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Le projet, porté par les associations La Cabane de la recherche, APPUII et l’association caritative Elancoeur, vise à aborder d’une manière nouvelle la création de valeur des associations caritatives dans les quartiers populaires. L’enquête d’expertise comptable qui a permis de chiffrer la valeur de l’activité de l’association, s’est doublée d’une autre enquête, dite « ethnocomptable », qui a cherché à comprendre ce qui a de la valeur pour les acteurs de l’association.

Une double enquête collaborative

En octobre 2022, les associations La Cabane de la recherche et Elancoeur lancent ensemble une recherche collaborative. La Cabane de la recherche est une association de chercheurs issus du laboratoire Mosaïques de l’Université Paris Nanterre qui cherche, dans une démarche de science collaborative, à mettre la recherche «au service de la société». L’association caritative Elancoeur, basée à Maurepas, a deux activités de distribution alimentaire hebdomadaires qui mobilisent une quarantaine de bénévoles réguliers et une trentaine ponctuels, au profit d’environ 200 migrants vivant dans un squat de Seine–Saint-Denis ainsi que130 habitants d’un foyer pour sans-abri dans les Yvelines. L’association assure, en sus, la livraison mensuelle de colis alimentaires auprès de 26 familles en difficulté des Yvelines. Ce travail associatif représente environ 19.000 repas et 300 colis livrés chaque année.

Cette recherche portant sur la valeur produite par l’activité d’Elancoeur est dite collaborative car, premièrement, l’objet de la recherche, la méthode, et le cadre de l’enquête de terrain sont coconstruits entre La Cabane et Elancoeur.  Ensuite, les analyses produites dans le cours de l’enquête sont diffusées et mises en débat avec l’association et ses acteurs, dans une démarche de production réflexive de connaissance sur l’objet de recherche. Et enfin, la recherche amène à une restitution en fin d’enquête , afin que le savoir scientifique produit aide avant tout les enquêtés à mieux connaître le sens de leurs actions.

L’enquête permet alors d’étudier de front deux questions complémentaires. D’un côté, Elancoeur a besoin de savoir quelle est la valeur de son activité caritative qui est basée sur le bénévolat et le don. Elle n’a pas les outils pour quantifier ses activités de distribution de nourriture et de vêtements, ainsi que ses activités de suivi social et de lutte contre l’exclusion. Les membres de l’association espèrent que la démarche et la rigueur scientifique donneront du crédit aux résultats, ce qui leur permettra d’atteindre des subventions publiques auxquelles ils n’arrivent pas encore à avoir accès (la part des subventions publiques représente seulement 4 % de leur budget en 2022).

D’un autre côté, David Frati, sociologue et membre de La Cabane de la recherche, poursuit ses études sur les rationalités économiques de la vie quotidienne avec cette enquête, qui permet d’étudier ce qui a de la valeur collectivement, pour un groupe, dans le cadre d’une activité caritative. Dans une démarche ethnocomptable, il s’agit d’étudier à quoi tiennent les gens et comment ils comptent ce qui compte pour eux.

Ainsi, les deux questionnements permettent d’évaluer l’action de l’association sur différents plans : selon une approche purement comptable, avec une estimation de la valeur produite, et selon une approche plus sociologique, avec l’étude du système de valeur collectif propre au groupe étudié (qu’est-ce qui a de la valeur ou n’en a pas, qu’est-ce qui est collectivement perçu comme bien ou mal, juste ou injuste, attendu ou inattendu…). Pour cela, nous avons réalisé une ethnographie au sein de l’association durant plusieurs mois. Dans une première séquence, d’octobre à décembre 2022, il a s’agit d’observer les activités de l’association (distributions, livraisons) du point de vue des bénévoles, en prenant part comme eux à la pratique de la vie de l’association. Lors d’une deuxième séquence d’un mois, en janvier 2023, nous nous sommes immergés de façon plus complète au sein de l’association, en nous impliquant dans d’autres activités que la distribution : courses, cuisine, transport, réunion du bureau et rencontres avec les partenaires.

Les deux formes de résultats : comptables et ethnocomptables

L’enquête ethnographique permet d’établir que les distributions alimentaires hebdomadaires représentent 44 heures de travail bénévole par semaine, soit près de 2300 heures par an. Si ce travail était réalisé́ dans le cadre d’une activité́ salariée, et considérant la moyenne des salaires dans la fonction publique territoriale, cela équivaudrait à 42000 € de salaire par an. Ce travail bénévole permet de fournir à chaque bénéficiaire 104 € de valeur brute de marchandises par an. En y combinant le travail et les charges, cela représente 257 € par an. Les distributions mensuelles de colis au profit de familles en difficulté́ nécessitent, en amont, de réaliser environ cinq collectes par an dans des centres commerciaux afin de collecter des dons en nature, complétés par les achats de frais réalisés le jour de la distribution, grâce aux dons en argent faits à l’association par des particuliers. Une distribution mensuelle nécessite 76 heures de travail, soit 913 heures par an, soit un équivalent de 17.000 € de travail salarié. Ce travail permet de fournir à chaque famille 840 € de valeur brute de marchandises par an, et une valeur totale de 1872 € par an. Ces deux activités (distribution alimentaire et de colis) combinées représentent près de 59.000 € de salaire dans la fonction publique territoriale.

L’approche ethnocomptable a permis, quant à elle, de mettre en évidence ce qui compte collectivement dans le cadre de l’activité caritative, et de dépasser la raison purement comptable imposée par le travail d’expertise. L’observation des pratiques et les entretiens nous ont amenés à comprendre que ce qui compte peut se subdiviser en trois questions : comment donner? que donner? et à qui donner?

Nous avons observé que les deux premières questions donnent lieu à des tensions plus ou moins directes entre arbitrages individuels et collectifs.

Dans le cas de comment donner, les bénévoles sont contraints de faire des arbitrages rapides dans le cours de l’action, lors des distributions, et la question «faut-il donner deux plats à un bénéficiaire qui le demande?» pose souvent question, avec des désaccords entre bénévoles.

La question que donner (la composition du plat, la décision d’offrir une canette de boisson sucrée…) pose des questions d’arbitrages qui sont, quant à elles, généralement réglés par le bureau sans que cela n’amène d’importants débats avec les bénévoles.

Une question, cependant, ne pose aucunement problème : à qui donner semble être une évidence pour les membres de l’association, pour lesquels cette question est réglée en amont par les socialisations individuelles. Puisqu’il s’agit, selon eux, de «rendre à la société ce qu’elle nous a offert», à savoir un travail, un toit, et de quoi subvenir aux besoins de sa famille, tous et toutes considèrent qu’il faut donner de manière universelle, sans distinction, à toute personne dans le besoin.

Dans une démarche de recherche collaborative, nous avons discuté ces résultats (comptables et ethnocomptables) lors d’une soirée de restitution avec l’association Elancoeur. Nous ne pouvons qu’espérer que le rapport d’expertise permettra effectivement à Elancoeur de toucher des subventions publiques qui leur paraissaient, jusqu’alors, inatteignables.

Aller plus loin

 

Lire le rapport Quantifier le travail associatif : étude des distributions alimentaires par l’association Elancoeur 

Voir la conférence de restitution 

Voir les coulisses de l’enquête, avec une interview des chercheurs de La Cabane et des membres du bureau d’Elancoeur

 

 

 

 

 

Aller plus loin concernant la démarche ethnocomptable :

Cottereau, Alain. 2015. «Grand Résumé de l’ouvrage d’Alain Cottereau et Mokhtar Mohatar Marzok, Une Famille Andalouse. Ethnocomptabilité d’une Économie Invisible, Paris, Éditions Bouchene, 2012. Suivi d’une Discussion Par Virginie Tournay et Nathalie Zaccaï-Reyners.» SociologieS. https://sociologies.revues.org/4893.

Pruvost, Geneviève. 2021. «Ceci n’est Pas Une Vie-Mode d’emploi. De l’ethnocomptabilité En Monde Paysan.» Monde Commun : Des Anthropologues Dans La Cité, no. 6, 160–75. https://shs.cairn.info/revue-monde-commun-2021-1-page-158