cicéron
c'est poincarré
Son nom est indéniablement associé à la mode, il est même devenu une marque. Figure emblématique de la lingerie haut de gamme, Chantal Thomass est la première créatrice à avoir fait passer les dessous au-dessus : tout un art ! Elle revient pour nous sur son parcours dans le monde de la mode et de l’industrie textile française dans lequel elle a gravité pendant plus de 40 ans.
Crédit ©Jo Zhou
Que pensez-vous de l’état de l’industrie française, notamment le textile, dont tant de savoir-faire ont été perdus au fil des ans ?
Cela a été un « mal politique français » durant des décennies : l’industrie lourde au détriment des artisanats d’art … J’admire les Italiens qui ont très tôt (voire toujours) su préserver et réinventer leur artisanat et leur production locale.
En classant mes archives mode pour ma vente aux enchères, * j’ai réalisé combien les matières utilisées dans les années 80 étaient qualitatives … et françaises ! La plupart des pièces sélectionnées ont plus de 30 ans et le tombé, les couleurs n’ont pas bougé. Et quel plaisir j’ai eu de travailler avec, notamment, les soyeux lyonnais à l’époque !
Mais soyons optimistes : il y a des initiatives individuelles et locales qui vont dans le bon sens. Les Dentelles de Calais-Caudry, avec qui j’ai travaillé si souvent, sont aussi un merveilleux exemple de savoir-faire protégé et organisé : aujourd’hui 80% du parc mondial de machines Leavers (machine à denteler) se trouve en France.
La crise sanitaire a fait craindre une pénurie de plusieurs produits essentiels en France, pensez-vous qu’il soit temps de remettre des usines sur notre territoire ?
La pandémie actuelle a mis en lumière les limites voire les incohérences de nos logiques de fabrication qui aujourd’hui aboutissent aux situations ubuesques de chaînes de production mises à l’arrêt en France … pour cause de pénurie de pièces produites sur d’autres continents ! Relocaliser pour ne plus être dépendants, notamment au niveau sanitaire, me semble nécessaire.
Notre pays est un vivier de talents créatifs et artisanaux et de recherche et d’innovation : il faut préserver, encourager et développer les métiers qui sont une plus-value pour la France. Dans le domaine du luxe, je trouve particulièrement intelligentes (et salvatrices) les actions menées par les Maisons Hermès (Académie des savoir-faire Hermès) ou Chanel (Les métiers d’art de Chanel): sécuriser, développer et pérenniser des artisanats d’arts …
La Caisse des Dépôts mise sur l’innovation pour relancer l’industrie dans notre pays, est-ce l’avenir selon vous ?
Dans le passé, nous avons pu constater que les périodes de crise économique et sociale sont aussi des moments de grande créativité. L’être humain a une capacité incroyable de résilience et peut surmonter les événements et trouver les solutions aux situations les plus dramatiques ! L’écologie est la voie que nous devons, individuellement et collectivement, emprunter et tracer : revoir notre consommation, notre rapport à la nature et aux matières premières. Vive le recyclage et l’upcycling ! (donner une seconde vie aux vêtements et tissus usagés en les transformant en pièces neuves)
Vous avez connu des hauts et des bas dans votre carrière, est-ce difficile d’être une entrepreneuse en France ?
J’aime le dicton « ce qui ne tue pas rend plus fort » : c’est une façon de relativiser les événements. On apprend beaucoup de ses succès mais encore plus de ses échecs. C’est l’expérience : il faut savoir s’en servir pour mieux rebondir ! J’ai même perdu mon nom … On a le sentiment qu’on vous dérobe votre identité. Mais j’ai réalisé que ce qui faisait la « patte », le style Chantal Thomass, ne se limitait pas à une marque.
Mon conseil à une entrepreneuse : soyez vous-même, soyez différentes, soyez uniques ! J’ai marqué les esprits avec un style qui m’est propre, qui est ma signature, qui est mon essence … Et j’ai pu l’exprimer depuis dans tellement de domaines : la mode et la lingerie bien sûr mais aussi dans l’art de vivre, la décoration, l’hôtellerie.
Aujourd’hui, d’ailleurs, vous avez un peu laissé la mode de côté pour vous consacrer à l’art de vivre : pour quelle raison ?
J’ai toujours imaginé la femme dans un environnement : mes défilés étaient très théâtralisés avec des décors et des mises en scènes élaborées et j’ai toujours décoré et chiné pour mes boutiques et mes lieux de vie. Donc l’art de vivre est la continuité de cette démarche, de cette « hygiène de vivre » !
Et la surprise nourrit ! J’aime les nouveaux projets et être là où on ne m’attend pas : explorer de nouveaux territoires créatifs et découvrir de nouveaux champs d’expression. Avec la manufacture de céramique italienne, ROMETTI, j’ai pu m’exprimer avec des vases aux courbes très « Mae West » et d’autres -entre le vase et l’objet décoratif -en hommage aux garçonnes des années 30, avec des coiffes amovibles. C’est une production toujours artisanale avec des maîtres potiers qui tournent la terre du bord du Tibre. C’est fascinant de les regarder élaborer un objet à partir de la matière brute !
*Du 19 avril au 8 mai 2021, la maison d’enchères Millon met en vente plus de 600 pièces personnelles des « années mode » de Chantal Thomass. La vente sera accompagnée d’expositions à Drouot et à la Joyce Gallery, au Palais Royal à Paris.