cicéron
c'est poincarré
Ce texte se rattache à une série de 5 articles consacrée aux transformations socio-économiques des territoires français depuis les années 2000.
Il a été proposé précédemment un panorama des disparités socio-territoriales constatées en matière de créations d’emplois, de croissance économique, d’attractivité résidentielle, de revenus. Ce 2ème billet est dédié aux mutations des moteurs des économies locales sous l’effet de l’érosion de la base manufacturière domestique et de la réorganisation des chaînes de valeur hexagonales. L’extrême concentration de l’emploi salarié privé dans un nombre réduit de grands groupes est au cœur d’un 3ème billet consacré aux phénomènes d’oligopolisation contemporains qui interrogent la réalité de la concurrence mais également le degré d’autonomie décisionnelle persistant au sein des tissus économiques locaux et régionaux. En creux, s’affirme dans le même temps un néo-entrepreneuriat dynamique, ancré dans des réseaux collaboratifs très denses, qui est évoqué dans un 4ème billet et interrogé dans sa capacité à renouveler le tissu économique national. La série s’achèvera sur les impacts socio-économiques potentiels des transitions écologique et énergétique et les opportunités dont ces dernières sont porteuses pour amplifier la revitalisation industrielle des territoires.
SOMMAIRE
Opérée à un rythme soutenu, la métamorphose des économies territoriales au cours des deux premières décennies du siècle a été spécifiquement marquée par la croissance de la part des emplois liés aux activités de proximité, dites « présentielles », tournées pour l’essentiel vers les consommations locales. Une progression effectuée en substitut des emplois de fabrication concrète, qui constituent le cœur manufacturier de l’appareil productif. De fait, les emplois les plus abrités de la concurrence extérieure ont eu tendance à remplacer les emplois exposés. Selon certaines évaluations, 400 000 emplois exposés ont été détruits entre 1999 et 2015 pendant que 2,78 millions étaient créés dans les activités abritées[1].
L’essor des services à la personne, de l’économie de bien-être et des activités de construction a été soutenu par des incitations diverses (taux réduits de TVA, crédits d’impôts, allègements de cotisations sociales…) conçues pour enrichir la croissance en emplois. Il a été stimulé par une participation accrue des femmes au marché du travail et par la bascule vers le secteur marchand d’activités qui relevaient auparavant de la sphère domestique non-marchande (garde d’enfants ou de personnes âgées, soutien éducatif, activités périscolaires, restauration…).
C’est un effet paradoxal de la séquence de « globalisation » du début du siècle qui a vu cette dernière contribuer à réduire la proportion des emplois exposés à la concurrence internationale. Sur le marché intérieur, le « fabriqué en France » n’assure plus qu’un tiers environ des biens manufacturés et agro-alimentaires qui relèvent de marchés mondialisés. En revanche, si l’on élargit le regard à l’ensemble des consommations collectives et des services sur le marché intérieur, le « made in » se redresse à 81%[2]. La dimension de plus en plus servicielle de l’économie explique cette bascule. Les gains de productivité des secteurs manufacturiers et les compressions des prix obtenues grâce à des approvisionnements auprès de pays plus compétitifs ont permis de libérer du pouvoir d’achat pour des consommations de services de proximité. L’intensification en volume des échanges internationaux contribue ainsi, d’une manière contre-intuitive, à accroître l’importance en valeur des échanges internes aux circuits économiques de proximité. Les activités « localo-centrés » profitent de la compression des prix des biens importés.
Ces évolutions ont fait le bonheur d’un grand nombre de secteurs économiques tirés par la consommation (distribution, commerce, bien-être, culture, loisirs, aides à la personne…) mais ont été logiquement plus douloureuses pour les métiers de fabrication. Les activités strictement manufacturières ne représentent plus que 10% à 11% de l’emploi et 9% du PIB. La France fait ainsi figure de pays le plus désindustrialisé au sein de l’Union européenne.
D’une position légèrement excédentaire dans ses échanges commerciaux au tournant du siècle, l’économie française voit depuis lors se creuser sans discontinuer les déficits de sa balance commerciale. Le record est atteint en 2022 avec la crise énergétique provoquée par le conflit ukrainien (amplifiée par les problèmes de disponibilité du parc nucléaire national). Les déficits commerciaux atteignent 189 milliards d’euros, un niveau abyssal. Le reflux des prix de l’énergie a permis de réduire, l’an passé, ce déficit à 99 milliards mais sans améliorer le solde structurel [3]. Cette facture reste très lourde. Alors qu’elle était également en solde positif dans ses échanges avec ses partenaires européens lors de la création de la monnaie unique, l’économie française accuse désormais 110 milliards de déficits cumulés dans ses échanges avec eux. Ce ne sont donc pas les seules importations en provenance des pays-ateliers qui grèvent notre solde commercial.
Le niveau retenu pour fixer la parité franc-euro il y a un quart de siècle a largement profité au pouvoir d’achat vis-à-vis de de l’extérieur, et aux emplois abrités, mais a été très défavorable à la compétitivité-coût du « made in France » comme l’ont démontré de récentes évaluations[4]. Les échanges bilatéraux avec les grandes économies partenaires (Allemagne, Italie, Pays-Bas…) se sont fortement détériorés et ont fragilisé les tissus industriels régionaux historiquement orientés vers ces marchés.
Figure 1. Evolution des échanges et du solde commercial français (en milliards d’euros)
Le poids des approvisionnements extérieurs pour la consommation domestique finale explique en partie les déficits mais pas seulement. Même une nation à excédents commerciaux massifs peut voir ses consommations intérieures finales intégrer un pourcentage très élevé de produits d’importation. C’est le cas de l’Allemagne par exemple. En revanche, cette dernière exporte beaucoup dans les secteurs où elle s’est spécialisée et dispose d’un fort avantage comparatif. Surtout, la proportion du « made in Germany » dans ses chaînes de valeur reste beaucoup plus élevée, d’où l’importance de ses excédents. Le système productif français est pour sa part marqué par une plus faible propension à exporter et par un poids très significatif des intrants importés dans ses propres chaînes de valeur.
Cette situation résulte notamment d’un redéploiement européen et mondial des groupes industriels hexagonaux qui ont massivement délocalisé leurs propres bases de production, leurs investissements et leurs approvisionnements. Parmi les grandes économies européennes, la France est celle dont le capitalisme s’est le plus expatrié à travers des implantations nouvelles, des rachats d’entreprises ou la création de joint-ventures. Près de 7 millions de salariés sont aujourd’hui commandés dans le monde par les groupes tricolores, davantage que les groupes allemands (5 millions) et beaucoup plus que les Italiens (1,8 million). Selon une étude de l’OCDE, les ventes des filiales à l’étranger des groupes industriels français représentent 269% de la valeur ajoutée industrielle produite en France (contre 130% pour les firmes allemandes et 95% pour les italiennes). Une proportion considérable des importations françaises est ainsi lovée dans les consommations intermédiaires et les « intrants » des groupes nationaux. Alors que les biens de consommation finale représentent environ 200 milliards d’euros d’imports, ces intrants en constituent 500 milliards. Une fraction significative correspond à des achats intra-groupes, entre maisons mères et filiales, ce qui est révélé par l’amplitude des prix de transfert à l’intérieur des chaînes de valeur tricolores.
Figure 2. Effectifs et chiffres d’affaires à l’étranger des firmes multinationales sous contrôle français en 2021 (selon leur taille)
A certains égards, par sa désindustrialisation, ses déséquilibres commerciaux et l’internationalisation avancée de ses groupes, l’économie française s’est alignée sur les évolutions constatées au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, nations également marquées par d’importants déficits budgétaires et commerciaux (les déficits « jumeaux ») depuis le début des années 2000.
Par-delà les nombreux facteurs explicatifs de la désindustrialisation communément avancés (coût du travail, déficit de formations technologiques, insuffisance d’innovations, poids des réglementations …), il est donc important d’interroger le choix du modèle « off-shore » inspiré des théories dominantes outre-Atlantique dans les années 1995-2005. Le capitalisme français s’est largement inscrit dans ce modèle « sans usine » (fabless) qui a prévalu dans la séquence d’accélération de la mondialisation. Technologies numériques et informationnelles, activités financières dessinaient alors une nouvelle économie censée effacer l’ancienne, ou plutôt délocaliser cette dernière. Les accords de l’OMC, l’élargissement de l’Union européenne, les convergences monétaires … ont contribué à réduire les risques de change et à favoriser les chaînes d’approvisionnement longue distance. La production du « hardware » est alors sous-traitée à des partenaires étrangers (des « contract manufacturers ») ou relocalisée dans des filiales détenues par les donneurs d’ordre à l’international. C’est le fameux modèle de division du travail retenu par Apple avec le Chinois Foxconn (80% des Iphones sont fabriqués à Zhenghou).
Ce recentrage stratégique sur les activités de « software » (conception, recherche-développement, marketing, design…) s’appuie alors sur les recommandations stratégiques des grands cabinets d’audit qui invitent à soulager les hauts de bilan des immobilisations lourdes en « Capex ». Financiarisation et révolution numérique invitent à tourner le dos à la vieille économie pour privilégier l’investissement dans des actifs incorporels (brevets, licences…) à forts taux de retour et rotation rapide d’actifs. Les flux annuels d’investissements productifs réalisés par des groupes étrangers en France ne sont pas négligeables, mais ils sont nettement moins élevés que ceux des groupes français à l’international au cours des décennies précédentes. Le rapport entre « flux entrant » et « flux sortant » s’étire du simple au sextuple au début du siècle.
Les temps changent désormais. Que ce soit aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en France, une réaction s’est désormais engagée par rapport aux excès de cette période. Tensions géopolitiques, pertes de souveraineté, risques dans les approvisionnements stratégiques… ouvrent un nouveau cycle de relocalisations et de soutiens publics apportés à des implantations industrielles stratégiques à domicile.
Dans cette nouvelle séquence, un regard assez optimiste peut être porté sur le potentiel industriel de l’économie française, à condition d’élargit quelque peu le regard. En premier lieu, même si l’emploi manufacturier a beaucoup souffert de ce long processus de délocalisation des usines, les groupes industriels français restent encore des poids lourds de l’économie nationale et de l’emploi.
Evaluer le poids réel de l’industrie présuppose d’en cerner plus finement le périmètre et de questionner les découpages statistiques. Selon un travail récent de l’Insee, lorsque sont retenus les périmètres étendus des groupes français dont le cœur de métier est industriel, et en intégrant leurs filiales spécialisées (activités de recherche, ingénieries, services-supports, commercialisation, logistique, financement…), leur poids dans la valeur ajoutée n’est plus de 10% mais de 28%. Ils assurent les deux tiers des exports. Ce sont également ces groupes à cœur de métier industriel qui exercent les effets d’entrainement les plus puissants sur l’appareil de recherche-développement, l’export, l’achat de services très qualifiés. De remarquables groupes de services aux entreprises (Technip, Schlumberger, Fives, Cap Gemini…) accompagnent les industriels français dans leur déploiement mondial. Les écosystèmes industriels ne peuvent plus être réduits au seul périmètre de l’usine. L’économiste Pierre Veltz nous invite depuis longtemps à changer de regard sur l’industrie et à observer les imbrications de plus en plus étroites entre activités de production concrète et les secteurs péri-productifs associés, où se loge une part croissante de la valeur ajoutée.
Les premières études qui ont cherché à évaluer le poids de ces activités hyper-industrielles dans les territoires laissent de fait entrevoir une réalité beaucoup plus encourageante[5]. Non seulement les emplois rattachables à ces secteurs hyper-industriels atteignent près de cinq millions d’unités mais ils sont surtout en progression constante. Près de 350 000 emplois ont même été créés dans ces secteurs dans la décennie qui a suivi la crise de 2008, période très difficile en matière d’emplois.
Enfin, comme nous l’avons vu, l’industrie tricolore « globale » reste puissante, appuyée sur de nombreux champions de taille mondiale. Des politiques actives de soutien à des investissements industriels dans des domaines d’avenir pourraient inciter les groupes français au « re-shoring ». Donner des raisons à ces derniers de rapatrier une part plus importante de leurs valeurs ajoutées, par relocalisation de leurs flux d’investissements et de leurs achats, est à ce titre une variable-clef du projet de réindustrialiser le site France.
L’industrie tricolore préserve ainsi de forts potentiels et un rôle déterminant au sein de l’économie nationale. Il reste à savoir si elle retrouvera l’envie de produire à domicile et d’ouvrir de nouvelles unités de production.
[1] Philippe Frocrain et Pierre-Noël Giraud, « L’évolution de l’emploi dans les secteurs exposés et abrités en France », Economie et statistique n° 503-504, 2018.
[2] Alexandre Bourgeois et Antonin Briand, « Le « made in France » : 81% de la consommation totale des ménages, mais 36% seulement de celle des biens manufacturés », Insee Première, n°1756, juin 2019.
[3] Manon Madec, « Eclairage sur la balance commerciale 2023 : entre défis énergétiques, résilience sectorielle, le déficit s’installe », CEPII, Faits et Chiffres, 29 janvier 2024.
[4] Sébastien Charles, Thomas Dallery, Jonathan Marie. « The slowing of growth in France: an interpretation based on Thirlwall’s law ». Journal of Post Keynesian Economics, 2022, 45 (1), pp.100-129.
[5] OPC, Panorama de la France « hyper-industrielle » : promouvoir un nouveau regard sur l’industrie française, Les notes de l’AdCF, octobre 2019.