cicéron
c'est poincarré
Crédit ©mathefoto /Adobe Stock
Au-delà du « faire soi-même » qu’elle encourage, la démarche low-tech concerne l’ensemble de notre processus productif. Elle l’interroge doublement : d’une part « que produit-on et pourquoi ? », d’autre part « comment produit-on ? ». Face à ces questions, la démarche low-tech dessine trois réponses complémentaires : produire moins tout en produisant mieux, reterritorialiser notre économie tout en prenant en compte les bénéfices liées aux économies d’échelle, mutualiser dans le cadre de nouvelles coopérations territoriales. Trois leviers où l’économie sociale et solidaire (ESS) est porteuse de modèles inspirants.
Cet article est le cinquième d’une série restituant les grands enseignements de l'étude parue en février 2022 « Pour des métropoles low-tech et solidaires » menée par le think tank Le Labo de l’ESS avec 6 territoires (Bordeaux, Lille, Lyon, Paris, Poitiers et Strasbourg) avec le soutien de l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts, montrant que l’économie sociale et solidaire (ESS) est particulièrement ressource pour la mise en œuvre d’une telle démarche.
Retrouvez ces articles ici :
1. Low tech vs high tech : quel futur pour les villes ?
2. Habiter : construire moins, mieux et repenser l’espace public
3. (Se) déplacer : vers des mobilités moins subies, plus actives, partagées et inclusives
4. Sobriété, faire soi-même et économie circulaire : nouveau modèle de consommation en germe”
Comme indiqué dans mon précédent billet POUR DES METROPOLES LOW TECH ET SOLIDAIRES (4/5) “ Sobriété, faire soi-même et économie circulaire : nouveau modèle de consommation en germe”, la démarche low-tech promeut de moins dépendre de la consommation marchande et des solutions technologiques pour répondre à nos besoins. Elle encourage donc le faire soi-même, à la fois dans une optique de sobriété et de développement de ses aptitudes personnelles.
Pour autant, l’ensemble les biens et services nécessaires au bon fonctionnement de notre société ne peuvent pas être autoproduits, notamment car la conception de beaucoup d’entre eux requiert une technicité – des ressources, des outils, des savoir-faire – qui n’est pas appropriable par tou·te·s ou réalisable sans une organisation complexe. Au-delà des individus, la démarche low-tech concerne donc plus généralement nos systèmes productifs dans leur globalité.
Or, appliquer la démarche low-tech à la production suppose, en premier lieu, d’interroger l’acte de produire lui-même en questionnant les finalités de ce que nous fabriquons. En effet, comme l’a souligné – entre autres auteur·rice·s – André Gorz[1], notre système économique a peu à peu opéré une inversion des besoins en soumettant la consommation à l’objectif de croissance de la production. Cette dernière tend, pour ce faire, à générer de multiples besoins « artificiels »[2] (notamment par le biais du marketing et de la publicité) et à favoriser l’obsolescence programmée[3]. La sobriété est dès lors tout autant affaire de production que de consommation et ne saurait donc se résumer aux seuls écogestes (tout aussi nécessaires soient-ils).
Partant de cette analyse, la mise en œuvre d’une démarche low-tech implique de renverser la dynamique décrite précédemment et donc de produire à la fois moins – en se concentrant sur ce dont nous avons réellement besoin pour vivre et nous épanouir – et mieux, en intégrant les impacts environnementaux et sociaux directs et indirects de la production tant dans le choix de produire ou non que dans la définition des ressources et technologies qui seront mobilisées pour ce faire.
Afin de mettre en pratique cette sobriété, on peut notamment partir des réflexions et méthodologies très concrètes développées par les acteur·rice·s de l’ESS dans les champs de l’économie de la fonctionnalité et de la coopération[4] (voir notamment l’action de l’Institut Européen de l’Économie de la Fonctionnalité et de la Coopération – IE-EFC) et de l’écoconception[5] (voir notamment le Pôle écoconception, centre de ressource associatif qui accompagne à l’échelle nationale le développement de cette démarche).
Au-delà de ces deux concepts, l’application de la démarche low-tech aux organisations économiques pourra s’appuyer sur des méthodologies d’évaluation et d’aide à la décision qui demeurent à inventer. L’expérimentation menée en 2021-2021 par le cabinet de conseil Goodwill-management [6] auprès de structures franciliennes constitue à ce titre un exemple intéressant. Les structures de l’ESS, parce qu’elles travaillent bien souvent déjà à redéfinir les indicateurs d’évaluation de leur action pour rendre compte de la diversité des impacts qu’elles génèrent, peuvent être pionnières sur le sujet. En outre, l’ESS compte de nombreuses structures d’aide à la création et au développement de projets qui peuvent intégrer la démarche low-tech dans leurs processus d’accompagnement (voir par exemple les associations Anciela et Institut Transitions à Lyon qui, si elles ne mobilisent pas directement la démarche low-tech, développent des accompagnements inspirants sur les impacts écologiques et sociaux).
Au-delà de répondre à la question « que produit-on et pourquoi ? », la démarche low-tech interroge donc également les manières dont nous produisons. Cette deuxième question se pose, comme nous venons de le voir, à l’échelle d’une structure en renvoyant au choix de la façon dont le produit final est conçu et des ressources et techniques qui sont mobilisées pour ce faire. Mais la démarche low-tech impacte aussi de façon plus générale notre organisation économique globale et notamment sa déterritorialisation.
La mondialisation a en effet conduit à un éclatement spatial des chaînes de valeurs en accroissant très fortement notre dépendance à des technologies et processus complexes pour assurer la gestion et la coordination de ces flux, avec – là encore – des impacts négatifs importants en matière environnementale (externalités négatives liées au transport notamment) et socio-économique (délocalisations, concurrence internationale accrue, dilution du pouvoir de décision économique au profit d’organisations privées en situation de quasi-monopole, etc.) mais aussi des enjeux de résilience du fait de la fragilité de ce système global face à divers chocs (rupture en approvisionnement énergétique, cyberattaques, incidents techniques et humains, etc.)[7].
La mise en œuvre de systèmes productifs low-tech doit donc s’accompagner d’une progressive reterritorialisation de notre économie, c’est-à-dire la réinscription des filières économiques dans un territoire local. Derrière le terme de « local », l’échelle pertinente varie nécessairement, la production dans un bassin de vie de toutes les ressources nécessaires au territoire n’étant ni possible, ni souhaitable (notamment du fait des économies d’échelles permise par une certaine forme de centralisation et parce que cette relocalisation extrême amènerait une multiplication des espaces et outils de production, ce qui aurait des effets environnementaux négatifs). En tout cas, les villes seront amenées à réintégrer dans une certaine mesure des industries ou filières précédemment délocalisées (productions alimentaires, textiles, sidérurgiques, pharmaceutiques, etc.), en lien avec les territoires environnants (ce qui suppose de réorienter l’aménagement économique et les coopérations territoriales vers plus de solidarité afin de ne pas accroître les inégalités entre territoires « attractifs » et ceux l’étant moins).
Parallèlement à la relocalisation des industries, il s’agit également de redynamiser l’artisanat local dont les principes de production sont plus directement en phase avec ceux de la démarche low-tech (production locale et non-standardisée, autonomie dans le travail, valorisation des savoir-faire humain privilégiée au recours systématique à la technologie, relation directe au·à la consommateur·rice). Certaines structures de l’ESS s’orientent déjà vers un artisanat produisant des solutions low-tech (voir par exemple la société coopérative de production – SCOP – EclowTech sur le Grand Poitiers).
Plus généralement, les structures de l’ESS ont un rôle significatif à jouer dans ces processus de reterritorialisation de l’économie, du fait de leurs savoir-faire et des dispositifs solidaires qu’elles développent dans le cadre de leurs activités (voir par exemple l’Atelier Fou de Coudre qui œuvre pour une relocalisation de la filière textile sur le territoire lillois, en créant de l’emploi local dont une partie en insertion et en travaillant à une mode plus responsable). Au sein de l’ESS, les structures porteuses de monnaies locales complémentaires [8], représentées à l’échelle nationale par le Mouvement Sol, sont également des alliées de choix pour les territoires souhaitant favoriser un développement économique endogène (c’est-à-dire dont les ressources utilisées et les bénéfices circulent principalement à l’échelle locale).
Le questionnement « comment produit-on » introduit par la démarche low-tech percute finalement les relations économiques entre structures productives. Aujourd’hui, ces relations sont largement fondées sur un principe de concurrence. Or, le développement d’une écologie industrielle territoriale [9] et de démarches locales de sobriété nécessitent aujourd’hui de développer des coopérations facilitant les mutualisations, permettant de mieux utiliser nos ressources (dans une logique de sobriété) et de favoriser l’entraide et la diffusion des savoir et savoir-faire (une logique au cœur de la démarche low-tech également). Ces mutualisations peuvent concerner :
La coopération faisant partie des valeurs cardinales de l’ESS, ces initiatives développent des coopérations et mutualisations innovantes, par exemple sous la forme de tiers-lieux (voir par exemple les Usines de Ligugé sur le Grand Poitiers ou le Garage Moderne à Bordeaux) ou de pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) [10]. Celles-ci dessinent la voie vers une économie à la fois plus sobre et plus solidaire.
***
En résumé, les villes et, plus généralement, les territoires low-tech sont bien des écosystèmes productifs (créateurs de valeur et d’emploi) mais pas productivistes, la production et ses modalités étant soumise à nos besoins réels et aux limites écologiques auxquelles nous sommes confronté·e·s.
[1] Pour une introduction à cet auteur, voir notamment l’anthologie « Leur écologie et la nôtre », publiée en 2020 aux collections Anthropocène du Seuil.
[2] KEUCHEYAN, R. (2019). Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme. Éditions La Découverte, coll. Zones. 208 pages
[3] On distingue trois formes d’obsolescence programmée : l’obsolescence technique liée à la durée de vie de composantes essentielles au fonctionnement de l’objet, l’obsolescence esthétique lorsque l’apparition sur le marché de nouveaux produits entraîne un désintérêt pour d’anciens objets pourtant encore fonctionnellement viables, l’obsolescence logicielle lorsque les mises à jour ou évolutions logicielles rendent inutilisables un objets qui pourrait continuer à fonctionner sans ce changement. Source : Halte à l'Obsolescence Programmée (HOP), URL : https://www.halteobsolescence.org/
[4] L’économie de la fonctionnalité « consiste à fournir aux entreprises, individus ou territoires, des solutions intégrées de services et de biens reposant sur la vente d’une performance d’usage ou d’un usage et non sur la simple vente de biens. Ces solutions doivent permettre une moindre consommation des ressources naturelles dans une perspective d’économie circulaire, un accroissement du bien-être des personnes et un développement économique ». Source : ADEME ; ATEMIS ; VUIDEL, P & PASQUELIN, B. (2017). Vers une économie de la fonctionnalité à haute valeur environnementale et sociale en 2050. Les dynamiques servicielle et territoriale au cœur du nouveau modèle. URL : https://librairie.ademe.fr/dechets-economie-circulaire/3633-vers-une-economie-de-la-fonctionnalite-a-haute-valeur-environnementale-et-sociale-en-2050.html
[5] La directive 2009/125/CE définit l’écoconception comme « l’intégration des caractéristiques environnementales dans la conception du produit en vue d’améliorer la performance environnementale du produit tout au long de son cycle de vie ».
[6] L’étude issue de cette expérimentation est à retrouver à cette adresse : https://goodwill-management.com/etude-low-tech-entreprise-idf/
[7] Voir notamment QUET, F. (2022). Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde. Éditions La Découverte, coll. Zones. 157 pages
[8] Reconnues par la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire (article 16), ces monnaies sont dites « complémentaires » dans la mesure où elles ne se substituent pas à l’euro, sur lequel elles sont adossées selon un principe de parité (1 unité de monnaie locale = 1 euro). Émises et gérées sur un territoire délimité par des structures de l’ESS, les MLC ne peuvent être utilisées que par les particuliers ayant adhéré aux structures qui les portent et qu’auprès des commerces partenaires, également adhérents et respectant une charte fixant un certain nombre de prérequis (limites de taille ou concernant la nature de l’activité notamment).
[9] Pour en savoir plus sur la notion d’écologie industrielle territoriale, se référer à : https://www.ecologie.gouv.fr/lecologie-industrielle-et-territoriale
[10] Pour en savoir plus sur les pôles territoriaux de coopération économique, se référer à la page dédiée sur le site du Labo de l’ESS : https://www.lelabo-ess.org/poles-territoriaux-de-cooperation-economique