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Crédit © Tobias / Adobe Stock
Le retour en force de l’inflation ces deux dernières années, a incité la Banque Centrale Européenne (BCE) - comme tant d’autres de ses homologues sur la planète - à inverser sa politique monétaire accommodante en remontant fortement ses taux d’intérêt directeurs et à réduire ses rachats d’actifs. Dans ce contexte, les pays de la Zone euro ont vu leurs coûts d’emprunt s’envoler… ce qui n’est pas sans risque sur la soutenabilité future des dettes publiques.
Début 2023, en dépit d’une baisse à 6,9% en mars contre 8,5% sur un an, l’inflation dans la Zone euro, reste tout de même élevée et bien au-dessus de l’objectif traditionnel de 2 % érigé par les grandes banques centrales. Face à cette situation, la BCE n’a pas décidé d’infléchir sa politique actuelle visant à réduire la hausse des prix en augmentant ses taux d’intérêt directeurs. Ces derniers sont désormais à 3,5 %, contre 0 % un an auparavant !
Si cette hausse brutale s’inscrit théoriquement dans la lutte contre l’inflation, elle est loin d’être dénuée de risques pour les États utilisant la monnaie unique européenne. De fait, dès l’annonce de la BCE de la première augmentation de ses taux d’intérêt à 0,5 %, en juin 2022, - qui a été effective le mois suivant, en juillet - les spreads (les écarts de taux d’emprunt entre un pays et celui de référence, généralement l’Allemagne) dans la Zone euro se sont envolés. Les différences de taux entre l’Allemagne - pays jugé le plus sûr et qui a les coûts de financement les plus faibles du continent - l’Italie, l’Espagne et le Portugal ont dépassé les 200 points de base, au plus haut niveau depuis le printemps 2020, à l’époque où la crise du Covid-19 battait son plein.
En parallèle, les pays européens ont des besoins massifs de financement sur les marchés, d’un montant supérieur à 1000 milliards d’euros en 2023. Résultat, le service de la dette a bondi dans les pays européens. Or, les dettes publiques ont explosé ces dernières années et représentent en moyenne plus de 90 % du PIB de la Zone Euro. Certes, il y a des bons élèves comme les Pays-Bas qui ont une dette publique inférieure à 50 % du PIB, mais il y a également les mauvais, dont font partie la France (111 %) et d’autres pays du sud de l’Europe (Italie, Espagne, Portugal…).
Pour ne rien arranger à cette situation inquiétante, les prévisions de la croissance économique sont faibles, la BCE tablant sur 1 % en 2023. En outre, l’inflation est loin d’être sous contrôle : l’inflation sous-jacente est toujours élevée, supérieure à 5 %, et la crise énergétique pourrait repartir au deuxième semestre. Dès lors, la BCE va devoir rester très vigilante dans sa politique monétaire au cours des prochains mois. La poursuite de la hausse des taux d’intérêt pourrait s’avérer compliquée pour la croissance économique et le refinancement des États. Et sur ce dernier point, le risque de fragmentation financière n’est, hélas, pas à exclure. Cette dernière se définit comme une divergence dans les conditions de financement entre pays membres de la Zone euro. En clair, cette situation apparaît lorsqu’un choc se transmet de façon asymétrique dans une zone monétaire (comme pendant la crise de la dette souveraine européenne qui a suivi la crise grecque). Les investisseurs réclament alors des primes de risques différentes entre pays européens, créant ainsi des disparités en termes de taux d’intérêt et une tension sur la viabilité de la monnaie commune. Bien entendu, les pays en première ligne sont ceux du sud de l’Europe, mais pas uniquement. Le risque de fragmentation pourrait également toucher la France ou la Belgique, qui ont connu une très forte augmentation de leur dette publique ces dernières années, accentuée par la pandémie de Covid-19.
Dans un article de recherche intitulé Fragmentation in the European Monetary Union: Is it really over?, co-écrit avec Angelo Luisi et Francesco Roccazzella, publié en avril 2022 dans le Journal of International Money and Finance, nous avons analysé le risque de fragmentation sur le marché des dettes souveraines de l'Union monétaire européenne. La fragmentation est ainsi étudiée à partir de la transmission d’un choc d’un pays à un autre. Lorsque les rendements souverains européens évoluent dans une direction opposée et entraînent une plus grande dispersion des taux souverains, cela indique une augmentation de la tension sur le taux de change (via la parité non couverte des taux d'intérêt) et signale donc un risque de fragmentation plus prégnant.
Pour atteindre cet objectif, l'étude construit une nouvelle méthodologie pour modéliser les interactions, en réconciliant les modèles factoriels à composantes principales et les modèles vectoriels autorégressifs globaux (GVAR). Ce cadre permet de distinguer l'interdépendance des effets de contagion et de fuite vers la qualité. Il est donc possible d'évaluer plus précisément le degré de fragmentation. Et nos résultats sont sans équivoque, les signes sont clairement palpables dans la période post-Covid-19. Il s'avère que le risque de fragmentation était déjà présent et important dans la période précédant la crise de la dette souveraine européenne (2009-2010), mais qu'il a été fortement atténué par la suite grâce à la politique monétaire BCE. La pandémie a ramené cette problématique sur le devant de la scène, remettant en cause le processus d'intégration européenne et appelant à des mesures politiques adéquates. Elle a également questionné les politiques fiscales qui ont été appliquées pendant et après la pandémie. Leur hétérogénéité parmi les membres de l'UE exerce une pression sur la stabilité de l'euro.
Pour rappel, le risque de fragmentation a atteint son apogée lors de la crise de la dette souveraine (2010-2012). À cette époque, les coûts d’emprunts des pays dits périphériques (Portugal, Italie, Grèce, Espagne) ont littéralement explosé, ainsi que les spreads par rapport à ceux de l’Allemagne et la France pour atteindre plusieurs centaines de points de base.
Pour l’heure, nous sommes encore loin d’une situation comparable à la crise de la dette. Toutefois, étant donné le niveau actuellement élevé de l’endettement public dans certains pays, conjugué à la hausse des taux et à une croissance molle, le risque de fragmentation ne doit pas être pris à la légère. Pour rester optimiste, notons que la BCE dispose d’un outil dédié qui n’a encore jamais été utilisé : Transmission Protection Instrument (TPI). Ce dernier permet à la BCE d’acheter des titres financiers (publics et privés) d’un pays en difficulté. Mais la question est maintenant de savoir si cet outil sera suffisant en cas de détresse d’un pays de la Zone euro.
L’Institut Louis Bachelier (ILB) et la Caisse des Dépôts ont organisé un webinaire commun, intitulé « Incertitudes et inflation, où va l’économie mondiale ? », qui s’est déroulé le 11 janvier. Retrouvez ici les présentations des intervenants : Les incertitudes à l’œuvre, Pascal Coret - La situation économique, Bertrand Candelon - Les prix de l’énergie, Anna Creti