cicéron
c'est poincarré
Crédit Blue Planet Studio/Adobe stock
L'été 2023, le plus chaud jamais mesuré, a été marqué par une succession d’événements climatiques extrêmes. Dans certaines régions du monde les répercussions économiques ont été très lourdes : rupture de l’activité et des approvisionnements, interruption des transports, pénuries, raréfaction des ressources, baisse de la productivité, chute des rendements agricoles, non prise en charge des dommages par les assureurs … Dans sa dernière étude, Allianz Trade [1] estime que la croissance du PIB mondial aurait été grevée de 0.6 point du fait de la vague de chaleur en 2023.
Ce contexte nous rappelle combien il est difficile pour les territoires de s’engager pleinement dans la transition climatique et de préparer l’adaptation. Le rythme d’innovation est trop lent. Nous peinons à déployer de véritables boucles circulaires locales, à créer des logiques d‘écologie industrielle, nous restons très dépendants de matières premières importées, la résilience alimentaire des territoires est encore balbutiante, les échanges économiques locaux sont réduits à peau de chagrin, la concentration géographique de la production dans quelques pays ou quelques sites augmente chaque jour la probabilité des goulots d’étranglement et des pénuries, … Nous ne cessons d’accroitre notre fragilité, et ce malgré les moyens déployés dans les territoires. Comment l’expliquer ?
Depuis plusieurs années les cadres de pensée bio-inspirés ont envahi les milieux d’experts. Nous cherchons sans cesse à imiter la nature, son métabolisme, ses symbioses ou sa capacité à se régénérer. Toutefois, l’analogie se heurte à une limite de taille, il nous manque la qualité première des écosystèmes naturels : leur extrême diversité. L’écologie forestière, notamment en milieu tropical, s’avère un puissant cadre d’inspiration. La biodiversité est le système immunitaire des forêts tropicales. Elle permet une utilisation efficiente de l’énergie captée, irrigue l’écosystème et le renforce face à des aléas, car elle offre des options, quitte à ne pas être toujours parfaitement optimale. Considérons une forêt qualifiée de "productive", où la multiplicité des activités de production (qu'il s'agisse de produits bruts, transformés ou assemblés) évoque la riche diversité des espèces que l'on trouve dans une forêt naturelle. Ce cadre semble particulièrement approprié pour penser une stratégie climatique. Parce que la diversité, dans la nature comme dans les organisations ou les choses qui résistent à l’épreuve du temps, offre du choix, des solutions, des alternatives, plus de plasticité et d’agilité. Parce que la diversité permet davantage de faire face à la volatilité, à l’imprévu, au désordre, au stress ou à l’erreur. Tout est plus simple avec de la diversité.
Pour éclairer cette perspective, partons aux Etats-Unis, dans l’État du Michigan, devenu célèbre pour ses shrinking cities, ces anciens bastions industriels ayant connu un important déclin. Pourtant, sur la péninsule ouest apparaît une « oasis économique » qui fait figure d’exception. Elle prend racine dans la ville d’Holland (33 000 habitants) et s’étend sur les comtés d’Allegan et d’Ottawa. Holland est probablement une des plus belles « forêts productives » au monde : le territoire présente plus de 150 industries différentes et un riche tissu agricole, elle affiche un niveau de diversité productive équivalent à des comtés dix fois plus peuplés[2]. La fabrication représente 44% du produit intérieur brut local contre 10% à l’échelle nationale. Colonisée en 1847 par des migrants néerlandais, cette zone devenue depuis un spot touristique, est considérée comme un exemple de régénération de centre-ville et de préservation de la biodiversité (grâce à sa canopée urbaine). Et pourtant elle incarne parfaitement le récit industriel, dont elle est fière.
Grâce à son impressionnante diversité la forêt productive d’Holland figure (parmi plus de 3000 comtés américains) dans le top 10 des champions de l’économie locale (sa diversité permet un gain d’échanges locaux de +38% par rapport à des territoires comparables, soit 3600$ par an et par habitant), elle figure dans le top 30 des territoires qui rayonnent le plus par leurs exportations (sa diversité lui permet de gagner en sophistication, de composer des mots complexes comme au Scrabble avec un jeu de lettres diversifiées, et d’exporter des biens à haute valeur ajoutée dont des biens nécessaires à la transition écologique), elle se classe n°1 d’un récent classement des petites villes américaines pour accueillir des entrepreneurs, elle accueille un des projets les plus ambitieux d’écologie industrielle des Etats-Unis (l’Industrial Park Integrated Energy Services qui grâce à la diversité d’entreprises implantées localement permet d’envisager de nombreuses synergies industrielles et la réduction d’ici 2025 de 2,5 tonnes de CO2 par habitant), elle accueille également un des plus importants projets de hub d’économie circulaire des Etats-Unis, le Sustainable Business Park du West Michigan (plus de diversité, c’est plus de déchets différents, mais également plus de débouchés potentiels pour des produits recyclés), elle se classe dans le top 20 des comtés en matière d’autonomie alimentaire (la diversité permet à Holland de s’intégrer sur l’ensemble du cycle de vie des agro-produits, du champ à l’assiette).
Holland présente également un des plus hauts niveaux de résilience des Etats-Unis : plus de diversité c’est plus d’options en cas de choc ; le tissu productif a historiquement résisté à de nombreuses chocs ou vagues de désindustrialisation. Pendant la crise Covid-19, cette région s'est illustrée comme l'un des territoires modèles grâce aux synergies entre entreprises. Holland présente enfin une économie particulièrement inclusive avec un des plus bas niveaux d’inégalités salariales des Etats-Unis (la diversité économique répartit la création de valeur en de multiples points, la richesse y est donc plus uniformément répartie qu’ailleurs).
Alors que la spécialisation dans un ou deux secteurs d’activités est encore aujourd’hui perçue comme le schéma de développement local privilégié, la diversité économique semble bel et bien constituer le système immunitaire de nos économies.
Le secret de la diversité d’Holland est le fruit d’un long processus de développement par ramification (telle une forêt), de manière quasi génétique, grâce à des milliers de petits sauts productifs opérés au fil des décennies. Holland a su exploiter au maximum son patrimoine local, en valorisant de façon efficiente ses ressources naturelles et ses savoir-faire locaux. Holland a su se décentrer en permanence sans jamais effacer son passé. Des « forêts productives » comme Holland il en existe d’autres (par exemple en France la nébuleuse choletaise ou la moyenne vallée du Rhône) mais elles représentent moins de 5% de nos territoires. Et c’est trop peu.
Face à l’urgence climatique, Il est impératif de recréer les mécanismes fondamentaux à l’origine de la diversité économique et de les appliquer à de nombreux territoires. Il est possible de s’appuyer sur les compétences locales, les nombreuses souches productives (comme l’artisanat industriel) et les « biens dormants » (usines sous-utilisées, co-produits et déchets, …). Exploitons également le potentiel de la quatrième révolution industrielle et sa capacité à distribuer l’économie dans l’espace (robotique, impression 3D, …), la bioéconomie puissant vecteur de diversification des territoires (même les plus ruraux) ainsi que les nouveaux modèles économiques qui facilitent cette diversification (comme les modèles de partage inter-entreprises).
Si le tempo de l’économie est amené à ralentir, apportons-lui de la diversité rythmique, la composition sera plus harmonieuse.
« Et si l’antidote à l’urgence climatique était la diversité économique ? » (éditions de l’Aube), par Arnaud FLORENTIN, préface de François GEMENNE, 2023
Nos économies n'ont jamais été aussi optimisées et pourtant nos territoires sont terriblement fragiles et démunis face au dérèglement climatique. Ils manquent d'agilité, d'options, de redondances : ils manquent cruellement de diversité. Ce livre est un plaidoyer contre le mythe de la spécialisation économique. Nous cherchons sans cesse à imiter la nature, ses boucles locales, son métabolisme ou ses symbioses, mais il nous manque sa qualité première : sa diversité.
A l'instar des forêts tropicales dont le système immunitaire repose sur la diversité biologique, nous devons favoriser l'émergence de forêts productives locales, véritable antidote face à la crise climatique, et nous inspirer des territoires qui ont su créer et préserver une telle diversité économique. Ce livre leur est Dédié.
L’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts a soutenu la publication de l’ouvrage.
[1] Global boiling: Heatwave may have cost 0.6pp of GDP, Allianz Research, 04 August 2023
[2] Le territoire compte au moins 50 emplois dans les deux tiers des 260 secteurs d’activités dits « productifs » de la nomenclature nord-américaine (NAICS). Agriculture, agro-industrie, chimie, métallurgie, équipements, textile, travail du bois, électronique, ... toutes les filières sont présentes, seuls une cinquantaine de secteurs sont absents du territoire, principalement des activités extractives ou des industries lourdes, car déjà implantées dans des comtés proches. Tout (ou presque) est disponible sur place ou dans la région.