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18 déc. 2023

Les pratiques de gestion climatique des entreprises sont-elles efficaces pour les inscrire dans une trajectoire à la baisse des émissions de GES ?

Le changement climatique est devenu un enjeu majeur dans nos économies. Il implique un nombre croissant de risques[1] qui peuvent avoir d’importants impacts financiers sur les acteurs économiques (Stern, 2012, Gasbarro et al., 2017).

Les risques liés au changement climatique.

Certains de ces effets sont de plus en plus visibles avec une recrudescence des vagues de chaleur et des sécheresses dans les pays tempérés ou encore une augmentation de l'intensité des cyclones dans les zones tropicales. Il en résulte une nécessaire transition énergétique qui passe notamment par une réduction substantielle et durable des émissions de gaz à effet de serre (GES).

Dans ce contexte, la COP 21 (2015) marque un tournant car elle a abouti à un accord ambitieux, l'Accord de Paris, dont l'objectif est de promouvoir un développement sobre en carbone et de maintenir le réchauffement climatique en dessous de 2 degrés par rapport aux niveaux pré-industriels et de mettre tout en œuvre pour atteindre le seuil de 1.5°C. L'enjeu est de taille : cela revient à diminuer les émissions mondiales de GES de 43 % d'ici à 2030 (GIEC, 2018). Or, force est de constater que celles-ci continuent de croître : leur volume global ayant augmenté de 0,9% par an entre 2016 et 2022.

 

Le rôle des entreprises dans l’atténuation du réchauffement climatique

Puisqu’elles sont directement et/ou indirectement responsables des émissions de GES, les entreprises ont un rôle majeur à jouer dans l’atténuation du réchauffement climatique en réduisant leurs émissions (Qureshi et al., 2022, Crace et Gehman 2023). En conséquence, elles sont soumises à une pression croissante de la part des consommateurs, des investisseurs, des actionnaires, des gouvernements et des institutions supranationales pour qu’elles réduisent leurs émissions de GES. Cette pression est notamment véhiculée par les médias avec un nombre croissant d’articles publiés sur le sujet. L’objectif est d’encourager les entreprises à mettre en œuvre des stratégies d'atténuation climatique pour atteindre une décarbonisation profonde (deep decarbonization), définie comme « la réduction des émissions nettes de CO2 jusqu'à zéro, dans le but de limiter le réchauffement climatique à 1.5° C par rapport aux niveaux préindustriels » (Johnson et Frank, 2023). Afin de contribuer à cet objectif mondial, les entreprises ont progressivement mis en place des actions, appelées pratiques de gestion climatiques (PGC), afin de réduire leurs émissions de GES.

 

Les pratiques de gestion climatiques

Il existe quatre catégories de PGC qui visent à améliorer l’impact climatique des entreprises.

  • Les outils de pilotage comme la mise en place de cibles d’émission ou d’un prix interne du carbone permettant à l'entreprise de définir et orienter sa stratégie en matière de climat.
  • Les pratiques de transparence comme la publication d’un rapport ESG, permettant de réduire l'asymétrie d'information entre l'entreprise et ses parties prenantes.
  • Les mesures concrètes dans le cadre des activités stratégiques de l'entreprise telles que l’évaluation des projets sur la base de critères environnementaux qui ont une incidence directe sur les activités clés de l'entreprise.
  • Enfin, les initiatives collaboratives comme la sélection des fournisseurs sur la base de critères environnementaux, impliquant ainsi les partenaires tout au long de la chaîne de valeur et/ou d'autres entreprises.

Or, compte tenu de l’enjeu, il est essentiel de vérifier si ces PGC permettent effectivement de réduire les émissions de GES et d’atteindre l’objectif de décarbonation profonde. À partir d’un échantillon de 403 entreprises des indices S&P 500 et STOXX Europe 600 sur la période 2016-2021, nous avons mené une analyse empirique pour répondre à cette question.

Chiffres clés

L’échantillon utilisé inclut des entreprises très polluantes à l’instar de Shell, Glencore ou TotalEnergies. Les émissions de ces 403 entreprises représentaient en 2021 21,8% des émissions mondiales.

Figure 1 - Evolution de la répartition des émissions de GES par scope[2]

 

Figure 1 Evolution de la répartition des émissions de GES par scope

Une analyse plus détaillée de la répartition entre émissions directes et indirectes (Figure 1) montre que les émissions indirectes en amont et en aval (scope 3) représentent la grande majorité des émissions totales des entreprises (89,4 % en 2021 contre 78,5 % en 2016). De plus, elles ont augmenté de 47 % entre 2016 et 2021. Autrement dit, si les entreprises veulent relever le défi de la neutralité carbone, elles devront trouver les leviers leur permettant d'agir en priorité sur le scope 3. Un tel défi s’annonce difficile dans la mesure où ce sont précisément des émissions sur lesquelles l'entreprise n'a pas de contrôle direct. À l’inverse, on constate que les émissions directes du scope 1 et celles indirectes du scope 2 sont en baisse (-0,29% pour les émissions de scope 1 et -17% pour les émissions de scope 2 entre 2016 et 2021).

 

Figure 2 - Proportion d’entreprises ayant suivi une trajectoire annuelle de réduction des émissions conforme au scenario 1.5°C

Figure 2 Proportion d’entreprises ayant suivi une trajectoire annuelle de réduction des émissions conforme au scenario 1.5°C

L’analyse de la proportion d’entreprises ayant suivi une trajectoire annuelle de réduction des émissions conforme au scenario 1.5°C (Figure 2) révèle également que cette proportion est relativement faible, allant de 18,6% entre 2016 et 2017 à 25,6 % entre 2020 et 2021. L’année 2020 reste atypique avec une proportion élevée (environ 50 %) qui s’explique essentiellement par la crise sanitaire (Covid-19), au cours de laquelle l'activité économique mondiale a été considérablement ralentie. En analysant séparément les entreprises européennes et américaines, on note qu'en moyenne, cette part est beaucoup plus faible pour les entreprises américaines (14,9%) que pour les européennes (31,3%).

 

PGC et performance climatique : une relation sujette à caution

Si l'on considère les émissions de GES dans leur ensemble, les résultats de l’étude empirique montrent que toutes les PGC n'influencent pas la réduction des émissions conformément au scénario 1.5°C. Les outils de pilotage ont un impact positif. Plus précisément, les entreprises sont plus susceptibles de suivre une trajectoire de réduction efficace si elles se sont fixé des objectifs[3] de réduction de leurs émissions à long terme et si elles ont mis en place un prix interne du carbone[4] (d’autant plus que celui-ci est élevé).

Les trois autres types de pratiques ne semblent pas guider la trajectoire des émissions des entreprises dans une ampleur permettant d’atteindre l’objectif de décarbonation profonde. Cela peut s’expliquer premièrement par le fait que certaines PGC, telles que les initiatives de transparence, ont un effet incitatif sur la réduction des émissions de GES, mais n'ont pas d'impact direct sur celles-ci. Par ailleurs, certaines PGC peuvent avoir un impact qu’à long terme, ce qui signifie que leur effet ne peut pas encore être mesuré. Enfin, certaines PGC peuvent avoir été mises en place sans avoir été correctement calibrées. Par exemple, il est peu probable qu’un prix interne du carbone de 1$ ait une influence majeure sur la trajectoire carbone des entreprises.

En outre, l’analyse empirique montre que l’influence des PGC sur la propension des entreprises à suivre une trajectoire de réduction en accord avec le scénario 1.5°C varie largement selon le type d’émissions considéré (scope 1, 2 ou 3) et la zone géographique concernée (Europe ou États-Unis).

 

Des implications majeures

Dans l’ensemble, ces résultats indiquent que pour diminuer leurs émissions de GES dans une ampleur compatible avec le scénario 1.5°C, les entreprises doivent s’appuyer sur des PGC en tenant compte du type d’émissions sur lesquelles elles veulent agir prioritairement. Pour être efficaces, les PGC doivent être adaptées aux spécificités de l’entreprise et correctement calibrées. Enfin, puisqu’il existe des différences majeures selon la zone géographique considérée, une telle analyse devrait être réalisée sur les entreprises des pays les plus polluants : la Chine, l’Inde ou la Russie par exemple. Malheureusement, le caractère volontaire de la divulgation des émissions de GES ne permet pas d’études de ces pays.

À titre d’illustration, une analyse des entreprises de la base de données Worldscope révèle que moins de 0,8% des entreprises chinoises, 1,4% des entreprises Indiennes, 2,9% des entreprises Russes et 4,5% des entreprises des Émirats Arabes Unis et d’Arabie Saoudite ont divulgué leurs émissions de scope 1, 2 et 3 en 2021. Ces chiffres plaident pour la mise en place de divulgations climatiques obligatoires. Cela est sur le point de se concrétiser avec les nouvelles normes de durabilité liées au climat IFRS S2 et ESRS E1, qui obligeront les entreprises à divulguer leurs émissions de GES, mesurées conformément au Greenhouse Gas Protocol et classées en scope 1, 2 et 3.

 

Notes

[1] Les risques liés au climat sont traditionnellement classés en deux grandes catégories : les risques physiques qui résultent des dommages causés directement par les conditions météorologiques (augmentation de la fréquence et de l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes, accélération de la chute de la biodiversité…) et les risques de transition qui proviennent d’ajustements le plus souvent réglementaires (introduction d’une taxe carbone, exigences accrues de divulgations d’informations…) afin de mettre nos économies sur une trajectoire bas carbone lorsque ceux-ci sont mal anticipés ou surviennent soudainement (Clerc, 2020).

[2] Toutes les émissions qui découlent directement des activités de l'entreprise sont incluses dans le scope 1.

Le scope 2 englobe toutes les émissions liées à la consommation d'électricité, de chaleur ou de vapeur d'une entreprise dans ses installations ou son parc de véhicules. Le scope 3 comprend d'autres apports indirects de carbone qui ne sont pas pris en compte dans les champs d'application 1 et 2. Il correspond à toutes les autres émissions indirectes qui surviennent en amont ou en aval de la chaîne de valeur de l'entreprise.

[3] Cette mise en place augmente la probabilité de suivre une réduction effective du niveau d’émission de 7,2 contre 5,9 par rapport aux entreprises qui ne le font pas.

[4] La probabilité de réduire les émissions efficacement lorsque l'entreprise qui n'a pas fixé de prix interne du carbone est d'environ 0,25, alors qu'elle est supérieure à 0,5 dès que le prix dépasse 120 $.