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A l’heure actuelle, en France, environ 420 000 couples cohabitants se séparent[1]. Cette proportion ne fait que croître depuis le début des années 1970. Actuellement, près d’un mariage sur deux se solde par un divorce, et les séparations des unions libres sont encore plus fréquentes. Les ruptures ont lieu en moyenne à 40 ans, âge de l’accession à la propriété de la création ou de l’agrandissement d’une famille : une séparation sur deux implique des enfants à charge[2]. Questionner à l’heure actuelle les conséquences résidentielles des séparations conjugales paraît donc crucial.
Depuis le début des années 2000 a lieu une « crise du logement abordable » ». En vingt ans, depuis la fin des années 1990, en France, les prix immobiliers ont crû deux fois plus vite que les revenus des ménages[3]. La crise de 2008 n’a baissé que temporairement les prix de l’immobilier, qui sont repartis à la hausse dans les années 2010. Cette augmentation se répercute aussi sur le secteur locatif, les loyers augmentent, surtout dans les centres-villes. Face au renchérissement du parc locatif privé, les demandes de logement social explosent, tout comme les temps d’attente pour obtenir un logement dans ce parc[4]. Dans ce contexte, étudier les conséquences résidentielles des séparations conjugales est crucial.
A l’issue de ma thèse en sociologie explorant ce sujet, sont évoqués ici les principaux résultats de cette recherche. Ce travail empirique a été mené à l’aide de statistiques issues des grandes enquêtes de la statistique publique, française et européenne : enquêtes Logement, 2002, 2006 et 2013 de l’INSEE, Statistiques sur les Ressources et les Conditions de Vie 2004 – 2015, Eurostat, ainsi que « Mon quartier Mes Voisins »[5].Ce travail statistique a été complété par 34 entretiens réalisés en grande majorité en 2019 avec des personnes qui s’étaient séparées.
Soulignons tout d’abord que la séparation conjugale constitue un continuum qui prend du temps. Les questions résidentielles se jouent et se rejouent lors de nombreuses étapes : entre les discussions liées à la séparation, l’annonce aux proches, en particulier aux enfants, la décohabitation, l’éventuel divorce - si mariage il y a eu -, et le solde des comptes financiers et patrimoniaux de l’union (appelé juridiquement la liquidation du régime matrimonial), il se passe souvent des mois voire des années. Or, cette succession d’étapes bouscule les parcours résidentiels pendant des années. Les personnes séparées peuvent multiplier les organisations : faire « chambre à part », parfois pendant plus d’un an, se loger temporairement chez des amis, ou de la famille, etc. Ces expériences, temporaires, de précarité résidentielle, peuvent se prolonger dans le temps si le marché immobilier est saturé, et que les ressources économiques et patrimoniales des personnes séparées sont faibles. Par exemple, une personne enquêtée a été hébergée chez des amis pendant plus de six ans avant d’obtenir un logement social dans Paris pour une personne seule dans le 19e arrondissement.
La justice n’intervient que dans très peu de cas à propos de la conservation du domicile conjugal, et ne fait qu’avaliser des décisions déjà prises : un ou une conjointe a déjà quitté le domicile. Même si les juges peuvent statuer en cas de conflit sur le conjoint qui conserve le domicile conjugal, ces procédures sont cependant très rares. En 2010, seules 3485 saisies au Juge aux Affaires Familiales ont été réalisées pour demande relative à la liquidation du régime matrimonial, pour 178 000 demandes de divorce[6].
Les contraintes résidentielles qui apparaissent au moment des séparations conjugales sont multiples, et elles expliquent les difficultés résidentielles des personnes séparées. Selon l’Enquête Logement 2013, six personnes séparées sur dix ont déménagé au moment de la séparation. Ces déménagements du domicile conjugal, plus fréquents pour les femmes que pour les hommes, ont lieu alors que les contraintes s’additionnent.
Contraintes économiques tout d’abord : les frais de justice et d’avocats, les frais de déménagements, et la perte d’un revenu – les cas de remise en couple cohabitante rapidement après la séparation sont rares et concernent moins de 20% des personnes séparées 2 ans après la séparation – grèvent les budgets de logement. Les taux d’effort, c’est-à-dire le montant du budget des ménages accordé aux dépenses de logement (en prenant en compte les charges, les taxes, etc.), aides au logement comprises, des personnes séparées sont particulièrement importants : 28% du budget de ces ménages est accordé au logement, contre 19% en 2013 dans la population générale[7].
Contraintes spatiales ensuite : les personnes séparées, notamment lorsqu’elles ont des enfants, doivent trouver un logement près de l’école de l’enfant, et du logement de l’ex-conjoint. Plus généralement, elles cherchent souvent des logements près des centres urbains, pour bénéficier des moyens de transport, des commerces, des équipements publics de proximité.
Enfin, les contraintes sont temporelles : il faut souvent quitter le domicile conjugal dans l’urgence, et la vente du logement conjugal, ou la fin du bail, oblige à trouver un logement rapidement. A contrario, parfois, lorsque la propriété se vend difficilement, ou lorsqu’un divorce conflictuel bloque la liquidation du régime matrimonial, les personnes séparées sont dans une position d’attente, qui entraîne aussi de l’incertitude. Dans tous les cas, ils ne sont pas maîtres de leur calendrier.
Au moment des séparations conjugales, les inégalités, de genre et de classe, augmentent. Les hommes les plus aisés conservent bien plus souvent que les femmes, a fortiori quand elles sont modestes, le statut de propriétaire. Ces inégalités s’accroissent au cours des années 2000. Les arrivées dans le parc locatif privé, particulièrement cher, sont alors massives après une séparation. Le parc locatif social, qui permet grâce à des loyers plus faibles et à des baux à durée illimitée de protéger les femmes modestes, souvent à la tête de ménages monoparentaux, est, lui, de plus en plus saturé au cours des années 2000. Il est alors de plus en plus difficile de déménager dans le parc social au moment des séparations. Les différents aspects de la crise du logement abordable sont donc révélés par les situations de séparations conjugales.
Dans le cadre du Congrès Hlm de Nantes, l’Union sociale pour l’habitat et la Caisse des Dépôts ont attribué le Prix 2023 de la recherche sur l’habitat social à Laure Crepin pour sa thèse intitulée : « Les conséquences résidentielles des séparations conjugales : articuler les inégalités de classe et de genre dans la France contemporaine ».
[1] Rault et Régnier-Loilier, 2020
[2] Vanderschelden, 2014
[3] Driant et Madec, 2018
[4] Driant et Madec, 2018
[5] CNRS, INED, 2018
[6] Collectif Onze, 2013
[7] ENL 2013
Bibliographie
COLLECTIF ONZE, 2013. Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales. Editions Odile Jacob. ISBN 978-2-7381-3053-2.
DRIANT, J. C. et MADEC, Pierre (éd.), 2018. Les crises du logement. 1re édition. Paris : Puf : La vie des idées.fr. La vie des idées. ISBN 978-2-13-080061-3.
RAULT, Wilfried et RÉGNIER-LOILIER, Arnaud, 2020. Continuer à vivre sous le même toit après la séparation. Population & Sociétés. 2020. Vol. 582, n° 10, pp. 1. DOI 10.3917/popsoc.582.0001.
VANDERSCHELDEN, Mélanie, 2014. Les ruptures familiales . Etat des lieux et propositions. Haut Conseil de la Famille.