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En matière de mobilité, les politiques publiques de ces dernières décennies ont été mises en échec, du point de vue de l’équité sociale comme du point de vue de la décarbonation. Ce résultat est essentiellement lié au fait qu’elles ont pour l’essentiel abandonné les mobilités longues du quotidien à la voiture. C’est cela qu’il faut impérativement corriger dans les années à venir.

L’explosion des mobilités du quotidien

Ces 50 dernières années, notre pays a connu simultanément un puissant phénomène de métropolisation de l’activité économique et un vaste mouvement de périurbanisation de l’habitat. Pour faire court : tandis que les emplois se concentraient dans les cœurs d’agglomération, les populations se dispersaient à leur périphérie. La conséquence de ce chassé-croisé est que la majorité des actifs occupés sont devenus des navetteurs : des gens qui résident dans une commune et travaillent dans une autre.

Cette évolution s’est traduite par une explosion des mobilités du quotidien, en particulier des mobilités domicile-travail. Dans le périurbain, la distance médiane domicile-travail (D/T) a connu une augmentation de près de 40 % entre 1999 et 2019 : comme le montre le graphique ci-dessous, elle est passée de 10,7 kms à 14,9 kms dans le périurbain à habitat dispersé où la population progressait dans le même temps de 29%, et de 9,8 kms à 13,5 kms dans les bourgs périurbains où la population progressait de 28%. Ce qui signifie que, dans les premiers territoires, la moitié des actifs occupés fait plus de 27 kms par jour pour aller travailler et revenir chez eux ; et dans les seconds, plus de 30 kms. Soit plus de 135 kms à 150 kms par semaine de travail…

Pourquoi la voiture résiste

Comment satisfont-ils ces besoins ? Au total, les trois quarts (76%) des kilomètres parcourus au quotidien le sont dans des classes de distance supérieures à 10 kms, soit des trajets qui ne pourraient être intégralement couverts par les mobilités douces (marche, vélo…) et qui, faute d’offre de transport collectif adaptée dans ces territoires, le sont aujourd’hui pour l’essentiel en voiture. La part modale de la voiture reste de ce fait désespérément élevée (elle est supérieure à 80% pour les distances domicile-travail supérieures à 10 kms et oscille entre 74 et 80% entre 5 et 10 kms).

Ces contraintes s’imposent d’abord au salariat modeste. Au milieu des années 2010 déjà, les ouvriers et les employés représentaient à eux seuls la moitié des navetteurs, contre 18% pour les cadres. Les besoins de mobilité longue du quotidien pèsent d’abord sur des classes populaires intégrées dans l’emploi, des ménages souvent biactifs et propriétaires d’une maison individuelle, tandis que les cadres et professions intellectuelles supérieures ont plus souvent les moyens d’habiter plus près de leur lieu de travail.

 

La nouvelle frontière est dans le périurbain

Très logiquement, quand on considère la répartition géographique des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la voiture thermique (15.7% des émissions nationales), les deux tiers sont situés dans le pourtour des pôles urbains contre un tiers dans les longues distances. En revanche, dans les centres-villes, les émissions de GES sont infimes (0,2%) : ce caractère résiduel est le résultat de moindres besoins de mobilité, mais aussi d’efforts continus pour évincer la voiture au profit des transports collectifs dans ce type de territoires, pour des raisons en particulier de partage de l’espace public dans des environnements très denses.  

Répartition géographique des émissions de GES de la voiture

Source : Jean Coldefy, juin 2023

L’ensemble de ces données converge : en matière de mobilité du quotidien, la question sociale épouse sensiblement la même géographie que la question climatique. Toutes deux se jouent pour l’essentiel dans le pourtour des pôles urbains. Si l’on veut répondre correctement à l’une et à l’autre, c’est là qu’il faut placer nos efforts à venir plutôt que dans les cœurs d’agglomération ou dans les seules longues distances.

Or, ce n’est pas là que nous avons fait la majorité de nos investissements publics ces dernières décennies. L’essentiel des moyens a été alloué aux Lignes à grande vitesse (LGV), aux transports en commun urbains (TCU) et au Trains express régionaux (TER). En termes de dépenses publiques d’exploitation dans les mobilités, le bilan est éloquent : comme l’a montré Jean Coldefy, les TCU concentrent 54% de ces dépenses alors qu’ils ne couvrent que 8% des voyageurs.km du quotidien. Quant aux TER, ils drainent 28% des dépenses publiques des mobilités pour 4% des kms parcourus… Inversement, la route (voiture et deux roues motorisés) couvre 88% des kms du quotidien pour 17% des dépenses publiques. Au total, 82% des dépenses publiques sont allouées à des vecteurs qui ne couvrent que 12% des kms du quotidien !

La conclusion est donc cruelle : le gros des efforts publics s’est détourné de ceux qui en auraient eu le plus besoin et dont les déplacements génèrent le plus d’émissions de GES, à savoir les navetteurs du périurbain qui dépendent de la voiture et paient plus cher leur mobilité du quotidien que les usagers des transports en commun. Paradoxe – ou injustice – supplémentaire : ce sont aussi ceux qui génèrent le plus de recettes fiscales, notamment via la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), alors que les usagers des TCU, on va le voir, contribuent de moins en moins aux coûts réels du transport.

Comment réorienter nos politiques ?

Comment réorienter nos efforts vers les territoires qui en ont le plus besoin ? C’est-à-dire décarboner les mobilités longues du quotidien tout en proposant aux actifs des solutions de transport efficaces et accessibles ? Pour atteindre ces objectifs, il nous faut 1) une stratégie alternative, 2) un modèle économique renouvelé.

La stratégie passe nécessairement par l’intermodalité. On ne fera pas venir une ligne de train devant chaque pavillon, ni même une ligne de car. L’idéologie des dessertes de proximité, souvent plébiscitée par les collectivités locales, a des limites évidentes. La distance qui sépare le domicile du premier transport collectif devra être couverte soit en voiture (éventuellement électrique pour ceux qui en ont les moyens ou quand les prix seront devenus abordables pour les classes moyennes et populaires), soit en covoiturage, soit encore à vélo. Les actifs devront en tout cas pouvoir laisser leur véhicule dans des parkings relais sûrs, spacieux et accessibles, pour les retrouver au retour. Le moyen de transport collectif qu’ils emprunteront ensuite (le train si la fréquentation est suffisante pour en amortir le coût, des cars express dans le cas contraire, c’est-à-dire le plus souvent) doit être compétitif : rapide, fréquent, peu cher et conduire au plus près de la zone d’emploi. Les SERM (Services express régionaux métropolitains) projetés dans plusieurs aires urbaines répondent à ce type de critères mais ils se heurtent encore à une équation financière difficile.

Le modèle économique doit en effet être lui aussi repensé. L’argent public étant une ressource rare et qui le restera assurément dans les années à venir, le contribuable (personne physique ou morale) étant par ailleurs déjà sous une forte pression dans notre pays, les usagers devront sans doute être davantage sollicités. Or ils le sont dans l’ensemble de moins en moins comme le montre l’évolution du coût public par voyage net de leur participation. En 1995, dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants, chaque fois qu’une personne utilisait un transport en commun, la collectivité déboursait 0.75 € en sus du prix du ticket ; en 2022, elle déboursait 1.9 €, soit une multiplication par 2.5 en 25 ans en euros constants.

Il ne s’agit bien sûr pas de demander plus d’efforts aux ménages les plus modestes ou les plus vulnérables : des tarifications sociales doivent être prévues ou conservées pour les familles et les ménages modestes. Mais il s’agit de mettre davantage à contribution ceux qui en ont les moyens, étant entendu que, pour ceux qui basculeront de la voiture aux transports collectifs, le coût sera de toute façon inférieur à leurs dépenses de mobilité actuelles.

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La Caisse des Dépôts soutient, via l’Institut pour la recherche, les travaux de Terra Nova, think tank progressiste indépendant qui produit et diffuse des solutions politiques innovantes en France et en Europe.