Ce texte se rattache à une série de neuf articles issus d’une étude intitulée « Aurons-nous toujours de l'eau ?» conduite par François Bafoil, du CERI-Sciences po., avec le soutien de l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts.

Cette étude repose sur des enquêtes de terrain qui se sont concentrées sur la région Nord-Aquitaine, par le biais d’une quarantaine d’entretiens directs conduits avec des acteurs de l’Agence de l’Eau Adour-Garonne, ceux de la région et des départements de Charente et Charente-Maritime ainsi que des exploitants agricoles. D’autres entretiens ont été conduits dans la région Bretagne, dans celle du Grand Est et de la Beauce dont il sera rendu compte ultérieurement.

Quatre parties composent cette série d’articles : les problématiques de l’eau, la complexité de la gouvernance, l’action locale et une partie conclusive (voir sommaire ci-dessous)

 

Ce huitième article de notre série sur l’eau aborde l’activité du Conservatoire des espaces naturels (CEN) en charge de l’acquisition de terres aux fins de les restituer à leur fonction première de zones humides. Aux difficultés rencontrées avec les propriétaires terriens, la SAFER, ou encore les organisations professionnelles, s'ajoute un manque criant de moyens financiers et humains.

 

Carte 1. Sites des Conservatoires

Une association pour gérer et protéger des espaces naturels ou semi-naturels

Le CEN est une association que l’on peut considérer comme l’équivalent du Conservatoire du littoral (voir Les conflits autour de l'eau en agriculture (2/4) Le Conservatoire du Littoral - Le Marais de Brouage), n’était que ses interventions portent non sur le littoral mais sur les terres intérieures. Créé en Poitou-Charentes notamment sous l’impulsion du président Raffarin, l’idée a été reprise par la Région Nouvelle-Aquitaine avec la volonté de faire du CEN un ensemble d’associations en charge du foncier. Chaque Région dispose de son CEN et les missions leur sont communes : la préservation des milieux naturels par la maitrise du foncier. Une antenne existe par département (sauf dans les Landes où elle est rattachée au Pays-Basque).

En 2022, le CEN disposait à l’échelle de la Région de 19.888 has dont 7212 en maitrise foncière, 566 en bail locatif, 12.048 en convention de gestion sur 772 sites maitrisés, et 102 has en obligation réelle environnementale, pour un montant total de travaux d’entretien s’élevant à 1.500.000 euros[1]. 125 salariés y travaillent, dont 6 à la délégation d’Angoulême, la plus grosse étant celle de Limoges.

Carte 2. Les sites gérés au 21 décembre 2022

 

Concernant sa gouvernance[2], le CEN dispose d’un conseil d’administration composé des représentants des trois collèges :

  • le Collège des collectivités territoriales de Nouvelle Aquitaine, avec notamment des représentants de l’Association des Maires de France  (AMF) et celle des Départements (ADF) ;
  • celui des membres individuels composé de 12 représentants départementaux qui ne sont pas élus, mais membres individuels en nom propre ;
  • celui des grandes associations régionales, à l’instar de Terres de lien qui agit pour l’acquisition de fermes et qui est un réseau alternatif à la chambre d’agriculture mais aussi de France Nature Environnement (FNE) qui fédère toutes les associations naturalistes ou encore du Conservatoire des races et variétés locales (CREGEN). S’y ajoute un conseil scientifique, composé de 30 membres de diverses disciplines scientifiques.

Le Bureau, lui, est composé de 6 membres et le président est élu pour 4 ans. Le budget annuel s’élève à 13 millions d’euros (fourni par la région) et est destiné à la connaissance (les études), à l’achat des terres, à la gestion et à la valorisation.

 

La politique de compensation environnementale

En Charente, le domaine foncier placé sous l’autorité du CEN est de 937 has (en zones humides, prairies, pelouses) dont un tiers résulte de la compensation environnementale fournie par la LGV Tours-Bordeaux. L’Agence de l’Eau intervient avec un taux de financement spécifique (80% sur le PTGE alors que les autres projets sont financés à 50%).

Le CEN n’intervient pas sur l’ensemble du patrimoine naturel mais sur les milieux rares, à l’instar des pelouses calcaires comme il s’en trouve en grand nombre autour d’Angoulême avec une flore unique à l’échelle européenne, mais aussi des zones humides et des marais, sur lesquels beaucoup de plantes humides se sont développées après l’arrêt des cultures. Enfin, le Conservatoire assure la protection des grottes à chauve-souris.

Pour acquérir les terres, le Conservatoire ne peut agir qu’à l’amiable avec les propriétaires privés qu’il démarche et qu’il informe de la valeur régionale de leurs biens et de leur richesse en biodiversité. Une fois leur démarche validée par le Conseil scientifique, les agents du CEN demandent aux propriétaires s’ils sont disposés à vendre leur bien. C’est à ce moment-là que la Société d'aménagement foncier et d'établissement rural ( SAFER ) intervient pour porter le dossier du foncier car c’est elle, et seulement elle, qui évalue les prix proposés à l’achat. Une fois l’accord obtenu pour la vente, le dossier passe entre les mains du comité technique départemental de la SAFER qui en assure la publicité dans le bulletin La Vie charentaise, qui informe les exploitants de la vente des terres. Si le CEN peut candidater, d’autres peuvent donc aussi se manifester, notamment les agriculteurs.

Quand elle intervient, la SAFER fait valider tous ses dossiers par un comité agricole ad hoc composé, à côté de membres de la profession (FNSEA, jeunes agriculteurs, coordination rurale, BNIC, Union générale des viticulteurs pour l’AOC Cognac), d’autres membres comme les représentants de l’association des notaires ; les forestiers ; la propriété rurale, et le CEN pour l’environnement.

Parce que la SAFER a pour axe prioritaire l’installation de jeunes agriculteurs sur les terres, elle l’emporte dans les arbitrages sur les enjeux écologiques défendus par le Conservatoire. La priorité revient en effet à l’agriculture et c’est pourquoi le CEN, pour accompagner le projet d’acquisition, doit toujours trouver un agriculteur qui assure la fauche ou le pâturage sur le bien quand il sera acquis. C’est la condition sine qua non pour espérer l’emporter, d’autant plus que l’objectif du CEN dans ces milieux est bien la fauche et le pâturage, pas le maraichage et pas davantage le bio.

La mission de l’office est donc strictement circonscrite au patrimoine naturel, même s’il lui arrive de coopérer avec l’association Terres de lien pour assumer le coût des bâtiments qui peuvent se trouver sur la parcelle.

Selon la responsable de la CEN,

La question de l’eau n’entre pas dans la vente sauf si celle-ci a lieu sur des zones de protection de captage, comme c’est parfois le cas. La SAFER entend bien qu’il faut zéro intrant mais elle considère que mettre en prairie n’entre pas en ligne de compte. Pour elle, ce n’est pas entendable.

Par ailleurs, à l’occasion de la construction de la ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux, LISEA, filiale de Vinci et porteuse du projet, s’est acquitté de la compensation environnementale conformément à la loi qui stipule qu’en échange de la destruction de zones humides et de différentes espèces protégées et lorsque que le projet n’a pas d’alternative, l’entreprise doit financer 1. L’acquisition 2. La restauration et 3. La gestion de manière pérenne. Avec la LGV, l’État a fixé ce délai à 60 ans. Le CEN a donc acquis le foncier et assuré la maitrise d’ouvrage et le suivi des entreprises sur le chantier couvrant les rives de la rivière le Né. Le syndicat de rivière, lui, a apporté son aide sur l’aspect technique en prenant à sa charge les travaux hydrologiques.

L’aménagement de la rivière, le Né

Les réserves de substitution et le CEN

Sur le territoire de l’Aume-Couture en Nord-Charente, le projet initial de création des réserves de substitution en comptait 9 (7 en Charente et 2 dans les Deux-Sèvres mais localisées du côté de l’Aume, donc en Charente). Ces projets devaient être intégrés dans le PTGE piloté par l’EPTB et la Chambre qui ont fait en sorte que chaque participant dispose de sa fiche d’intervention et qu’à chaque comité de territoire, l’état de l’avancement soit présenté.

Le CEN a donc proposé d’exercer son contrôle sur les zones humides et de porter des actions de maitrise foncière, traduit dans le cadre de l’axe 3 du rapport du SAGE «Animation et maitrise foncière »[3]. Les périmètres des 9 territoires de « bassines » ayant été circonscrits avec leurs zones humides, 1891 parcelles couvrant 834 has, appartenant à 922 propriétaires qui ont été identifiés[4] et approchés.

Durant notre entretien, la responsable du CEN nous précise:

Parmi ceux qui ont vendu, certains ne savaient pas qu’ils avaient ces terrains ; mais vous savez, on est sur des terrains entre 1000 et 3000 hectares là où, avec la vigne, l’hectare dépasse les 50.000€/ha dans l’AOC Cognac. Le maïs, ça dépend mais en vallée de Charente ça peut s’élever à 7000€/ha. Le moins cher, ce sont les prairies avec un prix entre 2000 et 4000€/ha. Les jachères de bois, elles, c’est le plus bas, soit 1000, 1500€/ha.

Au 25 octobre 2021, l’état d‘avancement du projet a mentionné 64 demandes d’estimation par la SAFER pour 57ha 67a59 ca. Sur cette somme, 4ha53a39 ca ont été attribués au CEN et 4ha53a39 ca sont des surfaces stockées par la SAFER, en attente de rachat par le CEN. Quant au syndicat de bassin, son gain est faible : 2,3 ha sur les 10 ha visés initialement.

Au total, pour reprendre les termes et les données du rapport intermédiaire, sur les 150 ha d’objectif d’acquisition, 13ha50a14ca sont des acquisitions sûres pour le CEN, soit 9% de l’objectif, très loin des attentes initiales. Et le rapport d’ajouter que les principaux freins identifiés par le CEN, au-delà des non-réponses, sont tout à la fois : la faible taille des parcelles ; le nombre d’indivisaires, le statut nu-propriétaire/usufruitiers, le statut libre de droit/affermé ; la longueur des démarches ; le prix et la faible participation des bénéficiaires de réserves.

Notre interlocutrice ajoute un argument de poids, à côté du fait que le marché est très verrouillé :  les attaques constantes contre le PTGE en raison des projets de réserves de substitution par leurs opposants, ce qui entraine un amalgame entre les associations qui ont dénoncé ces « bassines » et les autres qui, comme le CEN, veulent faire avancer le PTGE.

On attendait des bénéficiaires des bassines, soit une cinquantaine d’exploitants environ, qu’ils montrent l’exemple. Or comme il n’est pas sûr que les bassines voient le jour, ils bloquent. Et les agriculteurs nous rétorquent que tant que le projet n’avance pas, ils n’ont pas intérêt même si nous, on leur répond que ce n’est pas parce que les bassines n’avancent pas qu’il ne faut pas bouger. Et puis il y a les autres qui pensent que parce qu’on est le Conservatoire, on est pour les bassines et du coup, ils ne veulent pas céder.

Ce cas reflète toute l’ambiguïté des projets de territoire qui se fondent sur l’adhésion volontaire de chaque contractant mais se refusent à imposer la moindre contrainte, dès lors qu’une partie d’entre eux, à l’instar des irrigants, prétend d’abord voir construites les bassines avant de s‘engager sur les mesures environnementales. Ce faisant, ils inversent la logique inscrite dans le contrat pour bénéficier en tout premier lieu de ce qui devrait normalement le conclure, mais au coût de la confiance collective. Ce sera l’objet du dernier article de ce cycle.

 

Notes

[1] Voir Conservatoire d’espaces naturels, Rapport d’activités synthétique, 2023 ;

[3] Rapport du SAGE 2021

[4] Bilan intermédiaire p. 24

RETROUVEZ ICI TOUS LES ARTICLES PUBLIES PAR FRANCOIS BAFOIL SUR LE BLOG REGARD(S) D'EXPERT(S)

Dans cette série de 16 articles publiée en 2022, François Bafoil rend compte de plusieurs aspects concernant les enjeux de l'eau et de l’adaptation au changement climatique en s’attachant aux phénomènes d’érosion du trait de côte, de submersion sur les littoraux, d’inondation dans plusieurs territoires à l’instar des marais et des vallées, et enfin de sécheresse et de conflits d'usage autour de l'eau. 

Ces articles sont issus d'une recherche menée sous la direction de François Bafoil et Gilles Lepesant. Leurs travaux ont fait l’objet de la publication d’un rapport en septembre 2022, disponible ici sur le site de l'Institut pour la recherche.