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Le concept des « droits de la nature » est aujourd’hui approprié par un certain nombre d’acteurs dans les pays du Sud et du Nord[1]. Initié par Christopher Stone[2] dans les années 70, les débats autour de cette proposition théorique ont accompagné les questionnements fondateurs de l’éthique environnementale[3] et de la constitution de la « démocratie écologique »[4]. Quarante ans plus tard, l’appropriation de la notion questionne ses modes de traduction et de diffusion dans les dynamiques institutionnelles. « Les droits de la nature » constituent un concept qui permet d’observer et d’interroger les déplacements de regard sur le vivant – d’une chose meuble et inerte à visée utilitariste à un organisme sensible, fragile avec lequel les territoires et les activités économiques sont en relation. Cette perspective offre des possibilités de changement culturel et anthropologique[5] en termes de gouvernance et de droit.
Cette démarche interroge donc les leviers vers une démocratie écologique[6] et en particulier de savoir : « En quoi l’institution « Droits de la nature » améliore-t-elle la gouvernance environnementale, dans un contexte difficile, de déni et de repli politique ? ».
La Mar Menor représente la première manifestation des droits de la nature en Europe. Cette lagune de 135 km², située au sud-est de l'Espagne, s'étend à la jonction entre la région de Murcie et la Méditerranée. Bouleversée par un méga-canal imaginé sous la dictature franquiste, par la bétonisation massive et, surtout, par l’agro-industrie chimique, l’écosystème lagunaire s’est effondré entre 2016 et 2021, perdant jusqu'à 85% de ses prairies sous-marines et l’essentiel de ses populations d’hippocampes[7]. Cet effondrement, vécu comme un traumatisme par de nombreux habitants, a suscité d’importantes mobilisations sociales, culminant dans une initiative législative populaire visant à reconnaître les droits de la lagune. L’initiative, qui réunit plus de 600 000 signatures, est votée avec une large majorité au Congrès des députés et au Sénat[8]. La Mar Menor devient alors la première entité naturelle à être reconnue comme sujet de droit en Europe.
Que signifie donc cette Loi ? Celle-ci reconnaît à la lagune et à son bassin versant (qui s'étend sur près de 1 600 km2) le statut de sujet de droits. Leur droit fondamental est celui d’exister et d’évoluer naturellement ; à ce droit fondamental s’ajoutent des droits à la protection, à la conservation et à la restauration. Les citoyens pourront désormais porter plainte au nom de la Mar Menor et un comité de tutelle devra représenter la Mar Menor tant devant les tribunaux que sur la scène politique[9]. Au-delà du cas spécifique de la Mar Menor, l’existence de cette Loi démontre, comme le souligne la juriste Teresa Vicente, l’une de ses principales rédactrices, qu’« accorder une personnalité juridique à un écosystème en Europe est possible »[10].
Dans le cas de la Mar Menor, plusieurs facteurs ont favorisé l’émergence de cette Loi.
Bien que ces facteurs ne doivent pas être vus comme des conditions sine qua non pour l’émergence des droits de la nature en Europe, ils offrent des éléments pour envisager la plausibilité de leur développement ailleurs.
Des droits européens de la nature sont donc possibles, mais sont-ils réellement désirables ? À travers le cas de la Mar Menor, la question de l’efficacité des droits de la nature, jusqu'alors théorique ou lointaine, peut désormais faire l'objet d’enquêtes situées. Il apparaît déjà que les droits de la nature ne se limitent pas à un simple outil juridique.
Sur le plan symbolique, ils véhiculent un écocentrisme qui infuse l’imaginaire social. Les récits des habitants[11] et l’art de rue en témoignent : la lagune et ses hippocampes, presque disparus des eaux, ont envahi les municipalités avoisinantes. Mais la portée de la loi a réellement modifié l’ordre symbolique tout en amorçant des changements effectifs ; à la suite des manifestations citoyennes, l’Espagne a engagé un plan de restauration doté de 675 millions d’euros pour la période 2022-2026[12]. Enfin, grâce à l’écho national et international de cette Loi, les associations locales sont devenues des interlocuteurs incontournables de l’action publique.
À ces effets indirects, s’ajouteront peut-être, une fois le décret d'application de la Loi publié, des effets plus directement liés à la Loi Mar Menor. Le décret d’application permettra de constituer le comité de tutelle de la Mar Menor, où, contrairement aux institutions traditionnelles, les voix scientifiques et citoyennes seront majoritaires[13]. Aussi, les citoyens pourront porter plainte directement au nom de la Mar Menor. Enfin, dans un contexte où, favorisés par les lobbys agro-industriels, les récits alternatifs prolifèrent[14], certains habitants espèrent qu’un grand procès de la Mar Menor reconstitue l’histoire authentique du milieu. L’entrée prochaine d’une lagune devant les tribunaux marquerait alors un événement majeur pour l’émergence de droits de la nature européens.
Néanmoins, ces droits de la nature promettent davantage qu'ils ne tiennent pour l’heure et, par conséquent, cette promesse ne saurait être jugée qu’à plus longue échéance. La régénération du milieu est un processus lent[15], instaurer de nouvelles institutions prend du temps et les résistances demeurent vivaces. C’est donc sur le temps long que la recherche devra apporter des réponses à la question de l’efficacité des droits de la nature.
Toutefois, il semble clair qu’après la Mar Menor, il ne s’agit plus de se demander si les droits de la nature sont possibles en Europe. Face à l'urgence écologique, il ne s'agit peut-être pas seulement non plus de se demander si les droits de la nature sont efficaces. La véritable question est plutôt de chercher à en accroitre l’efficacité, grâce à des recherches rigoureuses et inventives, critiques et solidaires des initiatives citoyennes.
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La Caisse des Dépôts soutient le programme de recherche « Droits de la nature et gouvernance ». Géré par son Institut pour la recherche, il est dirigé par l’association Zoein France en partenariat avec la Fondation Zoein. Son objectif est d’analyser l’articulation entre les droits de la nature et la gouvernance territoriale de l'eau à partir de plusieurs initiatives en France et en Europe (Lagune de Mar Menor, Marais de Bourges, Assemblée Populaire du Rhône, réflexion sur les forêts primaires en Europe).
Les travaux de recherche participent à soutenir l'émergence de nouvelles manières de se représenter la nature comme « commun » et les nouvelles formes politiques et institutionnelles qui en émergent. Ils visent ainsi à documenter et à travailler avec les acteurs engagés vers de processus de transformations des politiques publiques dans un contexte de basculements majeurs et d’urgence écologique". Le programme de recherche est co-dirigé par Dominique Bourg, Prof. philosophie politique de l’écologie et coordonné par Caroline Lejeune, philosophe et politiste. Sur Mar Menor, il bénéficie de la participation active de Thomas Fabre sur le terrain.
L’association Zoein France est le relais en France de la Fondation d’utilité publique de droit suisse Zoein. Elle travaille sur la mise en œuvre d’expérimentations territoriales et explorent de nouveaux systèmes socio-économiques et démocratiques axés sur les enjeux écologiques et la réduction des inégalités sociales.
Plus d’informations sur :
- Zoein
- Les droits de la nature
Voir également le décryptage de Marine Calmet, présidente de l'association Wild Legal : La Cour Constitutionnelle espagnole consacre les droits de la nature et repousse les assauts de l’extrême droite
Références
[1] Voir en particulier en France, le programme de l’association « Wild Legal » et les travaux de l'Assemblée populaire du Rhône porté par l'association Id.eau.
[2] Christopher Stone, « Should Trees Have Standing? Towards Legal Rights for Natural Objects », Southern California Law Review, 1972; Traduction française: Christopher Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider? Vers la reconnaissance de droits juridiques aux objets naturels, Le passager clandestin, 2017.
[3] Routley Richard Sylvan, A-t-on besoin d’une nouvelle éthique, une éthique environnementale ? Paris, PUF, 2019, pp.19-54 (introduction et commentaire réalisés par Gérald Hess, MER, Université de Lausanne)
[4] Dominique Bourg, Vers une démocratie écologique, le citoyen, le savant, le politique, Paris, Puf, 2010 ; Schlosberg D., Backstrand K., Picjering J., Reconciling Ecological and Democratic Values : Recent Perspectives on Ecological Democracy, Environmental Values, vol. 28, n°1, pp.1-8. DOI: 10.3197/096327119X15445433913541
[5] Ashish Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria, Alberto Acosta, Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, Marseille, Wildproject, 2022
[6] Dominique Bourg, Vers une démocratie écologique, le citoyen, le savant, le politique, Paris, Puf, 2010
[7] Voir le rapport de l’Institut espagnol d’océanographie (IEO) rédigé en 2016 : https://www.ieo.es/documents/10640/38594/NP_281116_situacionpraderas.pdf/b86fa5ef-c6d1-4a3b-a766-a0ca35223a3c.
[8] Loi 19/2022, notée dans la suite de l’article Loi Mar Menor, à ne pas confondre cependant avec les autres réglementations environnementales de la lagune adoptées à échelles nationale ou régionale. La Loi 19/2022, dans sa version espagnole originale, est consultable au lien suivant : https://www.boe.es/buscar/doc.php?id=BOE-A-2022-16019.
[9] Voir l’utile décryptage de la Loi réalisé par l’association Wild Legal en 2022: https://www.wildlegal.eu/post/decryptage-mar-menor-la-lagune-espagnole-et-ses-nouveaux-droits.
[10] Propos recueillis le 21 octobre 2022 par Claire Legros dans un entretien pour le journal Le Monde : LEGROS Claire, “Maria Teresa Vincente Giménez : ‘La loi sur la Mar Menor montre qu’accorder une personnalité juridique à un écosystème en Europe est possible’”.
[11] Voir l’ouvrage collectif coordonné par l’association Alianza Mar Menor : Relatos de mi infancia en el Mar Menor (2023).
[12] Voir les rapports du ministère de la transition écologique espagnol : https://www.miteco.gob.es/es/ministerio/planes-estrategias/mar-menor/marco-actuaciones-prioritarias-2024.html
[13] Un projet de décret d’application, ouvert aux commentaires publics, était disponible à cette adresse : https://www.miteco.gob.es/es/ministerio/servicios/participacion-publica/rd_desarrollo_parcial_ley_19_2022.html. Il n’est cependant pas certain que le décret finalement promulgué suive ce premier projet.
[14] Voir à ce sujet notamment le très informé ouvrage de Pablo Rodríguez Ros : El Mar que muere (2023).
[15] De premières améliorations ont déjà été observées, mais il est encore difficile de les attribuer à une cause déterminée et d’assurer leur pérennité. Voir par exemple : https://www.laopiniondemurcia.es/comunidad/2024/08/13/mar-menor-vegetacion-marina-106952943.html.