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Crédit ©Hollman Rojas, photo réalisée à partir de l'IA
Face aux crises systémiques récentes (pandémie de la Covid-19, guerres), la question de la réindustrialisation est devenue incontournable. Les dysfonctionnements des chaines de valeur globalisées dans de nombreuses industries ont été révélés par des difficultés d’approvisionnement, voire par des pénuries, par exemple dans les secteurs des semi-conducteurs, de la pharmacie, de l’énergie, des céréales. Ces événements conduisent à réfléchir à la localisation /relocalisation, en Europe en particulier, d’unités de production essentielles au bon fonctionnement de l’économie contemporaine, afin de se soustraire de la dépendance liée à un éparpillement planétaire des activités face aux perturbations des transports ou à d’autres problèmes géopolitiques, voire de l’évolution des marchés financiers.
Nombre d’États, dont la France, se sont donc lancés dans d’amitieux programmes de réindustrialisation (France 2030, lancé en 2023, doté d’un budget de 54 milliards d’euros). Cependant, celle-ci ne peut se faire sans une réflexion sur le changement climatique et la nécessaire diminution de l’impact des activités humaines sur l’environnement. Dans ce contexte, Réindustrialisation, Économie circulaire, et Décarbonation s’associent pour tenter de concilier impératifs industriels, économiques, sociaux et environnementaux.
L’économie circulaire est aujourd’hui considérée comme un modèle permettant la transition du système économique reposant sur les énergies fossiles vers un fonctionnement plus durable. L’ensemble des pratiques intégrées sous ce terme a pour but de réduire les déchets produits par les activités économiques, de promouvoir un meilleur usage des ressources et de favoriser des pratiques de réutilisation, de réemploi et de recyclage dans les processus de production et de consommation. Elle est aujourd’hui intégrée dans la décarbonation, terme qui tend même à la supplanter dans les discours des politiques et des entreprises. La décarbonation de l’industrie correspond concrètement à la baisse des émissions de CO2, considérées comme l’une des principales responsables de l’effet de serre, conduisant à l’augmentation des températures et à la perturbation des écosystèmes naturels. La neutralité carbone, selon la loi relative à l’énergie et au climat du 8 novembre 2019, correspond à la réalisation d’« un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre », à horizon 2050.
Selon le ministère français de l’économie, la décarbonation pour une entreprise ou à l’échelle d’un territoire consiste principalement dans la réduction progressive des énergies émettrices de gaz à effet de serre, en d’autres termes de combustibles fossiles (charbon, gaz, pétrole). Plusieurs types de pratiques sont ainsi développées par les entreprises : la sobriété énergétique, qui consiste à réduire leur consommation d’énergies fossiles, par des mesures basiques (comme la baisse du chauffage et de l’éclairage).
Les entreprises peuvent également accroitre leur efficacité énergétique en investissant dans des équipements de production plus économes en énergie, grâce au numérique ou en recyclant des déchets ou co-produits industriels. Au-delà de ces procédés, et selon les activités industrielles considérées, la décarbonation réside aussi dans la substitution des énergies fossiles par des énergies renouvelables (solaire, éolien, méthanisation, voire hydrogène) ou encore par de l’électricité d’origine nucléaire. Cependant, une partie de l’électricité sera toujours produite par des ressources fossiles qui émettront du CO2. D’où le recours à une nouvelle technologie celle du captage et stockage du CO2, qui a été reconnue en tant que telle dans les rapports du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) et l’Accord de la COP21 en 2015. Le gaz ainsi collecté sera enfoui dans des puits géologiques, notamment dans des puits de pétrole désaffectés, puis valorisé pour la production de e-fuels, soit des carburants de synthèse précisément produits à partir de l’électricité décarbonée.
Dans quelle mesure l’économie circulaire et la décarbonation peuvent être des leviers pour le développement et la transition des territoires vers un développement plus durable, intégrant donc des dimensions économiques, environnementales et sociales ?
Notre réflexion se porte sur les territoires particuliers que sont les ports industriels, notamment celui de Dunkerque pour des raisons exposées ci-dessous.
Emblématiques de l’industrialisation, ces ports, points d’entrée et de flux de matières premières et d’énergie ont été au cœur de l’industrialisation du 20e siècle, par les industries lourdes qui y ont été développées. Après les années de la reconstruction et de croissance forte, les ports ont dû faire face à de nombreux enjeux économiques (réduction de la demande, restructurations, désindustrialisation, globalisation et concurrence accrue), environnementaux (industrie lourde et polluante) et sociaux (profil ouvrier de la main-d’œuvre, chômage croissant). Cependant, depuis le début des années 2000, l’économie circulaire, en particulier l’écologie industrielle, est apparue comme un nouveau levier de développement durable et de diversification économique, source de nouvelles activités et de création d’emplois plus qualifiés.
Notre réflexion s’est ainsi portée sur les impacts de la mise en place de l'économie circulaire dans le territoire industrialo-portuaire de Dunkerque, qui est actuellement le troisième port français. En 2019, il est classé sixième dans le Range Nord qui s’étend du Havre à Hambourg. Il est le premier port français d’importation de minerais et de charbon (cf. présence du site sidérurgique d’ArcelorMittal), et pour l’importation de fruits en conteneurs. Il est le premier port de fret ferroviaire français et le deuxième port français pour les échanges avec la Grande-Bretagne. Il est enfin le premier port fluvial du Nord/Pas de Calais.
En France, le territoire de Dunkerque occupe une position de pionnier en matière d’économie circulaire en particulier par le biais d’un de ses piliers, l’écologie industrielle. Dès la création du complexe industriel lourd après la Seconde Guerre mondiale, la réutilisation de la chaleur fatale issue de la production de l’acier (par l’usine sidérurgique française Usinor) a été pensée et progressivement mise en place. Progressivement des nombreux flux de substitution (les déchets et co-produits des uns deviennent la matière première des autres) et de mutualisation (achat commun d’intrants, valorisation commune de déchets) ont formé et enrichi la symbiose industrielle de Dunkerque. Comme de nombreux territoires, la trajectoire industrielle de Dunkerque a été marquée par des périodes de forte croissance et d’espoirs de renouveau, et par des périodes de crise et de remise en cause. Alors que la crise associée à la désindustrialisation faisait rage au tournant du 21e siècle, Dunkerque s’est saisie de l’économie circulaire pour relancer son économie, moderniser son industrie et ses infrastructures, et construire une gouvernance commune orientée vers une industrie plus… durable, dans tous les sens du terme.
Ce constat nous a conduit à développer l’idée selon laquelle, l'économie circulaire peut devenir un nouveau modèle économique pour ces territoires qui font face aux défis de se conformer aux contraintes environnementales liées à la raréfaction des ressources industrielles et énergétiques et à l'augmentation du prix de l'énergie et des matières premières industrielles (notamment les différents types de métaux : silicium, cuivre, lithium, cobalt, nickel, etc. devenus indispensables pour le développement des énergies dites renouvelables). Un écosystème d’innovation, formé par un ensemble d'entreprises, d'institutions de recherche publiques ou privées et d'organismes de gouvernance qui établissent des relations de collaboration et partagent des ressources liées au développement de l'économie circulaire (infrastructures, savoir-faire et ressources humaines partagés) peut ainsi émerger.
Les entreprises impliquées dans un tel écosystème transforment et adaptent leur modèle économique pour produire des éco-innovations avec les autres acteurs de l'écosystème. Ces éco-innovations peuvent prendre la forme d'innovations de produits ou de services, d'innovations de processus impliquant des technologies nouvelles, voire d'innovations organisationnelles. Dans ces écosystèmes d'innovation, la création de valeur est susceptible d’émerger à la fois à l’échelle de l’entreprise et du territoire, orientée vers des activités économiques circulaires. Cependant, si tous les éléments caractérisant un écosystème d’innovation circulaire se sont progressivement consolidés à Dunkerque, les résultats en termes d’innovation propre au territoire sont restés modestes. Le territoire industrialo-portuaire de Dunkerque reste alors un espace d’expérimentation d’innovations développées en dehors de ses frontières.
Le vaste programme de réindustrialisation décarbonée qui se développe au début de la décennie 2020 change-t-il la donne ?
Une transformation radicale du territoire est annoncée au début de la décennie 2020 avec de nouvelles implantations et l’émergence de filières différentes par rapport à celles qui ont façonné les dernières décennies, des perspectives d’emplois très positives, la construction de nouvelles infrastructures, l’amélioration du cadre de vie pour les habitants. Dunkerque devient le symbole de la réindustrialisation décarbonée française, avec l’émergence d’activités nouvelles (vallée de la batterie) et les programmes ambitieux de décarbonation des grandes unités industrielles implantées de longues dates comme ArcelorMittal ou Aluminium Dunkerque, deux sites classés Seveso.
Toutefois, des interrogations subsistent, à la fois au regard du montant très important des investissements à réaliser, des besoins de main-d’œuvre, ou de la faisabilité technique des objectifs affichés. Certaines des technologies de décarbonation, notamment du captage, stockage, voire de la valorisation du carbone, ne sont pas pour l’heure matures et surtout sont très énergivores. La production d’électricité doit aussi être augmentée, d’où le projet de construction de deux EPR nouvelle génération (European Pressurized Reactor) dont l’entrée en fonctionnement est planifiée pour… 2035, voire 2040, alors que le site de Gravelines compte déjà six réacteurs nucléaires. La construction d’un champ d’éoliennes off-shore est également prévue, pour une entrée en fonctionnement en 2028pour une capacité de production toutefois moins élevée.
La réindustrialisation décarbonée constituant une nécessité stratégique n’est pas cependant sans compter des risques industriels. C’est le cas par exemple des gigafactories pour la fabrication de batteries électriques pour les véhicules automobiles. Si la capacité à produire sur le territoire est un levier de souveraineté, ces entreprises reposent sur des technologies pouvant présenter des risques en matière d’explosion et d’incendie nécessitant des mesures de sécurité innovantes. A l’heure actuelle, on dénombre 26 sites Seveso sur le territoire dunkerquois en comptant les sites en construction, sachant que les Hauts-de-France se situent au deuxième niveau national en nombre de sites Seveso seuil haut.
Enfin, les entreprises anciennes ou nouvelles demeurent des unités de production dont les centres de décision se trouvent ailleurs en France ou dans le monde, et les facteurs d’attractivité sont principalement liés aux importantes aides publiques, à la présence du port, et à une main d’œuvre abondante, via un taux de chômage élevé (même si les compétences restent à construire). Or, la solidité du développement territorial, repose sur un ancrage par l’activité d’innovations, technologiques notamment. Dans le cas de Dunkerque, l’activité de recherche & développement des entreprises n’est pas prioritairement située sur le territoire. Côté formation, les relations avec l’université et les organisations et institutions locales sont orientées vers les besoins actuels des entreprises en compétences industrielles, mais on pourrait néanmoins développer davantage des savoirs pour les technologies du futur. Dans ces conditions, le territoire reste dépendant des décisions - parfois erratiques - des entreprises, qui répondent à une logique de compétitivité mesurée à l’échelle internationale, et à l’évolution des cours des marchés financiers. Les toutes récentes annonces de retard du plan de décarbonation d’ArcelorMittal et de retrait de l’un des investisseurs dans le projet d’installation de l’entreprise de recyclage de batteries Eramet soulignent cet état de fait.
Le cas de Dunkerque est révélateur de la possibilité de reconversion de territoires très spécialisés, en l’occurrence dans l’industrie lourde. Il permet aussi d’identifier les bonnes pratiques face aux difficultés rencontrées dans les changements opérés. Parmi celles-ci, une gouvernance impliquant acteurs publics et privés afin de développer une appropriation commune du territoire est un préalable essentiel. Mais la capacité de transformation à long terme réside aussi dans l’association de l’attractivité des investissements étrangers supportés par les aides publiques avec la promotion de l’entrepreneuriat innovant. Pour ne pas dépendre des ressources externes au territoire, celui-ci doit être nourri par des connaissances débordant des centres de recherche et des universités implantés localement
Pour approfondir :
Ports industriels en transition
De l’économie circulaire à la décarbonation
de Sophie Boutillier Blandine Laperche Son Thi Kim Le
L’économie circulaire et la décarbonation sont deux processus de transition écologique jugés indispensables par les entreprises et les pouvoirs publiques. Le développement durable en dépend. A l’échelle des territoires, ces processus peuvent contribuer au renouvellement du tissu industriel, à la réduction de la pollution, à l’encouragement de l’innovation et de l’attractivité. Les territoires industrialo-portuaires sont emblématiques des nouvelles expérimentations. Le cas du territoire industrialo-portuaire de Dunkerque (Nord, France) est au cœur de cet ouvrage. Troisième port de France, spécialisé dans l’industrie lourde depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il fait figure de pionnier en France dans la mise en œuvre de l’écologie industrielle, l’un des piliers de l’économie circulaire. Il est aussi aujourd’hui un démonstrateur d’une stratégie de réindustrialisation décarbonée, associant projets industriels multiples, création d’emplois et espoir de renouveau. Les auteures étudient finement la trajectoire du territoire industrialo-portuaire de Dunkerque sur le temps long et la mettent en parallèle avec celles d’autres ports du Range Nord. Elles analysent l’effet de levier actionné par l’économie circulaire et la décarbonation, et pointent les défis qui restent à relever.