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Dans ce billet, nous nous intéressons à la façon dont les chocs géopolitiques, économiques, financiers et monétaires récents amènent, en 2024, à repenser les facteurs qui viennent fonder la valorisation des actifs (actions, immobilier…). Il apparaît qu’un certain nombre de facteurs nouveaux (inflation, démographie, souveraineté, transition écologique et énergétique-TEE-, IA), ou plus anciens mais gagnant en prégnance (réglementation, normes environnementales et sociétales), affectent les modèles d’affaires, donc la valorisation, définie basiquement comme la somme des revenus futurs actualisés, en agissant tant au numérateur (gains futurs) qu’au dénominateur (facteur d’actualisation). La gymnastique des investisseurs reste la même dans le temps long (prendre du risque en avenir incertain), mais le logiciel de valorisation évolue autour de nouveaux paradigmes.
Le prix théorique d’un actif, quel qu’il soit (action, immobilier, infrastructure…) peut être approché par une simple formule : le prix actuel reflète les revenus monétaires futurs, qui sont actualisés pour rapporter ces flux futurs à une base comparable à la période de définition du prix théorique. Mathématiquement, le prix (valorisation) à un instant t est égal à la somme actualisée des revenus futurs (F).
Nous questionnons successivement les revenus futurs (au numérateur), qui varient dans le temps, le facteur d’actualisation (au dénominateur) avant de tirer les conclusions pour la valorisation (P).
Les flux monétaires futurs F sont influencés, macro-économiquement, par le cycle des affaires (création de richesse : hausse du PIB, des revenus) dans sa composante structurelle (démographie, gains de productivité, régime de taux d’intérêt, d’inflation, structure de marché…) et conjoncturelle (évolution autour de ces grandes tendances). De ce point de vue, quels sont les facteurs à intégrer récemment qui n’ont pas forcément été des réflexes historiques ? Nous en isolons 3, en raisonnant d’un point de vue macro-économique (donc sans viser l’exhaustivité des nuances sectorielles et microéconomiques) :
1/ Une nouvelle inflation par les coûts qui érodent les revenus futurs : la période 1990-2010 a été marquée par de grandes vagues désinflationnistes propices au cost cutting gonflant les profits : i) les banques centrales ont gagné leur combat contre l’inflation à la fin des années 1980 en pilotant leur politique monétaire afin d’ancrer l’inflation à un bas niveau ; ii) le marché mondial des biens et services a connu un choc d’offre positif sensible avec la croissance du commerce mondial permise par la création du marché unique en Europe, l’ouverture des économies de l’Est, et l’entrée de la Chine dans l’OMC avec iii) des surinvestissements qui ont conduit à l’émergence de surcapacités de production dans les années 2000, menant à une déflation industrielle dans la décennie suivante (si bien que le risque qui dominait, cf. graphique suivant à droite, était celui d’une inflation trop basse), iv) la main-d’œuvre était abondante, grâce à l’accès aux nouveaux pays/marchés émergents et du fait de la démographie encore généreuse dans les pays développés, facilitant la modération salariale.
Ce contexte désinflationniste est renversé (le risque d’une inflation plus forte devient dominant, cf. graphique ci-dessus) :
i) le commerce mondial de biens ne progresse plus (cf. graphique) : il n’y a plus de nouveaux débouchés ou de nouveaux gains de coûts à aller capter à l’international ;
ii) la main-d’œuvre se raréfie dans les pays avancés comme en Chine (cf. graphique) et les questions de pouvoir d’achat mordent sur la stabilité sociale : la modération salariale est donc remise en cause ;
iii) la transition écologique et énergétique (TEE) vers une économie verte, davantage gourmande en matières premières, rebat l’offre/demande sur ce marché et renchérit structurellement les prix, étant donné que cette transformation se fait plus rapidement qu’une transformation spontanée tirée par les gains technologiques (alors il y aurait, au contraire, des conséquences désinflationnistes) ;
iv) le réchauffement climatique s’accélère, crée des ruptures (baisse des rendements agricoles, problème du transport fluvial, hausse des primes d’assurances…).
Dans ce contexte davantage inflationniste, il y aura une grande importance à identifier le pouvoir de fixation des prix (pricing power) du modèle d’affaires de l’actif valorisé : ce modèle permet-il de répercuter ces hausses de coûts au consommateur final ? Si ces coûts sont transférables à la demande finale (parce que l’élasticité de la demande de biens qui génère du revenu est inélastique au prix), alors la marge est préservée et le prix théorique n’est pas affecté. Ce n’est cependant que rarement le cas (exceptions : sur certains secteurs vu les débouchés, comme le luxe, ou dans certains secteurs monopolistiques ou oligopolistiques où certains acteurs dominent le marché type GAFAM).
2/ La question des gains de productivité : les décennies récentes sont marquées par une érosion continue de la croissance économique notamment parce que les gains de productivité (qui permettent une croissance des revenus « gratuite », car acquise sans mobiliser davantage de main-d’œuvre et de capital) s’érodent : c’est la théorie de la « stagnation séculaire » qui se vérifie empiriquement (cf. graphiques ci-après). Si cette tendance venait à se poursuivre, alors le rythme de progression de la création de richesse (croissance de F) sera moins généreux. Cela sera d’autant plus visible et douloureux que la croissance potentielle sera déjà affectée négativement par une démographie moins allante (baisse de la population active = moins de travailleurs = moins de production).
Notons que d’un point de vue prospectif, la controverse existe : les « techno-optimistes » soulignent que la robotisation, l’émergence de l’IA et, un jour, la fusion nucléaire sont des candidats sérieux pour renverser cette tendance. En attendant, à court terme, on voit que la valorisation des actifs au modèle d’affaires très liés à la croissance globale est sous pression, comme celle des actifs au sein des secteurs qui ne pourront profiter des gains technologiques futurs. Par exemple, le secteur des services à la personne, très intense en main-d’œuvre avec des taux de profitabilité assez bas vu les débouchés, devrait moins tirer avantage de l’IA que certains secteurs comme l’industrie ou les services financiers.
3/ Un « encadrement » des revenus qui se durcit structurellement : la réglementation et la fiscalité, instaurées démocratiquement pour contrecarrer l’absence d’auto-régulation du système et le manque de prise en compte des externalités négatives (i.e. lorsqu’un acteur vient tirer des gains de son activité mais mutualisera les pertes à toute la société), influencent les revenus et doivent donc être intégrées prospectivement lorsqu’est pensée la valorisation d’un actif. L’intervention du régulateur s’intensifie dans le temps. Premier exemple : dans l’immobilier, le plafonnement provisoire de l’indice de revalorisation des loyers résidentiels et commerciaux pour les PME rabote les flux : cela a challengé les valorisations passées basées sur une indexation automatique des loyers avec l’inflation dont le valorisateur a pu faire hypothèse au moment de l’investissement ; le dispositif d’encadrement des loyers, qui vise à améliorer le pouvoir d’achat et d’habitation des ménages, se répand, au détriment du rendement locatif, ce qui devrait peser sur la valorisation (tout comme la hausse des taxes sur la propriété). Tout investissement en zone dite tendue doit donc intégrer, si ce n’est pas déjà le cas, la question d’un plafonnement futur des loyers. Second exemple : la réglementation des banques et des assurances (normes prudentielles, inflation des coûts dédiés au contrôle, « recommandation » de la BCE quant à la non-distribution de dividendes et au non-rachat d’actions en période de crise) vise, pour éviter des accidents financiers aux conséquences systémiques (et globales, avec hausse du taux de chômage, de la pauvreté…), à ce que ces acteurs prennent moins de risque : la conséquence logique est celle d’un rendement forcément moindre donc une valorisation plus faible.
Le capitalisme devient de plus en plus régulé : la valorisation doit donc interroger les modifications réglementaires futures (taxes, règlements, influence sur les conditions concurrentielles d’un marché…). Cela touche tous les secteurs : la banque-assurance, l’immobilier, l’agroalimentaire (gras, sel, sucre, additifs), le tabac et l’alcool (taxés voire interdits), les techno et médias (temps d’écran, ex. de limitation du temps de jeu vidéo en ligne en Chine)…
Globalement, on voit que ces revenus futurs « F » apparaissent davantage menacés que portés par les éléments de prospective mentionnés, même s’ils ne sont pas exhaustifs et méritent des différenciations sectorielles.
Ce facteur d’actualisation r est la somme du taux sans risque et d’une prime de risque. L’investisseur ne prend en effet rationnellement un risque qu’au bénéfice d’une rémunération supplémentaire.
1/ Concernant le taux sans risque : il y a eu des décennies de baisse continue des taux d’intérêt jusqu’à stagnation en territoire nul ou négatif, ce qui mécaniquement et mathématiquement a porté haut la valorisation des actifs (hausse du prix des actifs même à revenus futurs associés non révisés à la hausse). Cette tendance lourde est contrariée : depuis 2022, du fait du retour de l’inflation, les banques centrales resserrent leurs politiques monétaires (hausse du prix de la monnaie, avec la hausse des taux directeurs ; baisse de la quantité de monnaie « offerte » avec la contraction des bilans des banques centrales - le quantitative tightening donc nouvel équilibre offre-demande de monnaie avec moins d’offre résultant sur un prix -un taux- plus élevé).
Les taux d’intérêt sans risque remontent, ce qui engendre une correction des prix des actifs. Cela est dû i) au jeu « mécanique » de la valorisation (formule mathématique, hausse du dénominateur) et ii) au fait que les investisseurs retrouvent du rendement sur des actifs quasi sans risque et liquides (marché obligataire souverain et marché monétaire) : ils y dirigent leurs placements, se détournant donc des actifs risqués ; la demande d’actifs à risque diminue, ce qui tire les prix de ces actifs à la baisse. C’est le cas de l’immobilier (baisse des prix en cours) et du marché actions (baisse de la valorisation). Sur les bourses, on voit que le PER était à 15 dans la période de taux d’intérêt sans risque bas entre 2014 et 2020 (un PER à 15 signifie que pour un bénéfice par action prévu à 10 euros à 1 an, l’action est valorisée 150 euros) ; il a reculé vers 13 depuis 2023 (à bénéfice toujours de 10 euros, le cours de l’action n’est plus qu’à 130 euros).
Ce changement de régime de taux d’intérêt a des effets différenciés, bien entendu, selon le recours à la dette du modèle d’affaires (les secteurs à levier, comme l’immobilier, sont rapidement et sensiblement affectés) ou la maturité du modèle d’affaires : dans l’exemple suivant simplifié, on voit que deux entreprises enregistrant pourtant les mêmes revenus futurs (50), mais l’une plus tardivement (ex : technologiques ou entreprises en développement), n’ont i) pas le même prix (36,9 < 41) et ii) pas la même sensibilité à la hausse des taux sans risque (-8 % vs. -5,1 %). La valorisation de l’entreprise aux flux de revenus davantage lointains pâtit le plus de la hausse des taux d’intérêt.
C’est notamment ce qui peut expliquer la sous-performance des entreprises de petites et moyennes capitalisations (entreprises en développement, dans des secteurs de croissance) vs. les grandes capitalisations (modèle d’affaires matures, secteurs à revenus davantage récurrents), en plus de l’argument de liquidité (appétit des investisseurs pour les actifs facilement « investissables » et « liquidables », donc avantage pour les grandes capitalisations par rapport aux moyennes et petites).
La hausse des taux d’intérêt s’accompagne d’une logique baisse des valorisations. C’est vrai dans la période 2022-2023 et, au-delà de la baisse des taux directeurs des banques centrales en 2024-2025, il semble compliqué, à moyen terme, de tabler sur des taux longs qui rebaisseraient sensiblement (cf. billet « Taux d’intérêt de long terme : bilan 2023 et perspectives 2024 »). Cela s’apparente donc à un changement de régime de taux d’intérêt qui s’accompagne d’une valorisation logiquement durablement sous les standards observés dans la décennie 2010 quand les taux étaient bas et semblaient pouvoir le rester.
2/ Concernant la prime de risque, qui est dépendante de l’appétit pour le risque des investisseurs (facteur fluctuant lié à la capacité et facilité des acteurs à assumer un avenir marqué d’incertitudes objectives ou subjectives plus ou moins fortes), le vecteur de risque augmente (donc pourrait exercer une pression sur la valorisation). On peut citer :
On le voit, la valorisation fait appel non pas seulement aux revenus futurs, mais également au taux sans risque et aux risques. L’exercice de valorisation impose de s’interroger sur le nouveau monde marqué par : un durcissement réglementaire, un contexte géopolitique renversé avec des fragmentations, un réchauffement climatique accéléré et le risque d’actif échoué, une nécessaire prise en compte des exigences renforcées des investisseurs (normes ESG, ISR), l’accélération de la transition écologique et énergétique, une démographie moins généreuse, l’IA, le cyber-risque.
Est-ce nouveau ? Non ! Sur la forme des chocs, il y a des novations mais sur le fond, les investisseurs (surtout s’ils sont de long terme et avisés) savent faire et il y a eu régulièrement des chocs qui ont exercé des réflexes de changement de logiciel et de prise de juste risque. Il est sûr qu’il y aura, par rapport aux arguments cités dans ce billet, d’autres mauvaises surprises mais aussi des chocs positifs tout aussi inattendus.
Valorisation en baisse, est-ce grave ? Cela l’est pour des modèles qui ont basé leur équilibre sur des rendements espérés non atteignables (ex : certains fonds de pension). Les investisseurs et actionnaires doivent cependant se résoudre à reconsidérer des valorisations futures à la baisse et les différencier selon l’exposition aux nouveaux risques :
i) ils auront pris un risque davantage avisé pour leur portefeuille, vu les risques sus cités, avec des vertus macroéconomiques : une baisse du rendement exigé est bénéfique pour générer les investissements supplémentaires nécessaires à la transformation des économies (grâce à la baisse du coût du capital) ; capital et emploi seront mieux alloués aux secteurs qui préparent à une croissance durable et résiliente.
ii) une intégration, par les actionnaires, de rendements moindres via un partage de la valeur ajoutée repensé en faveur des salariés engendre un modèle plus inclusif et rend autoporteur l’investissement grâce au soutien de la demande finale adressée aux entreprises.