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En mai 2019, la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a publié un rapport mondial confirmant le « déclin alarmant de la biodiversité » : plus d’un million d’espèces sont en effet menacées d’extinction.
Figure 1 - La perte de biodiversité est bien documentée et la situation est plus qu’alarmant
Note de lecture : en 2010 les écosystèmes avaient déjà décliné et se trouvaient à 68 % de biodiversité restante, en dessous de la limite de 72% au-delà de laquelle l’intégrité fonctionnelle n’est plus assurée. L’objectif de l’accord de Kunming-Montréal est de cesser l’érosion d’ici 2030.
Pour répondre à cet enjeu majeur, 188 gouvernements se sont réunis à Montréal en décembre 2022 à l’occasion de la COP15[1]. Ils ont abouti à un accord historique sur la biodiversité (accord de Kunming-Montréal), adoptant un cadre mondial pour enrayer le déclin de celle-ci et la restaurer d’ici 2030. Plus particulièrement, la cible 15 de l’accord encourage les grandes entreprises et institutions financières à évaluer de manière transparente leurs risques, leurs dépendances et leurs impacts sur la biodiversité. Les réglementations européennes (SFDR, CSRD, taxonomie) et françaises (Article 29 de la Loi énergie climat et la Stratégie Nationale Biodiversité 2030) vont dans le même sens.
L’analyse des pratiques de plusieurs institutions majeures spécialisées dans le financement de projets permet de souligner les initiatives et bonnes pratiques pour mesurer l’empreinte et collecter des données autour de la biodiversité. Un benchmark a été réalisé sur plusieurs entreprises et institutions dont l’activité et la taille sont comparables à la Caisse des Dépôts : la Cassa Depositi et Prestiti, l’Agence française de développement (AFD), la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW), le Crédit Agricole et Actiam. Le sujet biodiversité y est monté en puissance ces dernières années grâce à une formalisation plus poussée, et un travail actif sur les données. Un certain nombre de bonnes pratiques et de pistes s’en dégagent, comme la vérification des résultats des engagements biodiversité avant l’octroi de financements ; ou la définition de nouveaux indicateurs tels que : la superficie de forêts protégées, le nombre de résolutions d’actionnaires votées en lien avec l’eau, le plastique, ou la biodiversité de manière générale. Il apparaît en revanche que les engagements chiffrés sont encore rares, à l’exception notable de l’engagement de l’AFD de consacrer 1Md€ au financement de la biodiversité d’ici 2025.
Zoom : les engagements biodiversité du groupe Caisse des Dépôts
Publiée en 2022, la politique biodiversité du Groupe s’articule autour de 4 axes :
1) Mesurer l’empreinte et les risques biodiversité :
2) Réduire les impacts directs et indirects négatifs. Parce que l’effondrement du vivant est la résultante des impacts de nos sociétés humaines, la réduction de ceux-ci est une priorité.
3) Accroître les impacts directs et indirects positifs. Il est possible de développer ou de contribuer à des solutions positives pour la biodiversité.
4) Contribution à la recherche, à la formation et à la sensibilisation. Les enjeux relatifs à la biodiversité sont encore à explorer et à transmettre.
L’objectif de cette mission d’évaluation des impacts de la Banque des Territoires[2] est d’anticiper les obligations réglementaires et d’obtenir une première mesure de son empreinte biodiversité, qui pourra constituer une situation de référence lors de l’établissement d’une trajectoire de réduction des impacts.
Comme la plupart des activités économiques, celles qu’elle finance ont un impact sur la biodiversité. Celui-ci est souvent négatif (artificialisation des sols, consommation de ressources, participation au changement climatique, pollution) mais parfois aussi, positif (renaturation, actions de préservation…). Pour estimer ces impacts, des outils spécifiques doivent être déployés, comme le Global Biodiversity Score (GBS) développé par CDC Biodiversité[3].
Zoom : le Global Biodiversity Score développé par CDC Biodiversité
Le GBS permet de fournir une mesure d’empreinte biodiversité, c’est-à-dire une estimation des impacts exercés par les activités d’une entreprise sur les écosystèmes. Cet impact est exprimé en MSA.km². La MSA (Mean Species Abundance) est l’abondance moyenne des espèces, une mesure exprimée en pourcentage et caractérisant l’état des écosystèmes. Les valeurs de la MSA varient de 0 % à 100 %, où 100 % représentent un écosystème vierge ou intact.
Un impact de 1 MSA.km²
équivaut à
la destruction de 1km² de surfaces naturelles non perturbées
Exemple : Conversion d’une forêt naturelle en forêt de plantation sur 100km²
Le GBS propose également une évaluation des dépendances aux services écosystémiques via un score de dépendance en pourcentage, pour lequel 100 % représente une dépendance très forte et 0 % aucune dépendance connue.
Pour plus d’information sur le GBS, voir Le Global Biodiversity Score
Au cours du premier semestre 2023, la mission réalisée par CDC Biodiversité et Deloitte a consisté en la mesure de l’empreinte biodiversité, la réalisation de stress tests, et la réflexion sur des indicateurs de pilotage pertinents en matière de biodiversité.
1. la mesure de l’empreinte, était une évaluation quantitative de l’impact et de la dépendance à la biodiversité des projets financés, complétée par des éléments qualitatifs issus d’entretiens. Cette approche a été réalisée en « double matérialité », c’est-à-dire en prenant en compte l’impact sur la biodiversité, mais aussi à l’inverse sa dépendance aux services offerts par les écosystèmes. Les résultats de la mesure d’empreinte montrent que l’ensemble du portefeuille de financements de la Banque des Territoires[4] a engendré une empreinte cumulée négative[5] de 9 300 MSA.km², c’est-à-dire l’équivalent d’une destruction complète de 9 300 km² d’écosystèmes non-perturbés, soit la surface de l’île de Chypre. Ce résultat s’explique notamment par la part importante des activités immobilières dans ses financements, ce qui constitue un levier important sur le calcul du GBS. En dynamique, c’est-à-dire en ne prenant en considération que les impacts additionnels sur l’année de l’exercice, cette destruction (en « impact terrestre ») équivaut à 130 MSA.km² (soit la surface des villes de Hyères ou de Montauban). Ces estimations sont surtout importantes en ce sens qu’elles fournissent un premier point permettant de définir une trajectoire cible pour l’institution, calée sur celle de la COP 15 de Kunming-Montréal (cf. Figure 1).
Figure 2 - Résultats de la mesure d'empreinte de la Banque des Territoires
2. L’étape, dite de stress test consistait à évaluer l’impact de la dégradation de la biodiversité sur le portefeuille d’investissement et de prêts, et plus globalement l’impact sur la performance de la BDT. Le principe de stress test biodiversité est le même que pour les exercices de stress tests climatiques : les risques financiers et opérationnels sont mis à l’épreuve de différents scénarii qui simulent des conditions dégradées. Ces stress tests comportaient deux volets : l’analyse du risque physique, i.e. quelle perte de chiffre d’affaires des contreparties de la BDT entraînerait une dégradation massive du vivant ? ; et l’analyse du risque de transition, i.e. quelle charge supplémentaire pourrait être affectée aux contreparties de la Banque des Territoires ou à elle-même, s’il leur était imposé d’assumer seules la charge financière de la restauration des écosystèmes dégradés ?
Premièrement, pour le risque physique, dans le scénario « Trajectoire centrale mondiale » d’une perte tendancielle de biodiversité (qui suit l’évolution observée de la biodiversité), les simulations suggèrent un manque à gagner d’ici 2030 de 3 % du chiffre d’affaires généré par les investissements et les prêts (cf. figure 3 ci-dessous). En cas d’effondrement de la biodiversité, la baisse serait beaucoup plus massive.
Par ailleurs, le risque de transition pourrait faire reposer sur les contreparties de la Banque des Territoires un risque financier, estimé à plus de 8 Md€ [6]à l’horizon 2030 si la renaturation ou l’alignement strict des projets étaient rendus obligatoires. (cf. figure 4 ci-dessous).
Figure 3 - Le « risque physique » : La dégradation de la biodiversité, causée par les activités humaines, risque d’altérer les activités économiques
Figure 4 - Le « risque de transition » peut être réputationnel, réglementaire ou de marché. La nécessaire transition écologique pourrait affecter les entreprises dont le business model n’est pas compatible avec les exigences d’une économie préservant la biodiversité
La mission a proposé un jeu restreint d’indicateurs qui visent à permettre le déploiement d’un tableau de bord pour un meilleur suivi de l’impact biodiversité. Ces indicateurs peuvent se répartir en deux catégories : transverses (par exemple la surface artificialisée occupée par les projets financés) et spécifiques à certains secteurs/domaines d’intervention (par exemple surface de production agricole ; ou tonnage de ciment utilisé).
Concrètement, une quinzaine d’indicateurs ont été définis[7]. Cette liste permet de compléter l’outil de « cotation extra-financière » déjà en place pour les investissements, jusqu’ici peu développé sur le volet biodiversité. En outre, des fiches méthodologiques ont été élaborées : pour chaque indicateur, elles détaillent son utilité et les informations nécessaires à sa collecte et son calcul. De plus, ces fiches expliquent le lien avec le calcul de l’empreinte biodiversité et le GBS, mais aussi avec les référentiels existants (taxonomie, CSRD, TNFD et GRI).
Figure 5 - Indicateurs transversaux utiles pour la mesure de l'empreinte biodiversité
Note de lecture : tous ces indicateurs peuvent être utilisés dans le cadre d’une mesure de l’empreinte biodiversité des activités de l’institution concernée. Pour certains indicateurs difficiles à collecter, des proxys peuvent être adoptés. Ainsi, les indicateurs sectoriels de tonnages de matières premières utilisés peuvent être approchés par des quantités achetées en euros.
Figure 6 - Indicateurs sectoriels utiles pour la mesure de l'empreinte biodiversité
Note de lecture : tous ces indicateurs peuvent être utilisés dans le cadre d’une mesure de l’empreinte biodiversité des activités de l’institution concernée. Pour certains indicateurs difficiles à collecter, des proxys peuvent être adoptés. Ainsi, les indicateurs sectoriels de tonnages de matières premières utilisés peuvent être approchés par des quantités achetées en euros.
L’évaluation réalisée propose 6 grands chantiers stratégiques liés à la biodiversité qu’il conviendra de mener pour adapter la stratégie de l’institution et piloter sa trajectoire d’impact :
La figure ci-dessous classe par ordre de priorité et complexité les différents chantiers à mettre en œuvre.
Figure 7 - Plan opérationnel : articulation entre complexité et échéances
Ce type de démarche donne les clés pour réfléchir à la trajectoire de l’impact des flux financiers sur le vivant, et permet aux institutions financières et aux entreprises plus généralement d’envisager de s’outiller pour réduire leur empreinte. Ce travail contribue à la mise en œuvre de la promesse d’accompagner la transformation écologique dans les territoires en faisant émerger des projets bénéfiques pour la préservation de la biodiversité.
[1] La COP 15 devait initialement se tenir à Kunming, en Chine et a finalement été présidée par la Chine et accueillie par le Canada à Montréal.
[2]Le département des finances de la Banque des Territoires, commanditaire de l’étude, a travaillé avec les équipes des directions de l’investissement, des prêts, du réseau, des clientèles bancaires et de la stratégie digitale.
[3] Celui-ci est déjà utilisé au sein de la Caisse des Dépôts, notamment par la direction des gestions d’actifs (via la base de données BIA-GBS, créée en partenariat entre CDC Biodiversité et Carbon4 Finance).
[4] Portefeuille d’investissements en fonds propres et capital restant dû des prêts de la Banque des Territoires, au 31/12/2022.
[5] Le GBS distingue les « impacts dynamiques », qui sont des gains ou pertes périodiques, c’est-à-dire des flux de nouveaux impacts survenant au cours de la période évaluée, et les « impacts statiques », qui sont des impacts négatifs cumulés, définis de sorte que la somme de la biodiversité restante (impacts positifs cumulés) et des impacts négatifs cumulés exprimés en pourcentage, soit égale à 100 %.
[6] Ce montant a été évalué en ne considérant que les impacts dynamiques, c'est-à-dire que les réparations ne toucheraient que les nouveaux impacts, sans rétroactivité entre 2022 et 2030.
[7 Le choix de ces indicateurs a été précédé d’une étude de faisabilité réalisée auprès des métiers pour s’assurer des possibilités de collecte de l’information.