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CD'enjeux

22 jan. 2024

Inégalités et neutralité carbone : comment s’engager en faveur d’une transition juste ?

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Après avoir formellement adopté en mars 2020 un objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, les Etats européens ont adopté des plans de relance dans lesquels la lutte contre le changement climatique est un objectif clairement affiché. L'Union européenne a annoncé en septembre 2020 l'émission de 225 Mds€ d'obligations vertes pour financer sa relance, soit 30 % du budget total déployé pour faire face aux conséquences de la crise du coronavirus. La France s'est également fixée pour objectif de "devenir la première grande économie bas carbone d'Europe avec 30 Mds€, sur l'enveloppe globale de son plan de relance 2020, consacrés à quatre secteurs prioritaires : la rénovation énergétique des bâtiments, les transports, la transition agricole et l'énergie. Ces investissements permettront à la France de se développer en adoptant une croissance durable et équitable " [1]. La Chine, quant à elle, a annoncé fin septembre 2020 un objectif de neutralité carbone au plus tard en 2060. Ces plans de relance reposent sur le postulat selon lequel " une qualité de l'air plus propre, une eau plus saine, une gestion efficace des déchets et une meilleure protection de la biodiversité non seulement réduisent la vulnérabilité des communautés aux pandémies et améliorent la résilience, mais ont le potentiel de stimuler l'activité économique, de générer des revenus, de créer des emplois et de réduire les inégalités "[2].

Mais l’objectif de neutralité carbone des Etats, et les investissements verts qu’il nécessite pour y parvenir peut-il effectivement être considéré comme une source de revenus plus élevés, de création d'emplois et de réduction des inégalités ?

Un impact ambigu de la RSE sur la politique salariale des entreprises

Figure 1 : Les pays ayant adopté des objectifs de neutralité carbone

Figure 1 : Les pays ayant adopté des objectifs de neutralité carbone

Source : Energy & Climate intelligence Unit

En se plaçant à l’échelle des entreprises, dans un article publié dans la revue scientifique Employee relations[3], nous analysons, à partir de données françaises, l’impact des stratégies environnementales et sociales (i.e. de la politique RSE) sur les salaires. La théorie économique ne prédit pas un lien univoque entre la RSE car les salaires, car les entreprises socialement responsables peuvent d’un côté vouloir attirer des employés par des  préoccupations éthiques et une culture d'entreprise verte, antinomique avec une motivation fondée uniquement sur des incitations salariales financières pures (induisant un lien négatif RSE-salaires). Mais d’un autre côté, les entreprises socialement responsables peuvent souhaiter au contraire associer RSE et salaires plus généreux dans le cadre de stratégies couplant performance environnementales et sociales ou d'enracinement managérial.

En nous basant sur des données françaises comprenant plus de 13 000 employés, nous montrons que la RSE a un impact ambigu sur la politique salariale des entreprises en fonction du type d'incitations monétaires et du statut des employés. Les entreprises plus vertes ont tendance à verser des primes salariales et d’intéressement moins élevées aux salariés non-cadres et plus élevées aux cadres (Crifo, Diaye, Pekovic, 2023).

Tableau 1 : RSE et primes salariales

Tableau 1 : RSE et primes salariales

Source : Crifo, Diaye, Pekovic (2023)

Cet effet négatif de la RSE sur les inégalités (d’emplois et de salaires) à l’intérieur des entreprises s’observe également à une échelle plus internationale.

Des inégalités salariales inter et intra qualifications

Dans un article publié dans la revue scientifique Environmental Modeling & Assessment[4], j’analyse notamment comment les stratégies d’innovation verte et la motivation des salariés pour occuper des postes dans les entreprises vertes impacte les inégalités inter et intra qualifications.

D’un point de vue théorique, je montre notamment que les politiques stimulant l'innovation verte, en augmentant le besoin de "main d'œuvre verte qualifiée", sont de nature à créer une pression à la hausse sur la demande de travailleurs verts et qualifiés. Si l'offre de main-d’œuvre n'augmente pas également, cet effet se traduira par une pression mécanique à la hausse sur l'inégalité salariale.

En examinant les données de plus de 2000 entreprises appartenant à l'indice MSCI ACWI IMI et appartenant aux pays les plus importants en terme de poids de marché dans cet indice (États-Unis , Japon , Royaume-Uni , Canada, Chine, France , Suisse, Allemagne, Australie, Pays-Bas, Suède, Danemark, Italie, Espagne, Israël, Belgique, Finlande, Norvège, Irlande, Autriche, Portugal[5]),  on observe que  l'inégalité entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés est d'autant plus élevée que le niveau de la main-d’œuvre verte est élevé, et que l'inégalité au sein des travailleurs qualifiés est d'autant plus élevée que la performance environnementale de l'entreprise est élevée.

Il est intéressant de noter également que plus les dépenses d'éducation sont élevées au niveau de l'entreprise, plus le niveau d'inégalité entre les compétences et à l'intérieur de celles-ci est faible.

Figure 2 : Emplois verts, performance environnementale, dépenses de formation et inégalités

Figure 2 : Emplois verts, performance environnementale, dépenses de formation et inégalités

Source : Crifo (2023)

Autrement dit, pour éviter que ces politiques d'innovation vertes ne soient "absorbées" par une augmentation des salaires et ne se traduisent simplement par une augmentation des inégalités, il est nécessaire de les accompagner de politiques de formation et d'éducation soutenues au niveau de l'entreprise. Comme le capital humain vert incorpore une composante essentielle spécifique à l'entreprise, c'est-à-dire non transférable, les dépenses des entreprises sont cruciales pour éviter l'augmentation des inégalités.

Cette analyse montre qu’un modèle de croissance tiré par l'innovation verte peut créer plus d'inégalités au sein des travailleurs qualifiés et entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés. La nécessité d'une transition "juste", c'est-à-dire équitable, met précisément l'accent sur la manière de lier ces deux dimensions dans le temps : surmonter les risques climatiques liés à la transition énergétique en créant de nouvelles opportunités économiques tout en préservant la justice sociale et en limitant les inégalités. Cette question est essentielle pour atténuer l'impact socio-économique de la transition pour les parties prenantes les plus exposées.

Figure 3 : Composition de l’indice MSCI ACWI

Figure 3 : Composition de l’indice MSCI ACWI

Source : www.msci.com/acwi

 

L’Institut pour la recherche est partenaire de la Chaire FDIR et participe à sa gouvernance. L’Initiative de Recherche FDIR mène des recherches autour de trois thèmes principaux : l’évaluation des performances et des risques ESG à long-terme, la gouvernance d'entreprise et l’engagement des actionnaires

Notes

[3] Crifo, P., Diaye MA., Pekovic, S. 2023. Wages and Corporate Social Responsibility: Entrenchment or Ethics? Employee relations, doi 10.1108/ER-03-2022-0154.

[4] Crifo, P. 2023. Green human capital , innovation and growth. Environmental Modeling and Assessment. https://doi.org/10.1007/s10666-023-09948-4.

[5] Voir détail de l’indice en  Figure 3.