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11 sep. 2024

L'effet local : mesure de la performance relative d'un territoire et de sa complexité

 

Les crises économiques et leur impact inégal sur les différentes composantes du territoire national ont mis en évidence le besoin de méthodes d’analyse et d’indicateurs permettant de comprendre les raisons des disparités territoriales, d’en mesurer la magnitude et, si possible, d’en déduire des recommandations à destination des décideurs publics. Près de quinze ans après leurs premiers travaux, Nadine Levratto et Denis Carré font le point sur la notion d’effet local et sur l’intérêt de cette approche comme outil d’aide à l’élaboration des politiques publiques locales. Quel contenu usuel de l’effet local ? Quelles critiques lui sont-elles adressées ?  
 

Entretien avec les deux chercheurs suite à la parution en juillet 2024 du Cahier de recherche(s) L'effet local : mesure de la performance relative d'un territoire et de sa complexité.

Dans quel contexte s’inscrivent les travaux que vous avez récemment publiés, et quel approfondissement apportent-ils à vos travaux antérieurs ?

Ce cahier rend compte de travaux sur la diversité des performances économiques des territoires, phénomène qui pose non seulement un problème de métrique mais aussi de dimension temporelle (quand mesurer). Il conduit aussi à aborder des questions plus existentielles dans la mesure où la capacité de survie des territoires dépasse la seule question des performances économiques. Or, cela n’est pas envisageable pour un territoire, pour des raisons socio-économiques bien sûr, si bien que nous nous sommes interrogés sur ce qu’était la performance, sur les indicateurs à mettre en place pour la refléter et sur la manière dont elle peut guider les politiques publiques locales.

Economistes empiristes dont les recherches sont liées et souvent inspirées par les décideurs publics, nous avons proposé, dès les premiers travaux conduits sur ce sujet avec l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts et Intercommunalités de France (ADCF à l’époque) de retenir la variation de l’emploi comme indicateur de référence de la performance d’un territoire. Le caractère moins conventionnel de son calcul comparé à celui de la valeur ajoutée ou de la productivité et l’importance de thème pour les acteurs locaux ont motivé ce choix.

Notre recherche des facteurs susceptibles d’expliquer les différences de performance entre les territoires a d’abord mis l’accent sur le profil productif avec, en particulier, le poids des activités en déclin ou en croissance. Cela nous a très vite conduit à mobiliser l’analyse shift-share ou structurelle-résiduelle qui permet de rendre compte de l’importance relative de la composition du portefeuille d’activités (effet structurel) sur la variation de cet emploi. Nous avons pu remarquer que l’influence de ce dernier est plus faible aujourd’hui que dans les années 1990 ou 2000. Ce recul s’accompagne d’une augmentation de la seconde composante clef du modèle shift-share, à savoir l’effet local (EL) qui monte en puissance depuis la crise financière de 2008-2009.

Cette analyse nous a d’abord permis de proposer une typologie des Zones d’Emploi selon à la fois leur dynamique globale, l’effet structurel et l’effet local qui permet de distinguer les territoires en croissance globale, en retrait ou à la recherche de cohérence.

L’importance quantitative et conceptuelle de l’effet local a été documentée à partir d’études systématiques portant sur la France entière sur des périodes différentes ainsi que par des études approfondies d’ensembles territoriaux spécifiques tels que les métropoles ou les villes moyennes avec toujours l’Institut pour la Recherche, France Stratégie ou l’ANCT ainsi que des travaux réalisées dans le cadre de programmes spécifiques pour des instances locales (Agence d’urbanisme de la Métropole Européenne de Lille, métropole de Brest dans le cadre du programme POPSU Métropoles et actuellement sur Rennes avec la plateforme de Rennes Métropole). Au fil du temps, nous avons ainsi enrichi notre grille d’analyse, inspirée de la démarche Structures-Comportements-Performances appliquée au territoire et mettant en particulier l’accent sur les dynamiques et comportements. Cette grille a été reprise dans le cadre d’une publication de la Fabrique de l’Industrie.

Notre démarche et nos résultats ont aussi souligné l’importance de prendre en compte les formes d’interdépendances entre les territoires et à travers des démarches quantitatives (analyse spatiale) et des « monographies quantitatives.

En résumé, nos recherches ont mis en relief la pluralité des facteurs explicatifs des performances et trajectoires des territoires et la nécessité d’intégrer les comportements plus ou moins coopératif des acteurs, dont les entreprises et les administrations publiques. En définitive, le profil d’un territoire donné cristallise l’ensemble de ces phénomènes soit, selon les distinctions présentées dans l’ouvrage sous la direction d’Isabelle Laudier et Lucie Renou « Prospective et co-construction des territoires au XXIème siècle » (Eds Hermann 2020), les bases structurelles, les interactions locales et les interrelations spatiales.

Quels nouveaux enseignements en retirez vous ? Quelle est votre interprétation des résulats ?

Cette démarche, en particulier cette dissociation de l’impact des conditions de base et des particularités locales, mesurées par l’effet local, a contribué au développement de l’analyse comparative de la « performance des territoires ». Elle a aussi mis l’accent sur l’importance des caractéristiques spécifiques d’un territoire, des liens qui s’y nouent entre les agents qui y sont localisés et les relations avec les territoires voisins pour expliquer sa performance et son évolution. Elle a aussi conduit à mettre les politiques publiques locales au centre de l’analyse.

Bien sûr, l’effet local n’épuise pas l’analyse de ces questions et n’est pas la seule expression des interactions, processus de coordination. De même, il peut, et même doit, être mobilisé à côté d’autres indicateurs. Il paraît aussi utile d’insister sur le fait que cette démarche quantitative doit être complétée par des éléments plus qualitatifs, des informations relatives au positionnement et aux jugements des acteurs publics, des entreprises et des institutions socio-politiques en particulier.

Ainsi, les travaux sur les villes moyennes, ont confirmé l’extrême diversité de leurs trajectoires de développement respectives, en particulier du fait de bases productives différentes mais, plus encore, d’effets locaux d’ampleur et de composition variables.

Quelles suites seront données à ces travaux ?

Trois suites possibles nous paraissent envisageables et intéressantes.

1/ Des travaux en cours portant sur les conditions nécessaires au renforcement des interrelations (les liens de coopération) en vue de favoriser la transition écologique, l’occasion nous est donnée d’approfondir les travaux précédents. Tout d’abord en précisant les conditions « structurelles » propres à favoriser le développement d’interactions. Dans cette perspective, des analyses fines du type de liens entre activités (colocalisation d’activités industrielles ou combinaisons d’activités industrielles et servicielles) devraient permettre de fournir une trame des potentialités de complémentarités (horizontale / verticale ?), des schémas « d’économie circulaire ». Nous projetons ensuite d’enrichir le contenu de l’effet local à travers le traitement des informations « qualitatives », par exemple sur des avis relatifs aux contraintes et/ou degrés de liberté intervenant dans les prises de décisions des acteurs politiques ou économiques (entreprises dans leur diversité), des institutions, etc.

2/ Un autre domaine, encore peu travaillé, concerne les raisons des différences de performance des différents secteurs d’activités opérant au sein d’un même territoire (EL sectoriel, « clubs locaux ») ainsi que des disparités de performance d’un même secteur selon le territoire d’implantation. Entre autres, ces analyses pourraient contribuer à la réflexion en matière de localisation / relocalisation d’activités industrielles. Cela nous amènerait à aller plus loin dans l’identification des conditions « d’efficacité » des secteurs comme facteur explicatif des différences entre territoires. Les conditions habituelles de taille (dimension d’efficience) et degré d’intégration, pourraient être complétées par la prise en considération des intensités factorielles, et de leurs modalités d’exploitation. Sur le plan théorique, ce type de démarche permettrait d’établir un pont entre les théories de la production et de la localisation.

3/ Enfin, les constats sur la « montée » des spécificités locales à travers la part croissante de l’effet local dans la dynamique de l’emploi, mériteraient de d’être pensés en investiguant tant du côté des mécanismes qui façonnent ces phénomènes que du côté de leurs conséquences sur la dynamique globale et nationale qui embrasse la question des solidarités.

La chaire Ville, Industrie et Transitions écologiques, dont l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts est partenaire fondateur, pourrait être le creuset de ce programme de recherche.

 

Pour aller plus loin :

Couverture du Cahier de recherche sur l'Effet local

Téléchargez le cahier de recherche(s) L'effet local : mesure de la performance relative d'un territoire et de sa complexité.