Ce texte se rattache à une série de neuf articles issus d’une étude intitulée « Aurons-nous toujours de l'eau ?» conduite par François Bafoil, du CERI-Sciences po., avec le soutien de l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts.

Cette étude repose sur des enquêtes de terrain qui se sont concentrées sur la région Nord-Aquitaine, par le biais d’une quarantaine d’entretiens directs conduits avec des acteurs de l’Agence de l’Eau Adour-Garonne, ceux de la région et des départements de Charente et Charente-Maritime ainsi que des exploitants agricoles. D’autres entretiens ont été conduits dans la région Bretagne, dans celle du Grand Est et de la Beauce dont il sera rendu compte ultérieurement.

Quatre parties composent cette série d’articles : les problématiques de l’eau, la complexité de la gouvernance, l’action locale et une partie conclusive (voir sommaire ci-dessous)

Cet article, qui clôt une série de 9 notes, a pour objet les obstacles qui entravent la gestion de l’eau et sa juste distribution entre les acteurs locaux dont les besoins divergent largement. Du constat des vastes incertitudes qui grèvent le champ de la connaissance - celle du climat (voir Retour sur la sécheresse 2023 : enseignements et projections 2050) ou de la ressource elle-même (voir Les limites de la connaissance de l’eau : enjeu des savoirs et maitrise de l’incertitude), découlent de profondes tensions entre les acteurs. Certains en profitent pour remettre systématiquement en cause les données scientifiques pour postuler que les calculs sont erronées et en conclure que les choix publics desservent leurs intérêts. De là, le doute s’étend à l’ensemble du processus qui cadre l’action publique.

 

Qui énonce la règle et de quel droit ? En d’autres termes, au nom de quel registre argumentaire une norme doit-elle être imposée ? Quelle place lui conférer dans le système plus large des valeurs collectives ? 
(voir SDAGE et SAGE. Cadre réglementaire et règles opposables en matière de gestion d’eau). 
Les uns arguent de la souveraineté alimentaire qui exige d’assurer à tout prix l’alimentation collective quand les autres avancent le respect de l’environnement et celui de la biodiversité qui ne doit, à leurs yeux, ne souffrir d’aucune exception.

Efficacité pratique vs valeurs universelles

Le débat semble vicié, car en réalité il glisse rapidement vers les exigences morales du respect attendu de l’autre, et cela au nom de principes à première vue les moins contestables puisqu’ils concernent les services rendus à la collectivité. Il en est ainsi des principes dont s’enorgueillissent les exploitants quand il s’est agi au sortir de la Seconde Guerre mondiale de nourrir la collectivité tout entière et qui, en retour, en attendent reconnaissance et gratification. Une défense qui toutefois passe sous silence les dégâts de la modernisation dont ses bénéficiaires affirment maintenant, non sans raison, n’avoir pas été à l’origine puisqu’elle a été posée comme la condition première de l’efficacité de leurs services. La France entière en a bénéficié.

Irrigation d'un champ

©Franco Nadalin / Adobe stock

Face à de telles revendications, que vaut l’argument des devoirs à rendre à la nature nourricière afin d’assurer aux générations futures la continuité de ce qui a été reçu en héritage, ce qui exige en retour la sobriété de la part de chacun ? Lui aussi est, à bien des égards, incontestable. Et si chacun s’entend pour penser que seule la « transition juste » peut garantir la paix sociale, comment l'entendre :« juste » pour qui ? Quand les exploitants rétorquent en termes d’équilibre économique et d’emploi local mais aussi de crédits accumulés et d’endettement, leurs opposants avancent les données tout aussi indubitables et fondées sur les conséquences destructrices non seulement sur la nature mais aussi sur la santé.  Qui ne voit pas que, derrière ces arguments, se profilent les dimensions de l’incompréhension réciproque qui minent et ravagent les compromis sociaux ?

A la question de savoir qui construit la norme, sur la base de quelle référence historique, comment et pour quel public, s’ajoute celle de son incontournable acceptabilité. D’apparemment technique, l’enjeu se révèle en réalité politique et parce que le champ politique est sous-tendu par l’exigence de démocratie, c’est-à-dire de participation de chacun et de juste répartition des biens collectifs, le débat s’embrouille faute de réponse claire sur ce qu’est un bien, collectif ou commun[1], mais aussi sur ce qu'il convient de privilégier : la démocratie directe ou la démocratie représentative. Et peu à peu, il s’embourbe dans les reproches ad hominem et la haine qui prélude au jet de lisier et de pierres, quand ce ne sont pas les grenades de la force publique censée ramener chacun à la raison.

Or, dans ce qui devenu une impasse sociale, on a oublié de dire que les volumes d’eau prélevés ont augmenté en fonction du rapport de forces qui s’est imposé à la faveur de la « modernisation » capitaliste enclenchée dans les années 1950. En Aquitaine, mais aussi en Rhône-Alpes, elle s’est jouée au profit des hydro-électriciens d’EDF à l’amont des fleuves, et des irrigants dans les vallées à l’aval ; c'est-à-dire en faveur d’un type donné d’économie agricole : celle de la grande agriculture que les «  Trente Glorieuses » ont ensuite canalisée dans un « chemin de dépendance » où se sont trouvés étroitement noués la croissance des rendements d’une plante, le maïs - dont Nicolas Marjault rappelle opportunément que les surfaces sont passées en Nouvelle-Aquitaine de 500has dans les années 1970 à plus de 30.000 has trente ans plus tard générant des bénéfices et des subventions[2] - à l’usage intensif des pesticides, au surinvestissement sur les parcelles, au suréquipement des exploitation et finalement, au surendettement des exploitants.

Ceux qui ont largement contribué à la mise en place de ce « système productiviste » sont connus : le Crédit agricole, la MSA, les organismes de commerce des produits phytosanitaires, ceux de la vente des machines, et plus loin la politique de la PAC. A raison, Nicolas Legendre parle à son propos de « fait social total »[3]. Et c’est la PAC qui maintenant est dénoncée pour avoir favorisé la course à la valeur ajoutée des surfaces plantées de céréales aux dépends de l’élevage, s’étant ainsi rendue coupable d’une mise en dépendance délétère des exploitants au budget collectif. Un schéma de développement qui vaut aussi pour la Bretagne, champ d’expérimentation par excellence dont la France entière a bénéficié.

La confiance perdue ?

Une fois ce constat établi sur le « système productiviste », que faire ? Comment rétablir le dialogue, dès lors que le constat est tiré que la violence n’est pas admissible et de toutes façons, ne mène à rien ? Comment refonder la confiance dans la capacité des instances collectives de négociation à créer du lien social ?  

Sans doute faut-il insister sur la limite d’une stratégie consistant à ne compter que sur les seules déclarations d’engagement des exploitants agricoles (voir Quels outils pour préserver les zones humides et protéger la ressource en eau ? Le CEN). Faute d’avoir su énoncer précisément la limite où la règlementation, c’est-à-dire l’obligation, doit s’imposer nécessairement, il était écrit que les conflits en seraient la sanction.

Pour une responsable d’un groupe d’opposition aux bassines en Nord-Charente :

Aujourd’hui « le faites-nous confiance » ne suffit plus. Ce qui importe, ce sont les engagements formels garantis par des indicateurs qui, le cas échéant, indiquent quand les engagements ne sont pas tenus.

Or, ce point de vue est loin d’être l’apanage de la seule opposition civique. Tout au contraire, tant il est partagé dans de nombreuses administrations, à commencer par celle en charge du contrôle public, la DDT, dont le directeur nous affirme :

La confiance, ça ne marche pas, il faut montrer qu’avec les mesures de transition il faut être allant. Il aurait fallu que les exploitants soient démonstratifs en montrant qu’ils pouvaient faire des choses.

L’autre faillite est celle de la mise au point de cercles de décision d’où s’est trouvée exclue une grande partie du corps social, révélant ainsi le fameux « entre-soi » des irrigants. Ce que corrobore le directeur des affaires techniques du département de la Charente quand il souligne que :

L’État sait que ces projets de stockage de l’eau ne vont pas réussir sans une adhésion globale. C’aurait pu être le syndicat de rivière qui décide d’intégrer dans son programme la question des bassines. Mais puisqu’il ne veut pas, on se reporte sur d’autres structures et on fait de la concertation. En fait, les agriculteurs voulaient les compensations avant les engagements et c’est ça qui a fait capoter le projet.

L’action publique souhaitable

S’il n’est pas possible de faire du multiusage de l’eau comme en a convenu le jugement de Poitiers qui a suspendu en septembre 2023 la construction de 7 bassines dans le territoire d’Aume-Couture[4], ce qui est possible en revanche, c’est d’avoir des retenues en gestion collective, autrement dit un système plus transparent où il y aurait davantage de connaissances disponibles sur les volumes. Plutôt que de réserver la gestion de l’eau aux seuls membres du syndicat des irrigants, sans doute serait-il possible d’imaginer une gestion publique, sous réserve que la collectivité le veuille. Au moins, le reproche d’accaparement de l’eau par une minorité s’en trouverait écarté.

C’est ce que plaide ce président d’un syndicat de rivière en Charente-Maritime quand il nous affirme :

On a plaidé auprès des services de l’Etat. Je me souviens qu’une animatrice du SAGE Boutonne et moi, on était devant le sénateur en charge de l’eau et le Président de la chambre d’Aquitaine. On leur a dit que plutôt que les associations d’irrigants, ce qu’on voulait c’était un syndicat public et que les irrigants paient à hauteur de leur consommation. Je suis d’accord avec le stockage moyennant que chacun ait accès à l’eau. Pas de problème, si on met l’argent public pourvu que ça ne vienne pas augmenter le capital d’exploitation d’une minorité et pourvu que ça renforce la structure économique locale. Il faut absolument arriver à ce que l’on pompe dans les rivières en période excédentaire et pas dans les nappes, car ça, l’opinion ne le supporte plus. Quand on a présenté cette idée, on s’est fait casser par la chambre, les irrigants et le département.

Pourtant, sur ce point la majorité des élus hésite à s’engager et c’est ce manque d’engagement du politique qui est aux yeux de nombreux interlocuteurs, le plus préjudiciable. Pour le sénateur Hervé Gillé[5], la mise au point d’une contractualisation contraignante sous la forme de « contrats d’engagement performants » permettrait de contourner l’obstacle en définissant les objectifs et les conditionnalités pour toutes les parties en présence – filières et collectivités tant publiques que privées – et en liant les investissements à leur respect.

Par ailleurs, la solution imaginée pourrait être qu’une partie de l’eau stockée soit attribuée à la population au sens large, et qu’elle soit disponible comme sur des retenues collinaires. Rien n’empêcherait cette solution de fonctionner, à l’instar de ce qui se déroule en Lot-et-Garonne où une prise en main collective de l’eau a vu le jour reposant sur une gestion coordonnée. L’exemple pourrait venir du dernier barrage construit sur l’Adour en 2003 qui se trouve à cheval sur le département des Pyrénées-Atlantiques et celui des Hautes-Pyrénées avec une retenue de 20 millions de m3. Dans la discussion qui a présidé à sa construction, il a été décidé que plus de la moitié du volume (à peu près 12 millions m3) serait dévolue au soutien de l’étiage de l’Adour souvent en difficulté. En l’espèce, l’eau est gérée par les collectivités qui ont décidé de favoriser le soutien d’étiage par rapport à l’irrigation.

L’autre exemple vient de Bretagne où le barrage de Guerledan géré par EDF, assure avec ses 60 millions de m3 la sécurisation en matière de soutien à l’étiage, à l’hydrographie et à l’eau potable, administrant ainsi la preuve que la solution doit passer par le multi-usage[6].

 

Notes

[1] Voir différents travaux de Bernard Barraqué, notamment « La gestion de l’eau comme bien commun et sa difficile application en France », in Administration (revue de l’association du Corps Préfectoral et des Hauts Fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur, 2021/1 N° 269 | pages 77 à 79.

[2] Nicolas Marjault, 2023, Bassines, la guerre de l’eau, Nouvelles Sources, chapitre IV.

[3]  Un fait social total qui a transformé « l’univers mental de communautés entières, acheminant avec lui de nouveaux idéaux et de nouvelles références », Nicolas Legendre, 2023, Silence dans les champs, Arthaud, p. 33.

[4] Voir Le Monde, 5 octobre 2023

[5] Mission d’information du Sénat sur La Gestion durable de l’eau : l’urgence d’agir pour nos usages, nos territoires et notre environnement, 2023 Président : Rémi Pointereau (LR Cher) ; Rapporteur Hervé Gillé (SER Gironde).

[6] Voir l’intervention de Thierry Burlot, Président du Comité de Bassin Loire-Bretagne au colloque organisé par le Centre Français de l’Eau, le 27 novembre 2023, au Palais du Luxembourg, https://www.energiesdelamer.eu/fat-event/colloque-leau-une-priorite-parlementaire/

RETROUVEZ ICI TOUS LES ARTICLES PUBLIES PAR FRANCOIS BAFOIL SUR LE BLOG REGARD(S) D'EXPERT(S)

Dans cette série de 16 articles publiée en 2022, François Bafoil rend compte de plusieurs aspects concernant les enjeux de l'eau et de l’adaptation au changement climatique en s’attachant aux phénomènes d’érosion du trait de côte, de submersion sur les littoraux, d’inondation dans plusieurs territoires à l’instar des marais et des vallées, et enfin de sécheresse et de conflits d'usage autour de l'eau. 

Ces articles sont issus d'une recherche menée sous la direction de François Bafoil et Gilles Lepesant. Leurs travaux ont fait l’objet de la publication d’un rapport en septembre 2022, disponible ici sur le site de l'Institut pour la recherche.