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Au cœur de nos villes, la salle de cinéma assure de nombreuses fonctions, bien au-delà de la simple diffusion de films : point de repère, lieu de rencontre et d’échanges culturels et sociaux, pôle de la vie nocturne. Dans les villes petites ou moyennes, les municipalités le savent bien et encouragent l’implantation ou l’agrandissement de ces établissements majoritairement tenus par des exploitants indépendants.

« Le cinéma est l’activité culturelle qui touche le plus de monde en France, qui va faire sortir le plus de gens de chez eux, et la plus accessible économiquement. » Pour Antoine Mesnier, président de Ciné Conseil, société spécialisée dans l’accompagnement des salles pour leur implantation, la chose ne fait aucun doute. « Les deux tiers des Français de plus de 6 ans y vont au moins une fois dans l’année. Aucune autre activité culturelle hors du foyer ne peut revendiquer ça. »

Dans le pays des frères Lumière, les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2023, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) recensait 2 054 établissements cinématographiques pour 6 320 écrans. Ce sont ainsi 1 692 communes qui sont équipées d’au moins une salle de cinéma en activité, donnant un accès direct au 7e Art à 48,6 % de la population française. Dans le détail, toutes les communes de 100 000 habitants et plus abritent au moins un établissement cinématographique actif depuis 1998, et la quasi-totalité des communes de 50 000 à 100 000 habitants est également dans ce cas. Plus en profondeur, 80,4 % des villes de 20 000 à 50 000 habitants disposent d’un cinéma, et 56,7 % de celles de 10 000 à 20 000 habitants. Un maillage exceptionnel, pour ne pas dire unique au monde.

Ces données s’accompagnent d’un niveau de fréquentation significatif. En 2023, 181 millions d’entrées ont été réalisées sur le territoire, soit un score proche de ceux enregistrés avant la crise du Covid (autour de 200 millions d’entrées chaque année entre 2010 et 2019). Ce chiffre reste le plus haut d’Europe (l’an passé, le Royaume-Uni totalisait 123 millions d’entrées, l’Allemagne 95 millions, l’Espagne et l’Italie 76 millions, selon l’Observatoire européen de l’audiovisuel). Autre particularité d’importance : plus de la moitié (54,7 %) des quelque 2 000 cinémas de France sont des « mono-écran », soit des établissements pourvus d’une seule salle. Ils sont, de plus, dans leur grande majorité, situés en centre-ville et gérés par des exploitants indépendants (sinon des collectivités), hors du giron des grands circuits que sont Pathé, UGC, CGR, Kinépolis, Mégarama ou Cinéville. On trouve aussi fréquemment dans les centres-villes des salles dites « art et essai », là aussi tenues par des indépendants dans leur très grande majorité. Elles étaient 1 282 dans ce cas en 2022, selon l’Association française des cinémas d’art et essai (Afcae), ce qui représente 62 % des établissements du pays. Leur ligne éditoriale consiste à programmer une majorité de films d’auteur, soit des œuvres dont la dimension artistique prime sur le strict divertissement.

Énergie commerciale et culturelle

Ce très riche tissu d’établissements indépendants de centres-villes constitue aujourd’hui une puissante force d’attractivité et d’animation – sociale comme économique. De nombreuses avenues, rues et places ont ainsi « fleuri » autour du navire amiral que peut être un cinéma de proximité. À Strasbourg, Stéphane Libs dirige le Star et le Star Saint-Exupéry (5 salles chacun), situés sur l’axe très fréquenté entre la gare SNCF et le place Kléber. Il se souvient d’une époque où, « en sortant de la séance de 22 h 30, il y avait deux ou trois bars pour prolonger la soirée. Aujourd’hui, nous avons 15 ou 20 bars et restaurants ouverts tout autour de nous. Le cinéma participe à une énergie commerciale et culturelle d’un centre-ville ». Cette dynamique a pu être insufflée notamment grâce à la piétonnisation des rues où se trouvent ces établissements ; initiative qui a engendré une association regroupant commerçants et habitants œuvrant pour la végétalisation et les animations culturelles. « Dans cette configuration, le cinéma est, en termes d’attraction, le poumon de la rue, affirme Stéphane Libs. C’est autour de lui que se sont créés de nombreux commerces. » Et dans le cas du Star, situé dans la bien nommée rue du Jeu-des-enfants, l’espace public devient régulièrement « une extension du cinéma, avec des “terrasses citoyennes”, autour de bancs et de Stammtische [la table des habitués, en Alsace, ndlr], installées juste devant le cinéma, gratuites et en libre accès. Cela permet des apéros, comme avec le Club Jeunes Cinéphiles, ou la tenue d’ateliers en plein air avec les enfants… Tout ça apporte de la splendeur au cinéma : c’est actif, il se passe quelque chose, les passants regardent. »

La grande valeur ajoutée des cinémas indépendants de proximité, qu’ils soient généralistes ou d’art et essai, tient en un certain savoir-faire pour proposer très régulièrement des animations, notamment pour se démarquer des salles de circuits, mais pas que. Les exploitants organisent ainsi des ateliers, des ciné-clubs, des séances jeune public et, surtout, des soirées débats. « Pour eux, l’animation, ce n’est pas se contenter d’organiser une avant-première avec l’équipe d’un film. Il s’agit aussi de travailler avec le tissu local pour évoquer des sujets de société comme l’écologie, la réinsertion, le handicap, les “gilets jaunes”… », assure Kevin Bertrand, journaliste spécialiste de l’exploitation cinématographique pour Le Film français. Christine Beauchemin-Flot, qui dirige Le Sélect d’Antony (92) et copréside avec Stéphane Libs le Syndicat des cinémas d’art, de répertoire et d’essai (Scare), abonde : « Il y a une dimension de création de lien social avec un lieu culturel. Car, au-delà de l’évènement, il y a une rencontre entre les spectateurs. Les gens se parlent. Les cinémas du Scare [440 salles adhérentes, toutes indépendantes, ndlr] ne sont pas des lieux où l’on consomme juste un film et on repart ; ils sont aussi incarnés par leurs équipes. Ils ont cette vertu de créer et de maintenir le lien social collectif, humain, tout particulièrement dans les petites agglomérations. »

Christian Landais, délégué général de l’Agence pour le développement régional du cinéma (ADRC), dont la mission est de mener une action facilitatrice pour que le 7e art soit accessible partout sur le territoire, ajoute : « On a constaté à la réouverture des salles, suite au Covid, que les séances accompagnées ont été plébiscitées, car elles donnaient un certain sens. Ce n’est pas juste de la consommation. Il y a une éditorialisation de la programmation, mais aussi de l’architecture : ce sont des lieux souvent singuliers, pas répliqués ou modélisés comme ceux des circuits. D’ailleurs, les salles de proximité ont retrouvé peu ou prou leurs fréquentations d’avant la crise du Covid, tandis que les multiplexes peinent à renouer avec les chiffres de 2019. » À cela s’ajoute une élévation certaine des standards des salles indépendantes, autrefois perçues comme vieillissantes à côté des multiplexes rutilants des grands groupes : « Il y a eu une révolution silencieuse de la qualité et du confort de ces cinémas, témoigne Antoine Mesnier, de Ciné Conseil. Les projets de cinémas de centre-ville nouvelle génération que j’accompagne disposent d’un écran géant, d’une salle en gradins, de grands fauteuils… Soit toutes les qualités d’un multiplexe dans une petite ville. »

Besoin de s’agrandir

Cependant, avec autant de « mono-écran », beaucoup d’exploitants commencent à se sentir à l’étroit. Et avec quelque 700 nouveaux films sortant chaque année en France – en moyenne 13 par semaine –, les distributeurs réclament toujours plus de séances pour diffuser leurs longs métrages. « Il y a donc beaucoup de mouvements autour de la création d’un deuxième, voire d’un troisième écran ; 70 % des projets sur lesquels nous travaillons portent sur cette question-là, assure Christian Landais, à l’ADRC. C’est l’un des principaux leviers de développement pour le parc national, et le premier pour les cinémas de centre-ville. Outre une plus grande offre de films, cela permet un élargissement des publics, et donc une plus grande fréquentation qui pourra créer des interactions avec les commerces alentour. Et si, en plus, on a rendu le cinéma plus visible d’un point de vue architectural, l’attractivité sera plus forte. Il est aussi souvent question de la transformation des espaces d’accueil pour ne plus être seulement des espaces de billetterie, mais plutôt des lieux vivants en interaction avec l’espace public. »

Sous l’égide de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), l’ADRC a été désignée partenaire technique des programmes Action cœur de ville et Petites villes de demain. Le second fait même l’objet d’une forte implication de la part de l’agence : « C’est typiquement notre strate de tailles de villes : moins de 20 000 habitants, analyse Christian Landais. Nous avons d’abord été chargés d’acculturer les représentants du dispositif aux problématiques du cinéma, puis nous sommes intervenus pour des diagnostics sur des cinémas existants, des études de faisabilité, ou des missions d’assistance au long cours. »

C’est ainsi que le délégué général de l’ADRC a pu mesurer le réel engouement des élus pour jouer la carte du cinéma comme « atout pour dynamiser un centre-ville ». À tel point que la rentabilité passe parfois au second plan, comme en témoigne Antoine Mesnier : « Pour mes interlocuteurs – élus, Banque des Territoires, CDAC [commission départementale d’aménagement commercial], etc. –, les chiffres de fréquentation du cinéma sont un critère secondaire. Cette donnée ne justifie pas le projet – sinon on continuerait à faire majoritairement des cinémas en périphérie. » La priorité reste donc l’attractivité, l’animation commerciale, la vie nocturne, le flux. « Dans certains cas, ça tient un peu du mantra politique, modère le président de Ciné Conseil. Reste que l’implantation de cinémas dans des petites et moyennes villes constitue la majorité des dossiers que je traite. C’est même une priorité aujourd’hui. »

Pour les communes et leurs élus, le cinéma est aussi un outil précieux dans leurs projets de nouveaux quartiers. « Quand on pense “nouveau quartier”, on pense d’abord logements, commerces, bureaux, activités sociales, etc., énumère Christian Landais. Mais quand on se demande ce qui va faire venir les gens des autres quartiers dans ce nouveau quartier, alors on pense tout de suite à la salle de cinéma. C’est un vrai levier de transformation urbaine. »

Et les exemples sont nombreux. Comme dans le cas de la fusion des communes bretonnes de Guipry et Messac (Ille-et-Vilaine) – pour créer Guipry-Messac (7 000 habitants). Une union qui a occasionné la recherche d’une nouvelle centralité. « Pour cela, ils vont créer à côté de la gare, située entre les deux centralités historiques, un nouvel équipement comprenant deux salles de cinéma et un tiers-lieu, qui va ainsi structurer ce tissu qui était sans doute un peu lâche », détaille Christian Landais. De son côté, le journaliste Kevin Bertrand évoque le cas de Mougins, dans les Alpes-Maritimes : « Dans le cadre de la création d’un nouveau centre-ville comprenant logements, commerces, salle de sport, résidence pour séniors, etc., le maire a voulu en profiter pour créer un cinéma de trois salles afin d’en faire l’élément central de l’offre loisir-culture. » Mais la réciproque est aussi vraie : les salles et leurs exploitants profitent parfois d’un projet de nouveau quartier pour s’offrir une seconde vie. « À Villeurbanne, le cinéma Le Zola, un mono-écran, devrait profiter du programme du futur quartier Gratte-Ciel Nord pour transiter dans un complexe de quatre salles », relate Kevin Bertrand.

Coût de l’énergie, du foncier, des matières premières…

Mais si les projets vont bon train, les obstacles s’amoncellent. Le prix de l’énergie, qui a flambé à la suite de la guerre en Ukraine, reste un sujet d’inquiétude. « On doit se faire courtier, s’agace l’exploitant strasbourgeois Stéphane Libs, car sur les contrats d’un an, on signe pour un taux, mais les taux changent tous les jours… C’est un coup de dés, alors qu’on est à flux constant de dépenses. » Le montant des loyers pose aussi problème : « Dans les villes attractives, ils augmentent de façon exponentielle, poursuit Stéphane Libs. Or, le cinéma, qui nécessite beaucoup d’espace, rapporte moins au mètre carré que d’autres activités. La question du foncier se pose de plus en plus si l’on veut pouvoir conserver des salles en centre-ville. Il faudrait une solution juridique pour que les activités culturelles, au-delà du cinéma, puissent être confortées dans leur mission d’animation et de dynamisation des centres. Il faudrait pouvoir corréler le chiffre d’affaires au loyer et fixer un plafond en fonction. » Il en va de même pour les projets de nouveaux cinémas : « Sans aide de la municipalité, c’est souvent très difficile d’acheter des terrains en centre-ville – quand ils existent ! – ou de ne pas se les faire piquer par des projets de type habitation ou surfaces commerciales », constate Kevin Bertrand.

Sans oublier l’inflation et l’explosion du coût des matières premières. Certains projets encore envisageables il y a cinq ans ne le sont plus aujourd’hui, à moins de revoir les ambitions à la baisse : moins de salles, moins d’espaces, moins de fauteuils… Même un projet comme celui de Planet’Ciné, à Flers (Orne), pourtant soutenu par la municipalité, qui a préempté et dépollué le terrain, patine. « Nous avons commencé à travailler dessus en 2017, mais la demande de permis de construire n’est toujours pas déposée, car l’exploitant n’a pas encore négocié ses emprunts en raison de taux d’intérêt trop hauts, explique Antoine Mesnier. Cela signifie qu’aujourd’hui, ce projet totalement légitime, qui promet des entrées supplémentaires, qui bénéficie d’un soutien politique, qui est dans le périmètre du programme Action cœur de ville, qui est porté par un exploitant avec une bonne capacité d’emprunt, ne parvient pas à être réalisé rapidement. » De quoi tempérer quelques ardeurs, mais pas enrayer l’élan des municipalités. Car le cinéma reste, et restera sûrement encore longtemps, une offre culturelle collective, abordable, porteuse d’esthétiques et de points de vue diversifiés. Un dicton veut que le cinéma, ouvert toute l’année, 7 jours sur 7, jusqu’à tard le soir, soit « la dernière lumière allumée dans la ville ». Dans le cas de nombreuses communes, il s’agit aussi de la dernière agora disponible.

 

Cet article est issu du n° 438 de la revue Urbanisme

Juillet-Août 2024 L’ART ET LA MANIÈRE

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