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La crise de la biodiversité s’accélère, et risque de mettre à mal la stabilité de nos économies : 42% du montant des actions et obligations détenues par des institutions financières françaises sont liés à des entreprises fortement ou très fortement dépendantes à au moins 1 service écosystémique, souligne une étude de la Banque de France[1]. Intégrer les dynamiques d’érosion du vivant aux modèles de risques permettrait de réorienter les actifs et les investissements vers une économie plus soutenable et respectueuse de la nature.
Mais comment appréhender des évolutions systémiques, non-linéaires et surtout, inédites et imprédictibles ; autant de caractéristiques qui sont celles des écosystèmes vivants ?
La COP15 et les accords de Kunming-Montréal auront consacré le rôle de la finance pour protéger et restaurer la biodiversité mondiale. Il n’y est pourtant pas directement fait mention de l’analyse du risque qui est, sur le papier, un terrain commun de compréhension du futur, qu’il soit financier ou écologique.
Le constat scientifique est sans appel : le rythme actuel d’extinction des espèces (100 fois plus rapide que les précédentes extinctions de masse) a entraîné la disparition moyenne de 70 % des populations d’espèces entre 1970 et 2016 (WWF, Rapport Planète Vivante, 2023), aggravé par la dégradation des habitats naturels du fait de l’activité humaine. Cette crise sans précédent a pourtant du mal à être entendue, notamment parce qu’elle n’a pas encore eu de conséquences économiques majeures. Les risques qu’elle fait courir à nos systèmes financiers sont pourtant alarmants : une récente étude d’Allianz Research (2023) a par exemple estimé que la disparition totale des pollinisateurs correspondrait à une perte relative de 3 à 4% du PIB français.
Contrairement à l’analyse ESG, la gestion du risque est au cœur du métier de la plupart des financiers, ce qui permet d’intégrer la dimension environnementale non pas comme un sujet de plus, mais comme un complément aux processus de gestion du risque. Le risque pourrait agir comme une porte d’entrée, une manière de concrétiser l’effondrement de la biodiversité auprès des institutions financières. C’est d’autant plus vrai que l’analyse du risque entraîne une conséquence directe sur les modes de fonctionnement de la finance, et notamment de la gestion passive : les équilibres de portefeuille de grands gestionnaires d’actifs pourraient potentiellement basculer en faveur d’une économie en transition si les critères de risques venaient à intégrer la crise de la biodiversité.
Mais l’appréhension de ces risques est rendue complexe et difficile par les différences inhérentes qui existent entre le monde de la finance et nos connaissances en matière de biodiversité. Les risques environnementaux (chocs de transition et chocs physiques) ne s’expriment pas dans les mêmes métriques et unités que les risques financiers.
C’est en grande partie lié à la non-linéarité des dynamiques écosystémiques : il est difficile d’anticiper le niveau d’impacts à partir duquel un écosystème cesse de fonctionner, ou a minima de rendre les services écosystémiques essentiels aux activités économiques. Ces dynamiques sont également long terme, et en ce sens la tragédie des horizons de Marck Carney s’étend à la biodiversité. Les processus financiers sont quasi-immédiats, et les arbitrages temporels dépassent rarement quelques trimestres, là où les écosystèmes sont régis par des équilibres plus inertes qui se jouent sur des années, voir des décennies.
Pour le sociologue Michel Callon (1975), spécialiste de la compréhension des écosystèmes par les socio-systèmes, la compréhension d’une réalité environnementale est comparable à un processus chimique : elle passe d’un état successif à un autre, change d’unité de mesure, se forme ou se déforme en fonction des épreuves de force qui s’engagent. On pourrait en dire autant du travail sur les risques environnementaux, qui relèvent du travail d’alchimiste.
Ces obstacles techniques se retrouvent dans la difficulté à créer des scénarii économiques prenant en compte la crise de la biodiversité. Ce sont pourtant eux qui sont nécessaires pour que ce qui n’est encore que de la donnée environnementale devienne vraiment une donnée financière. Le NGFS, parmi autres institutions, travaille à la création de ces scénarii avec peut-être l’idée, comme pour les stress-test climatiques, d’intégrer les risques biodiversité aux formules déjà existantes pour les risques financiers classiques.
Ces efforts sont essentiels, mais la crise de la biodiversité, comme la crise climatique, est à la fois trop rapide, systémique et imprévisible pour que nous attendions pour agir qu’il existe des modèles parfaits - certains écosystèmes auront eu le temps de s’effondrer avant que le risque qu’ils ne le fassent soit correctement quantifié. Philippe Zaouati et Dominique Bourg dans « La Finance face aux limites planétaires » (2023) soulignent la nécessité pour les financiers de faire des choix, y compris d’ordre politique. Et si prévenir l’effondrement des écosystèmes est une affaire d’intention plus que de technique, alors nous en savons suffisamment pour agir.
La Mission Economie de la Biodiversité a fait paraître un cycle de 3 publications, consacré aux risques financiers liés à la biodiversité. Pour lire (ou relire) ces publications :
[1] Svartzman et al., 2021