baie. Dans le cas de la baie d’Aulhie, on essaie de voir comment on peut relocaliser ces tonnes car sur les terrains du Conservatoire, ils sont sous convention de neuf ans maximum. Donc si on peut en réallouer et relocaliser, on le fera.
L’autre hypothèse examinée est de relocaliser les tonnes dans une zone abritée mais ici la difficulté tient à l’obligation de ne pas augmenter localement la pression de la chasse. Et le versant de l’urbanisme est également très contraignant. On travaille donc avec les représentants des chasseurs. Mais si avec les agriculteurs, il n’est pas difficile d’échanger, c’est plus difficile quand il est question de déplacer une tonne de chasse. On se heurte au pouvoir économique, au pouvoir politique, au prestige, à l’identité. Bref, la chasse, c’est complexe.
Pour conclure, je dois mentionner une dernière difficulté. Elle tient à l’information des populations locales qui ne découvrent les modifications apportées à leur territoire maritime qu’en fin de course quand tout a été décidé par leurs élus, avec lesquels nous avons travaillé mais qui ne les ont pas informés. Le conflit alors se noue très vite. Plus rien ne passe et le projet est bloqué.
Cette question cruciale de la gouvernance avec les habitants est approfondie dans les billets ci-dessous:
[1] Le Conservatoire coopère dans le cadre d’un programme Interreg avec ses partenaires européens du nord : Danemark, Norvège et Suède. Ce programme intitulé Mainstreaming Nature Base Solution intégrait à l’origine la Grande-Bretagne mais du fait du Brexit, son retrait a été compensé par l’intégration des régions de Normandie et de Bretagne.