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Les méthodes traditionnelles de planification des transports sont principalement critiquées pour leur incapacité à prendre en compte dans leur globalité les externalités liées aux transports et à traiter l’articulation entre demande de transport et de mobilité et activités humaines. Par extension, elles ne peuvent que traiter de manière limitée les questions de justice sociale qui s’y rattachent. L’outil que nous proposons, le QASEM, doit permettre de dépasser ces écueils : outil multidimensionnel, il vise à développer une approche globale pour penser une mobilité durable et inclusive. Il peut alors être vu comme un prolongement des méthodes traditionnelles des transports.
La planification des transports, apparue dans les années 1950 aux États-Unis, visait principalement à résoudre les problèmes de congestion et à améliorer l'efficacité et la rapidité des déplacements de personnes et de marchandises.
(Cervero, Neil et al., 2001 ; Black, 2003 ; Kane et Del Mistro, 2003 ; Mees, 2010 ; Shiftan, Button et al., 2007)
Ce modèle s’est étendu à d’autres régions, notamment en Europe, avec une priorité donnée à la demande de déplacements en voiture et aux modes de transport carbonés. Cependant, cette approche traditionnelle néglige les dimensions environnementales et sociales, en particulier les questions de justice sociale. En effet, elle ne prend pas suffisamment en compte les inégalités d'accès aux services de transport et l’impact sur la qualité de vie des populations. Deux approches alternatives ont émergé : la planification pour la durabilité, qui vise à limiter les externalités environnementales, et la planification pour l'accessibilité, qui cherche à garantir le droit à la mobilité en facilitant l'accès de tous les usagers à leurs destinations. Malgré ces avancées, ces approches peinent à intégrer de manière cohérente les principes de justice sociale dans les politiques de transport, conduisant à une prise de décision publique fragmentée et peu efficace pour assurer une mobilité durable et inclusive
(Martens, 2017)
L’outil que nous proposons, le QASEM (Quality Adjusted Sustainable and Equitable Mobility index) est inspiré d’un outil utilisé en économie de la santé - le QALY (Quality adjusted life year index) - pour mesurer l'efficacité des interventions médicales en prenant en compte à la fois la quantité et la qualité de vie. Transposé au secteur des transports, le QASEM repose sur un arbitrage entre les impacts de la mobilité sur la capacité à bien vivre de l’individu et sur l'environnement. Il doit alors permettre de dépasser deux écueils des approches traditionnelles de la planification des transports. D’abord, elles sont unidimensionnelles se concentrant sur un enjeu (sécurité, émissions de gaz à effet de serre, etc.) et ne saisissent donc pas ensemble les différentes externalités de la mobilité. De plus, elles ne précisent pas clairement leur cadre de justice sociale, en négligeant ainsi d'examiner les effets d'une politique de transport sur les dimensions du bien-vivre, telles que l'équité, la qualité de vie, l'inclusion, et le bien-être des individus.
Le QASEM indicateur construit à partir de variables couvrant les différentes dimensions du bien-vivre vise à développer une approche globale pour penser une mobilité durable et inclusive. Il peut alors être vu comme un prolongement des méthodes traditionnelles des transports en dépassant les deux écueils. Le QASEM a une approche résolument multidimensionnelle, en arbitrant entre les deux dimensions de la mobilité inclusive et durable.
La première dimension correspond à une combinaison du capital humain et de la croissance économique : elle permet de saisir les enjeux en termes d’accessibilité et les conséquences de la mobilité pour un individu (accessibilité, exposition au risque routier, effets sur la santé). La seconde dimension combine la prise en compte des impacts de la mobilité sur l’environnement et le changement climatique : polluants locaux, gaz à effet de serre, emprise de l’infrastructure.
Ensuite, il permet de dépasser un second écueil parce qu’il peut être déployé dans plusieurs cadres philosophiques et de justice sociale, selon les objectifs de politiques transport et de mobilité définis. Il est alors possible d’interroger les effets en termes de justice sociale d’une politique : améliore-t-elle la situation de tous les individus de la même manière ? Améliore-t-elle la situation d’une partie de la population, visée spécifiquement ? Qui a fait le choix de ce type de partage ? Selon les réponses à ces questions, le cadre de justice sociale correspondant à la politique est déterminé.
C’est un des apports principaux du QASEM à la planification des transports, dont les mesures s’inscrivent principalement dans quatre cadres de justice sociale.
L’utilitarisme, qui constitue notre scénario de base, repose sur la maximisation du bien-être collectif et la production de valeur à cette fin. Il a tendance à faire de la productivité, de la croissance et du développement les objectifs premiers, dès lors que cela n’affecte pas négativement le talent, le mérite et la promotion des qualités morales. Ainsi, l’utilitarisme tendrait à favoriser ceux contribuant le plus à l’économie.
On lui oppose généralement l’égalitarisme, qui renvoie à l'idée d'égalité politique, économique et sociale entre les individus. En particulier, la vision distributive de l'égalitarisme se concentre sur la distribution égale des biens ou des ressources. Ainsi, personne n’est avantagé dans le partage.
Ensuite, là où l’égalitarisme vise à la suppression des inégalités, le prioritarisme propose une autre approche redistributive pour réduire les inégalités. Il considère les inégalités du point de vue de ceux qui sont moins bien lotis qu'ils auraient pu l'être. Il s'agit d'améliorer autant que possible la situation des moins bien lotis, quels que soient les effets sur les inégalités (qu'il s'agisse de les réduire ou de les accroître). Il revient aux responsables politiques et aux experts d’identifier les inégalités, d’établir une politique visant à leur réduction et les priorités d’actions.
Enfin, le sufficientarisme suppose de donner à chacun ce dont il a besoin en laissant l’individu définir ce dont il a besoin. Le partage se fait alors sur la base des déclarations de chaque individu.
Ainsi, en se déployant dans divers cadres philosophiques, le QASEM doit permettre de déterminer les décisions publiques les plus adaptées aux objectifs poursuivis par les décideurs publics tout en explicitant les choix faits en termes de justice sociale. Par exemple, afin d’améliorer l’accessibilité par les transports en commun, un territoire peut décider de la mise en place de la gratuité. Mais il peut aussi décider d’introduire un tarif différent pour les étudiants, afin de répondre à un besoin. Les deux mesures répondent au même objectif d’amélioration de l’accessibilité par les transports en commun, mais selon des éthiques différentes. La première mesure est d’ordre égalitariste, elle traite toute la population de la même manière. La seconde est d’ordre prioritariste et favorise une partie de la population, jugée plus en besoin. Autrement dit, le QASEM permet de mettre en évidence les effets potentiellement différenciés des politiques sur la population.
Ainsi, l’indice de mobilité durable et équitable ajusté par la qualité, ou le QASEM (Quality Adjusted Sustainable and Equitable Mobility index), est un outil d’aide à la décision de politiques publiques de transport et de mobilité plus justes et plus durables. Il doit d’abord permettre d’établir un diagnostic de la mobilité sur un territoire en identifiant le niveau d’accessibilité, d’exposition au risque routier, l’effet sur la santé des déplacements, le niveau d’émission de gaz à effet de serre émis. Il doit ensuite aider les décideurs politiques et les opérateurs de mobilité à déterminer quelles politiques de transport et de mobilité contribuent à une société plus juste et durable, puis contribuer à leur mise en place et leur évaluation.
En particulier, il permet de montrer quel est l’effet potentiel de plusieurs politiques sur les différents aspects de la mobilité. Par exemple, en déterminant quels sont les effets de la construction d’une nouvelle piste cyclable et de l’ouverture d’une nouvelle ligne de transports en commun sur le niveau d’accessibilité, d’exposition au risque routier, l’effet sur la santé des déplacements, le niveau d’émission de gaz à effet de serre émis.
Le QASEM, en permettant la comparaison des effets attendus, est un outil d’aide à la décision de politiques de transport et de mobilité à l’échelle d’un territoire. A ce titre, il s’adresse tant à des décideurs publics qu’à des opérateurs de transport. Il doit permettre de penser la mobilité dans sa globalité et de montrer que l’on peut améliorer à la fois l’impact environnemental et sur le bien-vivre des individus de la mobilité.
Références
Cervero, R., J.S. Neil, et al. Transportation Planning. In International Encyclopedia of the Social & Behavioral Sciences. Pergamon, Oxford, 2001, pp. 15873- 15878.
Black, W.R. Transportation: a geographical analysis. The Guilford Press, New York, 2003.
Kane, L. and R. Del Mistro. Changes in transport planning policy: Changes in transport planning methodology? Transportation, 2003. 30(2): 113–131.
Mees, P. Transport for Suburbia: beyond the automobile age. London/Washington DC, Earthscan, 2010.
Levine, J. Urban transportation and social equity: transportation-planning paradigms that impede policy reform. In Policy, Planning, and People: promoting justice in urban development (N. Carmon S.S. Fainstein, ed.), University of Pennsylvania Press, 2013, pp. 141–160.
Shiftan, Y. K., J. Button, P. Nijkamp. Transportation Planning. Edward Elgar, Cheltenham, 2007.
Martens, K. Transport Justice: Designing Fair Transportation Systems. Routledge, New York, 2017.
Martens, K. Traditional transportation planning and its alternatives. Presented at the AESOP Conference, Utrecht, 2014.
Wiström, B. Un thermomètre moral : le qaly, une approche éthique et économique. Thèse de doctorat, Paris 1, 2002.
Lucas, K., K. Martens, F. Di Ciommo, et A. Dupont-Kieffer. Measuring Transport Equity. Elsevier, Paris ,2019.
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L’Institut de la Recherche de la Caisse des Dépôts soutient les activités de La Chaire New Deal Urbain dont l’objectif est d'apporter des outils d’aide à la décision aux acteurs de la ville pour structurer la nouvelle donne urbaine.