cicéron
c'est poincarré
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Le recours aux puits de carbone a longtemps été considéré comme un substitut à la baisse des émissions de gaz à effet de serre. Aujourd’hui la recherche de la neutralité carbone implique de combiner ces deux leviers. La prise en compte du risque de non-permanence des puits induit une forte priorité à une sortie rapide des énergies fossiles, comme nous 'avons déjà souligné dans cette tribune du Cercle des Echos.
La question de la sortie des fossiles est au centre des débats sur le climat et a constitué l’éléphant dans la pièce de la dernière COP28, qui s’est achevée sur un accord faisant mention d’une “transition hors des énergies fossiles”. Comme toujours, ce type d’accord est un délicat équilibre entre les points de vue des différentes parties, où chaque mot est scrupuleusement pesé. Dans cet accord, l’évocation d’une sortie des énergies fossiles est établie pour la première fois, mais sans date à l’horizon, le flou règne.
Les fossiles (pétrole, gaz, charbon) représentent aujourd’hui presque 80%[1] de la consommation mondiale d'énergie (voir figure ci-dessous). Cette part est l’héritage d’une véritable addiction aux énergies fossiles depuis le début de la révolution industrielle aux alentours de 1850. Par ailleurs, les projets d'énergie renouvelable sont aujourd’hui confrontés à des vents contraires, entre inflation des coûts et goulets d'étranglement de la chaîne d'approvisionnement, notamment sur les minéraux critiques comme le nickel et le lithium. Selon l’Agence Internationale de l’Energie[2], la dynamique de l'économie des énergies renouvelables est suffisante pour produire un pic de la demande de charbon, de pétrole et de gaz naturel au cours de cette décennie, bien que les taux de déclin après le pic varient considérablement en fonction des politiques qui seront adoptées. D’où l’importance de l’accord atteint la nuit du 12 décembre.
Figure 1 : Emissions de CO2 par type de carburant ou d'industrie
En parallèle, l’objectif de neutralité carbone en 2050 est maintenu. Pour rappel, le concept de neutralité carbone découle de l’accord de Paris[3], qui mentionne clairement dans son article 4 un nécessaire “équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre”. Selon ce concept également appelé net-zero, les émissions résiduelles des activités humaines doivent à terme être séquestrées par des puits, qui peuvent être les écosystèmes naturels (océans, forêts, sols agricoles) ou technologiques (captage et stockage géologique du CO2, ou capture directe depuis l’air) ou entre les deux (bioénergie avec captage). La logique qui domine depuis 2015 donne un rôle important aux puits de carbone, et la question du timing de la sortie des fossiles est indissociable de cette question des puits, dont le potentiel doit être mis au parallèle aux émissions de GES. Ainsi, une “transition” bas carbone serait théoriquement possible en développant la capture “end of pipe” et le recyclage industriel du CO2, sans sortir totalement des fossiles. Une option qui remporte sans surprise l’adhésion des pays pétroliers.
Pour mesurer la faisabilité de ces solutions, à la fois naturelles et technologiques, néanmoins, des questions se posent. L’enjeu qui se pose ici est d’avoir des projections crédibles sur le potentiel de ces puits : quelle quantité de carbone peut être séquestrée de manière durable ? Une étude récente de l’European Forest Institute[4] souligne par exemple le potentiel important des forêts européennes à soustraire du carbone de l’atmosphère. Cependant, les risques qui courent aujourd’hui sur les écosystèmes naturels tirent un signal d’alarme sur la permanence de cette séquestration. Incendies, tempêtes, sécheresses, espèces invasives : le changement climatique induit des perturbations importantes sur les puits de carbone naturels ; si bien que par exemple, les forêts sont devenues émettrices nettes de carbone[5] dans certaines régions françaises. La déforestation tropicale[6], mais aussi l'artificialisation des sols[7] sont également des phénomènes anthropiques mettant en péril le bon fonctionnement des puits de carbone naturels.
Les puits de carbone technologiques ne sont pas non plus exempts d’incertitudes majeures. Le captage direct du carbone dans l’air[8], le graal technologique pour basculer vers une économie circulaire du carbone[9] en fabriquant par exemple des carburants de synthèse sans plus contribuer au réchauffement climatique n’est pour l’heure qu’une technologie balbutiante[10]. En témoigne le nombre de familles de brevets, autrement dit d’inventions différentes, contenant le terme “Direct Air capture” dans leur titre : selon les données de la base de brevets Patstat[11], ce nombre n’a réellement décollé qu’il y a à peine trois ans et ne représente encore qu’un dixième du nombre de familles de brevets dont le titre mentionne l’extraction de pétrole (“Oil drilling”). Force est de constater en outre que l’innovation autour de l’extraction pétrolière a même accéléré sur la dernière décennie. Même une technologie plus mature telle que le captage du carbone (“Carbon capture”) en sortie de cheminée pour le recycler dans des usages industriels (CCU[12]), ou plus modestement le stocker dans des aquifères salins (CCS[13]), arrive à peine à rivaliser avec l’extraction pétrolière en termes de nombre de familles de brevets et a plutôt marqué le pas sur la dernière décennie avant de connaître un renouveau très récemment. Ces éléments soulignent que le monde économique considère plutôt la séquestration comme complémentaire de l'extraction de fossiles, alors qu'une vision conjointe séquestration- baisse des usages de fossiles apparaît nécessaire.
Figure 2 : Nouvelles familles de brevets
Ces nombreux risques et incertitudes incitent à une approche précautionneuse dans la poursuite de la neutralité carbone. Tout d’abord, bien évidemment, il est nécessaire et vital de renforcer la capacité et la résilience des puits de carbone naturel et de réduire les coûts des puits de carbone technologiques pour les développer à grande échelle. Cependant, les menaces qui pèsent sur les puits naturels et qui nourrissent le risque de non-permanence d’une part, le manque de maturité qui rend le pari technologique hasardeux pour les puits technologiques d’autre part, sont trop grands pour que l’on puisse faire l'économie d'une approche conservatrice dans nos trajectoires vers la neutralité carbone. Si leur recours est nécessaire, il ne doit arriver qu’en bout de chaîne, sur les émissions résiduelles. Un objectif contraignant de sortie progressive des fossiles, avec une échéance clairement affichée, reste incontournable.
Notes
[1] https://www.iea.org/reports/world-energy-outlook-2023/pathways-for-the-energy-m…