La vallée de la Drôme est identifiée et reconnue pour sa rivière sauvage préservée et comme un territoire pionnier de l’agriculture biologique. Ses acteurs se sont rassemblés il y a 20 ans derrière le terme Biovallée, évoquant à la fois le territoire, son projet de développement humain durable et une association territoriale multi-acteurs. Ils explorent aujourd’hui de nouvelles manières d’être en relation avec le vivant. Mais comment mettre les liens au vivant au cœur d’un projet de transformation territoriale ?

Un lien au vivant inscrit dans l’histoire du territoire

La vallée de la Drôme est un territoire unique par son histoire. La tradition d’accueil de ce regroupement de trois communautés de communes (Val de Drôme, Crestois et pays de Saillans, Diois) y est pour beaucoup : des populations diverses, souvent réfugiées ou en quête d’une nouvelle vie, sont venues au fil des siècles, évitant la désertification des villages et stimulant l’économie, la vie sociale et culturelle locale.

La force de la vallée de la Drôme, c’est aussi la qualité de son environnement et la capacité de la société civile locale à en prendre soin. Ensemble, les collectivités, les entreprises et les habitants ont agi pour rendre la rivière Drôme baignable et attractive. En 20 ans, la rivière s’est transformée. Elle reste ainsi une des dernières rivières sauvages d’Europe. Les loutres et les castors se sont installés à nouveau. Des activités touristiques se sont développées. Les acteurs ont par ailleurs promu une agriculture locale respectueuse des sols et de la biodiversité et les circuits courts alimentaires[1]. Le territoire concentre aujourd’hui une proportion de cultures en agriculture biologique parmi les plus importantes en France, avec 45% des surfaces agricoles labellisées bio. Le développement de la filière des plantes aromatiques et médicinales est un autre exemple du dynamisme de ce territoire. Avec, depuis longtemps, le vivant au cœur des projets locaux.

L’émergence d’un terme rassembleur : Biovallée, la vallée du vivant

C’est sur cette force et cette vitalité qu’a pris corps le projet Biovallée au tournant des années 2000. Il vise à atteindre l’autonomie énergétique, développer l’agriculture biologique et l’agroécologie, transformer nos habitudes de consommation vers plus de sobriété ou encore réduire nos déchets et nos déplacements. En somme, c’est une approche globale pour développer une économie locale et durable où s’inventent de nouvelles façons de vivre qui préservent les ressources naturelles et assurent l’accès aux services essentiels pour tous les habitants.

Fort de cette ambition partagée, le territoire a mobilisé des financements exceptionnels, avec le Grand Projet Rhône-Alpes Biovallée (10 millions d’euros de subventions régionales entre 2009 et 2014) puis le Territoire d’innovation Biovallée (5,7 millions d’euros de subventions et des aides à l’investissement de l’Etat entre 2020 et 2027). Ces financements ont permis l’émergence et la réalisation d’un nombre considérable de projets portés par les collectivités, les associations et les entreprises locales.U

Vers une nouvelle étape du projet territorial Biovallée

Le bio, dans Biovallée, vient de bios, la « vie » en grec. Biovallée signifie donc littéralement : la vallée du vivant. Quand on interrogeait son fondateur sur l’origine de Biovallée, Thierry Geffray[2], ancien président de la communauté de communes du Diois disait avec malice : « Biovallée est devant nous ». En effet, ce qui porte Biovallée jusqu’à maintenant, c’est la notion de pacte écologique : vivre et habiter le territoire en précaution des ressources et des sols. Selon l’idée du contrat naturel proposée par le philosophe Michel Serres, il ne s’agit plus seulement d’habiter le territoire en précaution, mais aussi d’être habité par le territoire. « Nous sommes le monde, nous fonctionnons comme le monde, mais nous semblons l’avoir oublié. Il faudrait remettre le monde et la nature dans nos pensées »[3], disait-il. Illustrons par un exemple le sens de cette bascule. Dans le pacte écologique, on choisit avec quels êtres vivants on veut vivre et lesquels on réintroduit : les bouquetins, les vautours, etc. Le contrat naturel signifie d’accepter la manière d’être vivant d’autres représentants qui arrivent, comme le loup ou le castor, et de s’y ajuster. En conséquence, tout ce que l’humain fait, il doit le faire dans une présence juste par rapport aux autres vivants. Cela embarque plus largement notre relation à la rivière, aux sols et aux paysages. L’échelle territoriale est la bonne échelle pour commencer à être habité par la terre, de manière respectueuse.

Explorations culturelles sur notre relation au monde

Évidemment, transformer notre relation au monde n’est pas une mince affaire. L'acceptabilité culturelle d’une telle innovation, à l’échelle d’un territoire, nécessite d’avancer pas à pas et de s’incarner dans le réel. Plusieurs acteurs de Biovallée explorent, testent et transmettent de nouvelles manières de faire.

Le géographie Eric Julien avec les Kogis © Tchendukua

En tant que peuple racine riche d’une histoire multi-millénaire, les indiens Kogis de la Sierra Nevada (Colombie) sont détenteurs d’une grande sagesse et de connaissances utiles pour le monde d’aujourd’hui. C’est autour de cette idée qu’Eric Julien a fondé, avec Thierry Geffray, l’École pratique de la nature et des savoirs[4]. Cet écosystème créé pour favoriser la reconnexion au vivant rassemble une école primaire, une ferme-école permacole et agroécologique et un lieu d’accueil et d’immersion nature. Les Kogis y viennent régulièrement pour échanger et partager leur vision du monde et leurs pratiques. L’association Biovallée a profité de leur passage dans le Diois en octobre 2023 pour organiser une conférence à laquelle 200 personnes ont participé.

En 2018, le Territory Lab[5] a structuré une offre de transmission pour découvrir le biomimétisme territorial, ou comment s’inspirer des principes du vivant au service des territoires, à partir de l’expérience de la vallée de la Drôme et de son projet Biovallée. Fruit d’un partenariat avec la Dreal Auvergne-Rhône-Alpes et le Cerema, une recherche-action en a découlé les années suivantes. Elle s’est interrogée sur une nouvelle manière de faire émerger et d’accompagner les projets de territoire.

En lien avec le Territory Lab, l’association Biovallée a abordé la place des non-humains dans la gouvernance des territoires lors d’une conférence organisée en juin 2021. Deux expériences ont illustré les nouvelles voies possibles : celle du Parlement de Loire qui oeuvre « pour la reconnaissance des voix et des droits de Loire »[6], et celle du Whanganui, fleuve néo-zélandais doté d'une personnalité juridique et de représentants[7]. L’association Biovallée a poursuivi ses investigations sur la personnalité juridique de la nature[8]. Et si on montrait l’exemple ? L’association souhaite enrichir sa gouvernance et prévoit l’introduction d’un cinquième collège (en plus des collectivités, entreprises, associations et habitants), qui donnerait une voix aux non-humains. Il reste un bout de chemin à parcourir pour que cette idée se concrétise, mais l’intention est confirmée.

Régénérer l’eau, les sols et la biomasse

Mais revenons plus près de la terre. Le territoire fourmille d’initiatives concrètes s’appuyant sur les principes de la permaculture :

La pépinière des Alvéoles dans la Drôme © Les Alvéoles.jpg

Les Alvéoles[9] propose un centre de formation, un bureau d’étude et une pépinière en agroforesterie ; le Permalab[10] accompagne et réalise des projets en agriculture et hydrologie régénératives ; Samuel Bonvoisin[11] sème sa conférence « Et si on cultivait l’eau ? » partout en France. Forts de leur synergie, ces acteurs ont fondé l’association nationale Pour une hydrologie régénérative[12], qui vise à repenser la gestion de la ressource en eau en s'appuyant sur la nature et le respect des sols. Marc-Antoine Forconi, agriculteur, référent écosystème et paysages régénératifs au GAEC de Montlahuc[13], expérimente de son côté la cohabitation avec le castor en faveur de la réhydratation de ses parcelles. Le centre agroécologique des Amanins[14] stimule les coopérations entre ces acteurs locaux.

Mais l’action en la matière n’est pas qu’une affaire de pionniers isolés. Le syndicat de la rivière Drôme[15] fait des solutions fondées sur la nature[16] une priorité pour son futur schéma d’aménagement et de gestion des eaux. La communauté de communes du Val de Drôme[17] travaille à la restauration de la trame turquoise d’une plaine agricole drainée par l'aménagement d'un réseau fonctionnel de 14 km de haies et de 14 mares. Bioline Agrosciences[18] produit et commercialise une large gamme de solutions de lutte biologique qui sont utilisées pour le contrôle des insectes nuisibles dans les cultures. Le monde de la recherche est également impliqué. Le FiBL France[19], institut de recherche pour l’agriculture biologique, est l’ambassadeur d’un « laboratoire vivant » dans le val de Drôme, pour favoriser le changement de pratiques et reconquérir la santé des sols agricoles. La Société de mathématiques appliquées et de sciences humaines (SMASH[20]) organise des conférences locales qui permettent le dialogue avec le public et les chercheurs qui s’intéressent à la Biovallée. L’association Biovallée, par son pôle des savoirs, œuvre également en ce sens sur les thèmes de l’eau, des sols et de la biodiversité.

Biovallée, la vallée du vivant, est devant nous

Biovallée est forte de ses ancrages : son histoire territoriale et ses dynamiques multi-acteurs, son ouverture culturelle et relationnelle à celles et ceux et ce qui nous entourent, ou encore les nombreuses initiatives de ses acteurs en faveur du vivant. Elle explore désormais les possibles recompositions de notre rapport individuel et collectif au vivant. Loin d’être seulement une idée, la vallée du vivant se traduit petit à petit dans une nouvelle manière d’habiter le territoire et de penser les transformations territoriales.

Demain, le bassin de la rivière Drôme sera certainement doté d’un outil de simulation dynamique[21]. Des chercheurs évalueront la santé commune[22] et le capital naturel[23] de la vallée afin d’outiller la gouvernance de la transition écologique. Des acteurs du territoire proposeront de mettre la régénération écologique au cœur du projet. De nombreuses pistes sont encore à explorer et concrétiser, avec et pour les acteurs locaux, qu’ils soient humains ou autres qu’humains.

Pas de doute, Biovallée, la vallée du vivant, est devant nous !

 

Notes et références

[1] Pour plus d’informations, consulter : Delclaux J. (2024) Transition agroécologique dans la vallée de la Drôme, le regard du monde de la recherche sur 50 ans de trajectoire, Pôle des savoirs, Association Biovallée, 44p.

[3] Cité dans Julien E. (2022) Kogis, le chemin des pierres qui parlent, Actes Sud, 304p.

[5] Pour en savoir plus sur le Territory Lab : https://territory-lab.com/

[6] Plus pour d’informations sur la reconnaissance des voix et des droits du fleuve Loire, consulter le site du collectif Vers un parlement de Loire.

[7] Pour en savoir plus sur la reconnaissance des droits du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande, consulter la note Fleuve Whanganui (Nouvelle-Zélande) rédigée par Notre affaire à tous.

[8] Reynet N. (2023) Note de contextualisation de la question de la reconnaissance de la personnalité juridique de la nature et de la représentation de sujets non humains dans le contexte international et en France, Association Biovallée, rapport de 17p.

[16] Les solutions fondées sur la nature utilisent la puissance des écosystèmes naturels sains pour protéger les personnes et garantir un avenir stable et riche en biodiversité, définition de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

[21] La SMASH et son réseau de chercheurs préfigurent actuellement le développement d’un « jumeau numérique » de l’eau pour la vallée de la Drôme.

[22] La « santé commune » prend en compte la santé humaine, sociale et des milieux naturels. La santé humaine n’est donc plus décorrélée de celle du vivant non-humain. Un projet de recherche porté par l’Université Lyon 1 commencera prochainement sur ce sujet en Biovallée.

[23] L’Institut Michel Serres prévoit de réaliser une évaluation du capital naturel de la Biovallée pour calculer la valeur écologique des différents écosystèmes.