cicéron
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Ce texte se rattache à une série de 5 articles consacrée aux transformations socio-économiques des territoires français depuis les années 2000.
Il est proposé en premier lieu un panorama des disparités socio-territoriales constatées en matière de créations d’emplois, de croissance économique, d’attractivité résidentielle, de revenus. Un 2ème billet sera dédié aux mutations des moteurs des économies locales sous l’effet de l’érosion de la base manufacturière domestique et de la réorganisation des chaînes de valeur hexagonales. L’extrême concentration de l’emploi salarié privé dans un nombre réduit de grands groupes sera au cœur d’un 3ème billet consacré aux phénomènes d’oligopolisation contemporains qui interrogent la réalité de la concurrence mais également le degré d’autonomie décisionnelle persistant au sein des tissus économiques locaux et régionaux. En creux, s’affirme dans le même temps un néo-entrepreneuriat dynamique, ancré dans des réseaux collaboratifs très denses, qui sera évoqué dans un 4ème billet et interrogé dans sa capacité à renouveler le tissu économique national. La série s’achèvera sur les impacts socio-économiques potentiels des transitions écologique et énergétique et les opportunités dont ces dernières sont porteuses pour amplifier la revitalisation industrielle des territoires.
SOMMAIRE
Les derniers éléments statistiques disponibles sur les trajectoires démographiques régionales et la cartographie des créations d’emplois tendent à confirmer les dynamiques de longue durée, marquées par la surperformance de ce que géographes et statisticiens appellent désormais le « U » de la croissance. De Rennes à Saint-Jean-de-Luz, la façade atlantique est devenue l’une des principales forces d’aimantation du territoire. En se reliant aux côtes méditerranéennes par l’axe de la Garonne, elle se reconnecte ensuite à la vallée du Rhône et aux Alpes du nord pour dessiner cet arc de l’attractivité qui polarise l’essentiel des croissances démographiques nationales et, surtout, de la progression de l’emploi.
Au cours des deux décennies passées, les territoires de ce « U » présentent les taux d’évolution les plus favorables en matière de création d’emplois et sont les seuls à résister durant les périodes de récession. Si l’on s’appuie sur les ressorts actuels des intercommunalités pour observer les évolutions sur une longue durée, ces territoires s’installent dans des dynamiques positives à partir des années 1990 pour ne jamais en sortir. Les taux de croissance de l’emploi s’y contractent durant les périodes récessives mais restent positifs.
La plupart des intercommunalités qui continuent à enregistrer des créations nettes d’emplois après la crise des subprimes, entre 2009 et 2013, s’inscrivent dans ce « U ». C’est également le cas lors de la période suivante, jusqu’à la crise covid (entre 2014 et 2020). En revanche, plus de la moitié des territoires intercommunaux accusent des soldes nets négatifs sur ces périodes de vaches maigres et subissent une dévitalisation économique à feu lent. C’est ce que met en évidence la carte ci-dessous, réalisée à partir de l’Observatoire des territoires de l’ANCT.
La polarisation spatiale de la croissance économique et de la « job machine » s’accentue de fait depuis le début du siècle tout en influant sur les mobilités résidentielles. Une autre carte délivre à ce titre un effet visuel très spectaculaire : c’est celle des soldes migratoires analysés à l’échelle des intercommunalités au cours de la même séquence pré-pandémique (2014-2020). Cette carte donne à voir une véritable coupure nord-sud qui fait étonnamment resurgir la vieille ligne Saint-Malo-Genève des manuels de géographie. Inventée par le conseiller d’Etat Charles Dupin aux débuts du XIXème siècle, cette diagonale séparait alors les régions à fort dynamisme manufacturier et avantages éducatifs, situés plus au nord, des régions méridionales et atlantiques, plus rurales, et considérées en retard de développement. Deux cents ans plus tard, cette ligne de partage des eaux semble soudainement ressuscitée. La France apparaît coupée en deux à l’aune des migrations résidentielles et des flux entrées-sorties.
Environ 80% des intercommunalités situées au nord de la ligne Saint-Malo-Genève font face à des soldes déficitaires. Celles situées au sud connaissent, dans une proportion semblable, des soldes positifs. A la dévitalisation économique et à la décroissance urbaine dont souffrent de nombreuses localités font écho les pressions foncières et surchauffes des prix immobiliers subies par les autres, invitant à une nouvelle réflexion prospective sur l’aménagement du territoire et la soutenabilité de telles tendances.
On remarquera que malgré ses bons scores en matière d’emplois au cours de la dernière décennie, la région Ile-de-France voit ses soldes migratoires devenir de plus en plus défavorables. La métropole du Grand Paris, qui en constitue le cœur, est spécifiquement déficitaire, avec des soldes négatifs d’environ 50 000 habitants par an. Attractive pour la période de vie des études, elle voit ses soldes s’inverser lourdement lors de l’entrée sur le marché du travail, l’âge de la constitution des familles ou le temps des départs en retraite.
Ces dynamiques spatiales viennent confirmer s’il en était besoin les fragilités des vieilles régions industrielles du « septentrion » français et du grand croissant nord-est qui s’étire de la Normandie jusqu’à la Bourgogne Franche-Comté. C’est même l’ensemble des pourtours du grand bassin parisien qui se retrouve globalement affecté par la métamorphose du système productif français depuis les débuts du siècle. La grande transformation de l’économie francilienne, poste de commandement d’un capitalisme tricolore de plus en plus internationalisé, s’opère en faveur de secteurs (services financiers, numérique, industries culturelles et créatives…) à plus faibles effets d’entrainement sur les périphéries proches.
La géographie des créations d’emplois et la carte des soldes migratoires illustrent une partie du malaise socio-territorial français exprimé au cours des dernières années. Ce dernier doit également être analysé à la lueur du partage territorial de la valeur ajoutée. Selon le rapport de l’OCDE sur les régions et les villes[1] , 82 % de la croissance des valeurs ajoutées (PIB) se sont concentrés en France dans les aires urbaines de plus de 500 000 habitants depuis le début du siècle. Une concentration sans équivalent parmi les autres pays de l’OCDE et qui excède de trente points la moyenne.
Cette hyper-concentration des valeurs ajoutées et des emplois les plus qualifiés est rendue soutenable par la puissance des mécanismes redistributifs nationaux par lesquels transite aujourd’hui environ un tiers du revenu national, de l’ordre de 850 milliards d’euros en 2022. A travers les flux financiers massifs des pensions de retraite, des diverses allocations (familiales, chômage, logement…), des remboursements de soins, les inégalités territoriales se retrouvent massivement corrigées et amorties comme l’ont explicité les différents travaux de l’économiste Laurent Davezies puis, plus récemment, ceux du Haut Conseil de la protection sociale. En tenant compte de la composition des ménages (à travers le calcul en unités de consommation[2] ), les revenus médians des territoires sont marqués par une étonnante convergence, que l’on peut constater à une maille large, entre les régions métropolitaines, mais aussi à l’échelle plus fine des 1250 intercommunalités.
L’immense majorité d’entre elles (80%) présente des revenus médians situés entre 19 000 et 23 000 euros, soit une fourchette resserrée de – 10% ou +10% autour d’une valeur pivot de 21 000 euros. Cette « performance » redistributive est même renforcée par les prestations en nature qui, à travers la fourniture de services publics (éducation, hôpital…), corrigent encore plus fortement les disparités entre ménages et entre territoires.
Compte tenu du poids atteint par la protection sociale et les prestations en nature dans la formation des pouvoirs d’achat, l’analyse des disparités territoriales est de fait tenue de regarder bien au-delà des revenus d’activité. C’est d’autant plus nécessaire que les salaires nets moyens des actifs, en équivalent temps plein, n’ont progressé que de 14,1% en euros constants en l’espace d’un quart de siècle (1996-2022). Une progression 2,5 fois inférieure à la croissance du PIB, elle-même poussive, sur cette période. De fait, les revenus retirés des patrimoines (loyers, dividendes…) comme les pensions de retraite ont pris une place plus importante dans la formation des revenus, avec des effets intergénérationnels très marqués. Depuis 2012, les revenus des ménages retraités ont commencé à dépasser ceux des ménages actifs. La France est le seul pays européen dans ce cas.
Enfin, plus encore que les divergences de revenus, ce sont celles constatées dans la formation des patrimoines et leur accumulation qui caractérisent le premier quart de siècle. Alors qu’ils représentaient de l’ordre de cinq fois le revenu national au tournant du millénaire, les patrimoines cumulés (immobiliers, mobiliers, professionnels) des agents privés et publics atteignent aujourd’hui dix fois le revenu national. Dit autrement, les « stocks » ont progressé deux fois plus vite que les « flux ». Les baisses des taux d’intérêt réels ont, par effet de levier, provoqué assez mécaniquement une très forte élévation des prix d’actifs, favorisant les détenteurs de patrimoines.
Cet effet de richesse a bénéficié aux propriétaires occupants de leur résidence principale mais plus encore aux multi-propriétaires. En parvenant à identifier les principaux actionnaires des sociétés civiles immobilières (SCI), l’Insee a pu montrer que près de la moitié des parcs locatifs privés est aujourd’hui détenue par seulement 3% des foyers fiscaux français. Cette concentration y est particulièrement élevée dans les grandes villes qui ont vu les prix immobiliers s’envoler au cours des deux décennies passées (+ 265% à Paris, + 357% à Bordeaux, + 306% à Lyon, + 268% à Toulouse… à comparer à la moyenne nationale de + 134%) et se décrocher totalement des progressions salariales. Les modèles économiques nationaux ont connu une importante déformation des mécanismes de création de valeur. Au vu du poids de l’immobilier dans les patrimoines des Français (61%), c’est essentiellement l’envol des prix des logements et du foncier qui a contribué à l’enrichissement national, de manière très sélective entre ménages et très différenciée entre territoires.
[1] Rapport de l’OCDE, Regions and Cities at a Glance, 2018, 164 p., pp. 101-102.
[2] La notion d’unité de consommation (UC) s’applique aux membres d’un même foyer qui partagent certaines charges fixes (logement, énergie, équipements…), ce qui permet de mieux apprécier les disparités réelles de pouvoir d’achat des individus. Le premier adulte compte pour une « UC » entière, les autres personnes de plus de 14 ans pour une moitié d’unité quand un enfant de moins de 14 ans se voit affecté un coefficient de 0,3 unité.
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