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Dans son dernier Dossier « Accompagner la transition agroécologique », publié en février dernier, la Mission Économie de la Biodiversité cherche à démontrer l’impérieuse nécessité de considérer la biodiversité et sa préservation comme prérequis agricole fondamental. De manière sous-jacente, l’agroécologie en tant qu’approche interdisciplinaire et intégrée des milieux agricoles reposant sur la préservation des fonctions écosystémiques (David et al., 2012) mais aussi leur optimisation constitue une réponse efficace aux enjeux posés par la crise ukrainienne et avant elle par la crise sanitaire.
La crise sanitaire des deux dernières années avait engagé un certain nombre de réflexions et de travaux sur le monde post-covid. Représentant des chocs, et initiant des changements plus ou moins durables, les crises révèlent souvent certaines vulnérabilités de nos sociétés. La crise sanitaire par ses causes avait notamment sensibilisé un certain nombre d’acteurs et de citoyens sur les interactions entre santé humaine et biodiversité. Elle avait ainsi rendu nécessaire un changement de paradigme permettant de considérer pleinement les contributions de la nature aux sociétés, c’est-à-dire les bénéfices directs et indirects des services écosystémiques [1]. Publiant 35 propositions, la Mission Économie de la Biodiversité s’était employée en juin 2020 à dessiner un monde post-covid intégrant pleinement la nature dans « un modèle de société durable, résilient et solidaire ».
Revenant sur le système agroalimentaire dominant et non soutenable et le rôle important des milieux agricoles dans la restauration de la diversité biologique, la connectivité des écosystèmes et la fourniture des services environnementaux, certaines de ces propositions s’attachaient à promouvoir la transition agroécologique. Permettant d’assurer des formes de résiliences alimentaire territoriale, de réduire les dépendances aux importations, à la demande extérieure et aux pertes de rendement à l’hectare (Le Naire et Dufumier, 2019 ; CDC Biodiversité, 2020), la transition agroécologique répondait à des enjeux posés par la crise sanitaire :
La crise de la COVID avait mis en exergue la crainte des ruptures d’approvisionnements, la dépendance accrue aux denrées importées ou à la main d’œuvre saisonnière venue d’autre pays (Sénat, 2021). Elle avait aussi montré une attention croissante aux produits alimentaires locaux et durables de la part des consommateurs, des acteurs économiques et associatifs et des pouvoirs publics (CGAAER, 2021). À juste titre, la notion de « souveraineté alimentaire » avait donc été mise en avant par les acteurs du secteur agroalimentaire et les ministres de l’agriculture successifs Didier Guillaume puis Julien Denormandie. Au carrefour d’enjeux d’indépendance économique et de renouvellement des générations d’agriculteurs français, mais aussi d’enjeux sanitaires et environnementaux, la souveraineté alimentaire avait eu son Grand rendez-vous consacré en mai 2021[2], lors de la semaine de l’agriculture française afin de tirer des enseignements de la crise sanitaire et lutter contre la fragilisation de secteurs agricoles (viande bovine, volailles, fruits et légumes).
Celle-ci a resurgi brutalement face aux conséquences internationales de la hausse des prix du blé, du colza, du tournesol et du maïs à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et de l’interruption des exportations de céréales et d’oléagineux depuis l’Ukraine. Déjà en hausse depuis la crise du covid-19, la tonne de blé se négociait avant février à 300€/T (contre 150€/T en 2019) pour atteindre plus de 400€/T au début de la guerre en Ukraine [3]. Les céréaliers français pourraient bénéficier de ces hausses, et la France, demeurant encore aujourd’hui le premier producteur européen de céréales, reste peu exposée aux risques d’approvisionnement en céréales destinées à l’alimentation humaine (céréales dites de « panification »). La crise ukrainienne fait néanmoins peser des risques de déstabilisation sur certaines filières, tant à l’échelle française qu’à l’échelle européenne.
En France, l’indépendance en matière de production céréalière pour le marché intérieur reste limitée. Très consommatrice de graines, farines et oléagineux, la filière de l’élevage est exposée à la contraction des volumes d’importation et à la hausse des prix, d’autant plus que le coût de l’alimentation animale constitue déjà une part importante des coûts de production des élevages de bovins, de porcins et de volailles. Une telle situation engendrera nécessairement une perte de rentabilité et exposera une fois encore, malgré la loi EGALIM 2, les revenus des éleveurs ou leur compétitivité face aux importations. La disponibilité de protéines destinées à l’alimentation animale et leur coût révèlent la profonde dépendance de certaines filières à des ressources non-territorialisées. Et même si des tentatives de diversification d’approvisionnement constituent une réponse à court-terme, elles ne manqueront pas d’entraîner des conséquences économiques non négligeables sur le coût de production de la viande (qui devra nécessairement être amorti soit en amont, soit en aval). Par ailleurs, les tentatives de diversification d’approvisionnement ou de substitution posent des problèmes de traçabilité et de transparence environnementale ou même de respect des cahiers des charges si l’on considère la seule difficulté d’approvisionnement en soja non-OGM dont s’alarme le président de Solteam, Laurent Houis [4].
À cette seule dépendance à l’importation pour une filière s’ajoute la dépendance plus globale du secteur agricole aux intrants chimiques et aux énergies fossiles, elle aussi mise en exergue par la guerre en Ukraine. Les fertilisants azotés sont en effet fabriqués
à partir d’ammoniac, lui-même obtenu en combinant l’azote de l’air et l’hydrogène provenant du gaz naturel, dont la part représente 80% du coût de processus de production[5]. À l’augmentation des prix du gaz qui traduit une dépendance énergétique des pays européens à l’égard de la Russie, s’ajoute le seul fait que la Russie représente 24% des exportations mondiales d’ammoniac, et 40% des exportations mondiales de nitrate d’ammonium selon FranceAgriMer [6]. Là encore, la déstabilisation et les hausses des prix des ressources sur les marchés, dues aux trains de sanction internationales contre la Russie, pourraient bien sûr être contournées par la diversification des sources d’approvisionnement dans le monde lors des campagnes annuelles d’achat de fertilisants. De telles tentatives ne réduiraient pourtant pas l’incontournable dépendance du modèle agricole actuel à l’utilisation d’intrants produits à partir de ressources fossiles restant quoiqu’il arrive en quantité limitée, issues de pays étrangers pouvant eux-mêmes être sujets à des crises et dont l’utilisation a un coût environnemental majeur (CDC Biodiversité, 2022).
Ces dépendances traduisent l’impérieuse nécessité de considérer la souveraineté des modes de production agricoles du point de vue territorial et du point de vue environnemental. Les conséquences économiques de la guerre en Ukraine montrent que la performance du secteur agricole est conditionnée à la sécurisation de l’importation de ressources. Si les secteurs agricoles français et européens montrent leur vulnérabilité face à des risques d’ordre géopolitiques, ceux-ci auraient pu être d’ordre écologique. L’accélération de la relocalisation des approvisionnements conjuguée à la prise en compte des services rendus par les écosystèmes pour développer une agriculture plus résiliente constitue une réponse stratégique majeure dans un monde confronté à l’incertitude des crises auquel il fait face. Les modes de production et les pratiques agroécologiques accroissent la résilience sociale, économique et environnementale du système alimentaire en tant que celle-ci est définie par « la capacité d'un système à absorber une perturbation et à se réorganiser tout en conservant essentiellement les mêmes fonctions, la même structure et les mêmes boucles de rétroaction, et donc la même identité » (Walker et al., 2004). Les leviers techniques et conceptuels de l’agroécologie, couplés à une lutte accrue contre le gaspillage, au raccourcissement des circuits de transformation et même à une réflexion sur la part de protéines animales à l’assiette et à la réorientation de certaines filières de productions sous serres au profit de production de saison, constituent une réponse non négligeable pour assurer une meilleure souveraineté alimentaire basée sur les écosystèmes territoriaux aux échelles nationales et européennes.
Penser les enjeux environnementaux et les articuler avec d’autres enjeux, géopolitiques et sanitaires par exemple, sera décisif pour traiter la question écologique de manière cohérente. Cela permettrait notamment d’anticiper les crises, et de redynamiser nos modèles économiques sur la base d’objectifs sociaux et écologiques réduisant les phénomènes de dépendance (en approvisionnement, en énergie). Les travaux récents de l’IPBES rappelaient l’importance de penser l’érosion de la biodiversité non pas seulement du point de vue des facteurs de pression directs (changement d’usage des terres, surexploitation des ressources, pollution, etc.) mais aussi du point de vue des facteurs indirects (facteurs démographiques et socioculturels, conflits et épidémies, facteurs économiques et technologiques). À ce titre on peut notamment citer un de leurs constats bien établi scientifiquement selon lequel :
Des changements aussi radicaux dans les facteurs directs de la dégradation de la nature ne seront pas possibles sans un changement en profondeur répondant en même temps aux facteurs indirects à l’origine de cette détérioration [7].
Dès lors, il ne faut pas sous-estimer le traitement de la crise ukrainienne par les acteurs du monde agricole et les acteurs politiques dont les incidences seront décisives si ceux-ci n’accordent pas suffisamment d’importance aux conséquences environnementales des choix de réorientation stratégique du secteur agricole. Agissant comme facteurs indirects, la question de la souveraineté alimentaire, le phénomène de renchérissement des prix, la dépendance de la filière d’élevage aux importations ou même la dépendance des filières de production sous serre aux énergies fossiles, doivent être traités pour leur importance mais aussi dans l’optique d’une gestion durable des ressources. S’inscrire en faveur de modes de production plus agroécologiques permet d’agir de manière globale sur des indicateurs sanitaires et environnementaux (qualité des eaux, qualité des sols, production alimentaire plus saine, lutte contre le changement climatique, etc.). Cela permet aussi de renforcer la compétitivité du secteur agricole en réduisant ses dépendances aux intrants et aux pesticides, en accroissant les bénéfices liés à la préservation des services écosystémiques et en produisant de la valeur économique grâce au développement de la résilience des cultures à l’échelle locale dont l’excédent pourrait être exporté au profit d’autres territoires dans des logiques de solidarité par exemple. C’est le sens du modèle proposé par la figure ci-dessous :
Synergies et conséquences des choix de configuration de l’écosystème agricole (Source : CDC Biodiversité, 2022 adapté de Tibi, Thérond, 2017 ; EFESE, 2017 ; UICN, 2012)
Face à la vulnérabilité du secteur agricole et à la question alimentaire, un certain nombre de voix s’élèvent en faveur de la réaffirmation de « la mission nourricière » des politiques agricoles et la sécurisation de l’approvisionnement en quantité [8]. Ce renforcement de la production agricole pourrait malheureusement s’envisager au détriment d’un certain nombre d’ambitions environnementales [9] présentes dans la stratégie européenne « De la ferme à la fourchette » pour 2030, en matière d’abandon progressif des pesticides (-50%), de diminution de l’usage d’engrais (-20%), de diminution du recours à des antimicrobiens pour les animaux d’élevage (-50%) ou en matière d’accroissement des jachères ou de surfaces en agriculture biologique.
Ces ambitions à l’échelle européenne suscitaient déjà la défiance d’un certain nombre d’acteurs comme la fédération CropLife basée à Bruxelles « qui promeut les technologies agricoles telles que les pesticides et la biotechnologie végétale ». Celle-ci avait notamment financé une récente étude de l’université de Wageningue aux Pays-Bas consacrée aux impacts de cette stratégie européenne. Elle faisait état de conséquences économiques très défavorables sur le secteur agricole européen dans sa mise en œuvre (avec 10 à 20% de réduction de la production européenne en cultures annuelles) sans toutefois appréhender les effets des changements de pratiques agricoles en cohérence avec le changement du système alimentaire global. Le Monde [10] revenait récemment sur la défiance accrue de tels acteurs face à des objectifs de transition agroécologique qui représenteraient selon eux, une menace encore plus importante pour la souveraineté alimentaire européenne dans le contexte de la crise ukrainienne. Refusant de considérer que la durabilité environnementale augmente la résilience comme le plaide le commissaire européen à l’agriculture Janusz Wojciechowski, la FNSEA, principal syndicat agricole français, a notamment avancé que l’abandon progressif de produits phytosanitaires fragiliserait entre autres la productivité agricole.
Les objectifs de la stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » visent pourtant bien à réduire la dépendance du secteur agricole aux intrants chimiques et aux énergies fossiles, et invitent à reconcevoir plus globalement le système alimentaire. Néanmoins, la décrédibilisation de la stratégie européenne au profit de la défense de modèles productivistes qui s’industrialisent [11] pourrait avoir d’irrémédiables conséquences sur les écosystèmes, tout en accroissant la dépendance (et in fine, la vulnérabilité) du secteur aux intrants chimiques et aux engrais. Et si les efforts qui président à la mise en place d’une démarche de transition agroécologique à l’échelle nationale et européenne ne peuvent être immédiatement bénéfiques, il apparaît décisif de rappeler que le secteur agricole est autant source de pressions directes sur les écosystèmes qu’il est exposé aux conséquences de leur appauvrissement par des pertes de rendements, la modification de l’acidité des sols, la vulnérabilité des cultures face aux risques liés à la disparition des pollinisateurs ou la perte de biodiversité (CDC Biodiversité, 2022).
Enfin, dans un contexte socio-économique déjà difficile pour les exploitants agricoles, de telles déstabilisations pourraient accroître leur précarisation. Près de trois quarts des exploitants n’emploient aucun salarié, un agriculteur sur deux est âgé de cinquante ans ou plus (d’ici dix ans, la moitié seront retraités). En 2017, ils avaient été 20% à ne pas se verser de salaire portant ainsi le revenu mensuel moyen des non-salariés à 1390 euros net par mois (INSEE, 2019). Aussi, le dernier recensement Agreste faisait état d’une disparition de 20% d’exploitations sur la dernière décennie en raison des conditions socio-économiques des petites et moyennes exploitations. Le rachat des terres agricoles au profit de l’agrandissement d’exploitations pourrait donc conforter cette dynamique et s’accompagner de pratiques encore plus intensives et du renforcement des dynamiques d’homogénéisation des paysages aux conséquences majeures sur la qualité des écosystèmes et sur la biodiversité mais aussi sur la création de richesse territoriale (circuits-courts, consommation locale).
Traiter de souveraineté alimentaire ne peut donc s’envisager sans traiter de « souveraineté environnementale » et sans agir sur les dépendances et les impacts entre modèles agricoles et qualité environnementale des paysages.
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[1]En tant qu’avantage matériel ou immatériel que les sociétés retirent des écosystèmes.
[9] https://www.novethic.fr/actualite/environnement/agriculture/isr-rse/souverainete-alimentaire-la-guerre-en-ukraine-un-argument-pour-renier-les-objectifs-climatiques-de-l-union-europeenne-150638.html ; https://www.humanite-biodiversite.fr/articles/94393-guerre-en-ukraine-l-europe-acte-la-remise-en-culture-de-jacheres
[11] https://www.monde-diplomatique.fr/2022/02/LECLAIR/64330