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Crédit Didier Bizet/Caisse des Dépôts
Cet interview est issu du livre-Blanc de la SCET en partenariat avec Sopra Steria Next « Attractivité des centres-villes : le numérique pour soutenir le commerce » - Propos recueillis par Anne-Catherine Ottevaere et Jacques Schombourger
Julien Meyrignac : Le commerce est depuis toujours une activité logistique et a toujours soigné sa discrétion, voire son invisibilité… Le consommateur ne doit pas savoir que la dinde achetée chez le boucher du quartier est passée d’abord par un abattoir puis par Rungis, puis qu’elle a pris trois ou quatre camions avant d’atterrir dans votre assiette… ! Or le Covid a brutalement interrompu cette magie avec les containers bloqués dans le port de Hong Kong. Les besoins en infrastructures et en superstructures existent mais ils sont en train de se transformer… La mutation des rez-de-chaussée en centre-ville, les dark kitchens sont le côté immergé de l’iceberg : ce qui est du soft n’en demeure pas moins du hard. Il faut trouver une plasticité dans la forme de la ville, s’interroger sur le maillage, la densité, les typologies requises notamment pour le dernier kilomètre. Et cela va de plus en plus vite… ! Dans le passé, on planifiait le commerce mais aujourd’hui la réglementation est à la traine et fait face à un marché extrêmement mouvant, un contexte de gaps technologiques ou des partis pris qui provoquent aussi une certaine prudence de la part des opérateurs. Ils ne cherchent plus des baux commerciaux classiques car ils ne sont pas sûrs de leurs besoins en surface… Finalement, la question est de savoir comment va s’organiser ce commerce digital dans un contexte où il y a des besoins difficiles à anticiper…
Marc Lolivier : Regardons les usages en revenant un peu en arrière. Avant, le e-commerce était un canal qui fonctionnait en parallèle des magasins. Les sites spécialisés dits pure-players captaient l’essentiel des ventes internet. Peu à peu, le digital s’est diffusé à l’ensemble du commerce ; les années 2010 marquent un tournant avec l’arrivée en force des enseignes en magasin sur le e-commerce. Aujourd’hui, on parle de « phygital » ou de multicanal. 42 Millions de français achètent sur Internet mais ils veulent aussi des magasins… Ce n’est pas tant le client mais le parcours client qui a changé : des magasins ont énormément investi dans le digital, des pure-players se sont associés à des magasins car le client veut le meilleur des deux mondes. Seul le magasin peut offrir une scénarisation de l’offre, une expérience d’achat plus sensorielle… et le digital apporte le choix, la praticité et la commodité. En se rapprochant du consommateur, le plus rapidement possible, le e-commerce réinvestit la ville. Le digital ne vient pas remplacer le magasin, il vient le compléter.
ML : Il faut changer le vieux logiciel qui a tendance à opposer les deux. Aujourd’hui les leaders français de la Grande Distribution sont des acteurs majeurs du e-commerce : Leclerc est n°2, derrière Amazon qui est n°1. Ensuite, il y a Cdiscount en numéro 3 puis la Fnac n°4. Plus de la moitié des sites du TOP 15 sont des enseignes de commerce physique. Le vrai sujet, en matière de transition numérique, c’est le commerce de proximité et là, il y a un important chantier d’accompagnement à mener. 70 % des Français souhaitent que leurs commerces de proximité proposent une offre en ligne, en plus du magasin. Or, en France, seuls 30 % des commerçants de proximité ont une activité e-commerce avec possibilité d’achat versus 70 % en Allemagne. Plusieurs études ont mis en évidence le fait que le e-commerce est un levier de croissance pour les commerces physiques. Les commerçants de proximité sont un vecteur de lien social, ils sont le cœur du vivre ensemble dans la cité. Nous devons donc leur offrir toutes les opportunités de développement ! Il y a un vrai sujet de politique publique pour savoir comment accélérer la digitalisation du commerce. J’ajoute que le e-commerce joue aussi un rôle positif en matière d’aménagement du territoire. Il permet aux Français d’avoir accès à la même offre où qu’ils se trouvent. Que vous habitiez en plein coeur de Paris ou en pleine ruralité, vous aurez le même choix de consommation. Le e-commerce rétablit une forme d’égalité entre les territoires.
JM : Je partage totalement ce point de vue, avec un petit rappel à l’humilité pour nous tous. Demain, les centres-villes ressembleront à 99 % à ce qu’ils sont aujourd’hui… C’est une certitude, rassurante ou pas ! Rassurante car on connait leurs caractéristiques : notre attachement au patrimoine (incarné par les Architectes des Bâtiment de France, la loi Malraux, l’architecture et les formes urbaines anciennes), versus d’autres pays qui ont une capacité plus importante et plus grande à faire évoluer leur centre-ville, tels que l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni… En France, nous manquons de plasticité. Je constate une grande hétérogénéité de nos centres-villes. Si on prend deux villes de taille (population, superficie) identiques comme Brive la Gaillarde et Fréjus c’est éloquent. A Brive, il y a 25 ans, c’était dramatique ! C’était le désert, il ne restait que le magasin « Prisunic » et quelques rares magasins dans le centre-ville déserté ; À Fréjus, c’était l’inverse, on avait un grand marché, des commerces de bouche, un centre-ville prospère. Mais en 25 ans, les trajectoires se sont complètement inversées… Brive a mené une politique de redynamisation (habitat, commerces, accessibilité…) et l’offre commerciale s’est redéveloppée, avec des commerces classiques (franchises notamment) mais aussi une offre innovante en lien avec le digital, comme des boutiques éphémères… Alors qu’à Fréjus, le centre-ville est ravagé car il s’est vidé de sa population « bourgeoise » et n’y demeure qu’une population fragile, et dans le même temps l’offre commerciale a gagné la périphérie… La bascule peut donc se faire très vite, et l’action publique est déterminante, la politique résidentielle, la gestion de l’accessibilité automobile, l’accompagnement de la dynamique commerciale… Parfois c’est un OVNI comme un Mango ou un H&M qui modifie complètement le contexte en ramenant les enfants et les parents dans le centre-ville. Autre exemple, la ville de Toulon qui a mené une politique des « petits pas », qui a produit du logement, aménagé des places, animé des halles publiques, ouvert des moyennes surfaces et fait progressivement rebasculer le centre-ville dans une nouvelle dynamique… C’est le contexte qui va déterminer l’évolution du centre-ville demain : les caractéristiques socio-économiques et l’habitat, le cadre urbain, l’expérience, l’agrément, les activités ludiques et culturelles, la pluralité marchande… Ce n’est pas que du hard, les collectivités territoriales doivent catalyser et impulser, donner des garanties, une identité à leur centre-ville.
ML : Pas mal de choses sont faites mais à mon avis, il faut aller encore plus loin. Il y a un sujet de méthodologie : il existe de nombreuses initiatives locales, d’autres nationales, des initiatives publiques et privées, consulaires et il y a un besoin de mettre en cohérence. L’action publique doit être décentralisée mais il faut une direction, une planification pour voir comment optimiser cet accompagnement au service des commerces de proximité. Le e-commerce est une formidable boîte à outils qui offre une palette de solutions : il y a les réseaux sociaux, les sites, les marketplaces… Il n’y a pas de recette miracle, de règle universelle pour réussir sa transition numérique. Cela va dépendre d’un certain nombre de facteurs : compétences, ressources, types de produits commercialisés… Il faut accompagner le commerçant dans ses choix… Il faut réfléchir au niveau de l’Etat et accompagner les collectivités locales dans la mise en œuvre. Il n’y a pas toujours besoin de réinventer les choses… On peut très bien s’appuyer sur des dispositifs d’accompagnement déjà existants. Par exemple, certaines communes ont mis en place des managers de centre-ville qui sont des acteurs de la revitalisation des cœurs de villes et bourgs et qui sont aussi des interlocuteurs privilégiés des commerçants. Il faut s’assurer que ces derniers disposent de la formation et des compétences nécessaires pour orienter les commerçants qui souhaitent s’engager dans la transition numérique. France Num, les réseaux consulaires ou encore la Banque des Territoires ont aussi un rôle à jouer. Ce qui manque le plus c’est une feuille de route au niveau national, c’est un vrai enjeu de politique publique, il faut une meilleure coordination globale des efforts. Même si les mesures sont à prendre au niveau local ou régional, il faut un plan d’ensemble national. L’Etat doit donner l’impulsion et s’assurer de la cohérence d’ensemble de l’action publique.
JM : En ce moment, cela va un peu trop vite pour les collectivités locales, et le digital a tellement d’impacts pratiques et directs qu’elles sont un peu prises de court… Ensuite nous sommes dans un processus de transformation du commerce et il faut arrêter d’opposer le commerce physique au e-commerce car le digital est un moyen et pas une fin. Il y a un travail d’acculturation à mener pour modifier les réflexes locaux concernant la gestion du commerce… Les collectivités doivent intégrer la présence de nouveaux acteurs, au-delà des acteurs historiques – la chambre consulaire, les grandes familles qui possèdent les commerces locaux – et elles doivent s’ouvrir à de nouvelles logiques de développement, sans céder au mimétisme dans la reproduction identique de ce que l’autre collectivité fait… Il faut analyser le contexte des villes : leurs atouts propres, leurs particularités, puis définir une stratégie d’offre globale, puis développer un projet de mise en œuvre… Le manager de centre-ville fait en réalité moins de la stratégie que du terrain… Il observe, il identifie. Par exemple les besoins de la vente en ligne CtoC (customer to customer) avec l’idée d’aménager un espace public de rencontres de particuliers pour leurs transactions… Ce type d’activité peut parfaitement stimuler un centre-ville !
ML : Je suis parfaitement d’accord, le travail d’acculturation est tout à fait essentiel. On pourrait aussi gagner du temps via la mise en commun des expériences locales, pour gagner en efficacité… pour apprendre des autres, pour capitaliser sur les réussites et analyser les échecs ! Il faut renforcer le transfert d’expériences entre les collectivités locales en matière de digitalisation, favoriser le benchmark entre elles pour identifier les « quick win », les actions les plus efficaces et éviter ce qui, au contraire, ne marche pas. Cette mise en commun des moyens pourrait également être l’occasion de déceler et mieux anticiper les nouvelles tendances de consommation qui, souvent, apparaissent sur internet avant de se diffuser à l’ensemble du commerce, comme par exemple l’usage du smartphone ou encore plus récemment le marché de la seconde main.
JM : Si l’Etat continue dans sa posture normative, il fait complètement fausse route ; j’ai siégé pendant des années en CDAC (Commission départementale d’aménagement commercial) en tant que personnalité qualifiée… Lorsque les demandeurs essuyaient un refus en CDAC, ils faisaient une demande en CNAC (Commission nationale d’aménagement commercial) et obtenaient gain de cause : c’est un témoignage de l’incapacité de l’Etat à se saisir de la question au niveau local… L’Etat aujourd’hui réglemente excessivement et peine à faire appliquer les règles. Il devrait adopter une posture plus modeste, d’accompagnement, d’observation et diffusion des bonnes pratiques et des échecs. Son action opérationnelle devrait porter sur les grands enjeux de transformation du commerce, par exemple en accompagnant les entreprises « licornes » dans leur déploiement.
ML : En effet, l’État a un rôle d’animation et de coordination à jouer dans les politiques publiques de revitalisation et de modernisation du commerce. Mais il a aussi une fonction importante de régulateur. C’est à l’Etat de fixer les règles dans lesquelles s’opèrent les différents types de commerces au niveau national - et même au-delà. Il y a un besoin de règles européennes, c’est un enjeu de souveraineté numérique. Si on veut que les entreprises françaises jouent un rôle dans le e-commerce, il faut leur faciliter l’accès au marché européen. L’Europe ça représente 500 millions de consommateurs versus 60 millions pour la France et même moins si on compte les personnes en capacité d’acheter… Or, pour rivaliser avec les géants américains et asiatiques, il faut offrir un marché à taille équivalente et des règles au niveau européen pour encadrer l’activité ; Le nouveau règlement européen sur les plateformes (DSA) récemment adopté sous Présidence européenne française est un bon exemple à suivre en matière d’harmonisation européenne des règles sur une activité essentielle pour le commerce électronique et l’économie numérique. Il faut également penser à introduire davantage d’horizontalité et de concertation sur la norme. L’Etat, en tant que régulateur, a aussi un rôle important à jouer pour maintenir un environnement suffisamment concurrentiel, afin d’éviter le contrôle du marché par une poignée d’opérateurs et garantir le droit au choix des consommateurs…
L’Etat doit veiller à travailler main dans la main avec les échelons locaux et régionaux, notamment en matière de politiques d’accompagnement des commerces, car ce sont eux qui sont le plus en contact avec les commerçants et donc les plus à même de comprendre les besoins de ces derniers. Enfin, n’oublions pas les acteurs privés sur lesquels on peut nouer des partenariats en lien avec des démarches d’intérêt général. Beaucoup d’entreprises sont prêtes aujourd’hui à se mobiliser aux côtés des pouvoirs publics locaux et des collectivités pour apporter leur contribution à la transition numérique du commerce. Faire rimer commerce de proximité et modernité, est à la fois un enjeu collectif et un objectif d’intérêt général.
JM : C’est un sujet de catalyse et d’empowerment, à savoir la capacité d’une équipe municipale à s’emparer du sujet en réunissant tous les acteurs. J’ai un souvenir assez génial de l’expérience d’une mission menée par CITADIA pour la ville de Châlons-en-Champagne. On avait repéré un commerçant très dynamique qui avait un magasin de skates très beau et plein d’idées. Il a acculturé les autres commerces, diffusé ses idées. La collectivité territoriale a été attentive et réactive pour capter les initiatives, les besoins. Mais, ça nécessite des moyens humains pour observer et rendre compte. Je crois beaucoup au soft power. Alors oui, il y a les solutions avec par exemple les Etablissement Publics Fonciers - la rue des Arts à Toulon en est un bon exemple - mais il y a aussi le rôle de la collectivité comme accélérateur de particules. Si je me place en tant que citoyen contribuable, il me semble que 1€ investi dans l’animation est parfois plus rentable que celui investi dans l’immobilier… Il faut faire de l’empowerment et, pour le coup, il y a d’excellents exemples dans les Quartiers Politique de la Ville… Le e-commerce est un vecteur en capacité de transformer les situations de certains centres-villes ou périphéries versus des approches plus hard du type construire un marché, aménager une place publique où on viendra inaugurer les géraniums dans trois ans.
ML : Il faut absolument changer le regard porté sur le numérique, sortir du « c’était mieux avant », permettre au commerce de se réinventer, dépasser l’aspect purement transactionnel. Arrêtons de voir le digital comme une menace permanente, regardons-le plutôt comme une opportunité rémanente au service de nos artisans et commerçants de proximité.
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